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Document du Professeur Bhagwati distribué lors de sa conférence

Jagdish Bhagwati est professeur d'économie et de droit à la Columbia University et directeur de recherche en économie internationale au Council on Foreign Relations. Une nouvelle édition de son ouvrage “In Defense of Globalization” publié en 2004 (Oxford University Press) vient de paraître. Ses derniers ouvrages, “Termites in the Trading System: How Preferential Trade Agreements are Undermining Multilateral Free Trade” et “Terrified by Trade: The Paradox of Protectionism in the United States”, seront publiés par la Oxford University Press.

Dans ses écrits et ici, dans ce débat organisé par Ben Friedman, Alan Blinder met l'accent sur la fourniture de services délocalisés en ligne; mais les questions soulevées ont une portée bien plus générale du point de vue du libre-échange, et c'est d'ailleurs ainsi qu'elles sont présentées dans les médias. Voilà pourquoi, dans ma propre contribution au débat, je viserai plus loin et situerai les thèses de Blinder dans la perspective qui s'impose.

Prenez n'importe quel grand journal américain ces jours-ci et vous y lirez que les économistes ne sont plus aussi sûrs d'eux sur le chapitre du libre-échange et qu'ils auraient perdu leur sang-froid, et même perdu la foi. Puis, il y les incessantes déclarations protectionnistes des nouveaux démocrates (c'est-à-dire ceux qui ont remporté les dernières élections) au Congrès, ainsi que l'ambiguïté calculée des anciens démocrates dans la course à la présidence au sujet du libre-échange (comme Hillary Clinton qui a honteusement demandé une “pause” dans la ratification des accords commerciaux). Lorsque les défenseurs du libre échange leur demandent de s'expliquer, ces politiciens ont coutume de répondre: “Ah, mais il n'existe plus de consensus parmi les économistes sur le libre-échange”, citant ces mêmes articles qu'ils ont lus dans les journaux.

C'est à croire que l'époque du libre-échange est désormais révolue aux États-Unis. En fait, cette clameur contre le libre-échange est si forte qu'il se pourrait fort bien que la chaîne publique de télévision, PBS, diffuse bientôt un requiem pour le libre échange, composé et interprété depuis l'Angleterre par Sir Paul McCartney. En fait, tout ce battage médiatique me fait penser à une caricature où l'on voit deux derviches tranquillement assis à ne rien faire à côté de leurs chameaux au milieu des sables du désert; l'un d'eux, qui est en train de lire le journal cairote Al-Ahram (un journal prompt à s'exciter), dit à l'autre: “Il est dit ici que nous sommes à nouveau en pleine effervescence”.

La vérité dans tout cela est que le libre-échange est bien vivant et se porte bien dans la pensée des économistes, et l'argumentation très complexe que ceux-ci ont développée dans la théorie de l'économie politique du commerce de l'après-guerre pour le défendre n'a guère été ébranlée par les arguments originaux des rares économistes qui se sont ligués contre lui, y compris Alan Blinder dans le débat d'aujourd'hui.

La toute dernière célébration de l'abandon du libre-échange par les économistes

Si l'on prend le plus récent déluge d'articles parus dans la presse sur le libre-échange, il est étonnant (comme je le démontre plus loin) de voir avec quels accents funèbres ils en parlent, au mépris de la réalité historique, à savoir que les grands journaux et magazines publient ce genre d'articles depuis une vingtaine d'années de manière récurrente. Les derniers en date ont été écrits par des journalistes connus, comme Lou Uchitelle du New York Times (30 janvier 2007) et l'équipe Bob Davis et David Wessel du Wall Street Journal (28 mars 2007). Ils dressent en outre souvent le portrait des économistes “dissidents” comme William Baumol (et son coauteur, le mathématicien de grand renom, Ralph Gomory) et Alan Blinder qui est devant nous aujourd'hui.

Mais si l'enthousiasme avec lequel ces journalistes imaginent que le libre-échange est moribond, voire défunt, trahit leur ignorance des analyses antérieures de ce genre qui n'ont abouti à rien, il convient de noter aussi qu'ils sont contredits par d'autres journalistes dont l'analyse de la robustesse du commerce d'après les économistes est plus exacte. Ainsi, lorsque Davis et Wessel ont écrit dans le Wall Street Journal, journal conservateur, leur article sur les “doutes” existant au sujet du libre-échange (28 mars 2007), et ont proclamé que: “à bien des égards, le débat sur le libre-échange tend de plus en plus à donner raison aux [sceptiques et opposants]”, j'ai attiré l'attention de Davis, dans une interview téléphonique, sur la rubrique d'Eric Alterman, journaliste brillant et à l'esprit vif, dans The Nation (12 février 2007), le magazine de gauche le plus influent actuellement. Dans cette rubrique, Alterman se plaignait au contraire de ce que les économistes continuaient à soutenir le libre-échange, ce en quoi il avait raison: ”Cette rubrique ne va pas mettre fin à la querelle sur la question de savoir si les États-Unis devraient ou non durcir leur politique commerciale. Je pense quant à moi que oui, mais je ne crois pas pouvoir convaincre, disons, Paul Krugman ou Jagdish Bhagwati que j'ai raison et qu'ils ont tort. La question que je me pose est celle-ci: pourquoi l'opinion de la majorité [politique] du pays ne suscite-t-elle que mépris dans le discours public?”

Pour mettre en perspective ce qui se dit actuellement dans les médias au sujet de cette nouvelle érosion du consensus des économistes sur le libre-échange, permettez-moi maintenant de documenter le nombre de fois où, ces dernières années, les journalistes ont faussement sonné le glas du libre-échange, un peu comme le font aujourd'hui, dans la même veine, cette bande hétéroclite de journalistes que je viens de citer. Pour chacun de ces épisodes, j'évaluerai et réfuterai les arguments “hérétiques” avancés contre le libre-échange; ce n'est pas pour rien que, dans tous ces épisodes, les médias m'ont attribué le rôle de défenseur du libre-échange.

Épisodes antérieurs de délire médiatique

Premier épisode. L'essor du Japon: Krugman et Tyson. L'attaque de loin la plus percutante contre le libre-échange, l'équivalent d'un ouragan de catégorie 5, est venue de l'un de mes élèves au MIT, Paul Krugman, l'une des personnalités les plus marquantes aujourd'hui dans le domaine de la théorie du commerce international; il a étendu la théorie de la concurrence imparfaite à la théorie du commerce et, à la fin des années 80, il y a près de 20 ans de cela, a commencé à affirmer que “le libre-échange était passé de mode après tout”. Cette déclaration eut l'effet d'un choc électrique sur les médias, surtout parce que l'essor du Japon et les allégations selon lesquelles le Japon était un pays protectionniste alors que les États-Unis pratiquaient le libre-échange, avaient déchaîné un tel délire médiatique qu'il fallait trouver un économiste célèbre pour en faire la figure emblématique du protectionnisme.

Robert Kuttner, aujourd'hui rédacteur de The American Prospect et un sceptique de longue date en matière de libre-échange, célébra l'hérésie manifeste de Krugman. Karen Pennar, dans un article intitulé “The Gospel of Free Trade is Losing Its Apostles” (“L'évangile du libre-échange perd ses apôtres”) paru dans Businessweek (27 février 1989) écrivit ceci: “Le libre-échange, une bonne chose pour vous … aujourd'hui un nombre grandissant d'économistes n'en sont pas si certains”. En plus de Krugman, elle citait Laura Tyson (une autre de mes élèves les plus remarquables au MIT) qui préconisait “l'utilisation des politiques commerciales pour promouvoir et protéger les industries et les technologies que nous jugeons importantes pour notre bien-être”. Ce point de vue fut réfuté par Michael Boskin, économiste de Stanford University, qui eut ce mot devenu célèbre qui lui coûta cher politiquement: “il n'y a aucune différence entre les pommes chips et les chips de semi-conducteurs”.

Il suffit de prendre deux seulement des principaux arguments avancés, à commencer par celui de Tyson préconisant l'utilisation de la politique commerciale comme instrument de la politique industrielle. Tyson prétendait que les industries ayant des externalités devaient être protégées. Mais le problème est qu'il est très difficile pour les décideurs, et très facile pour les lobbyistes, de décider dans quelles industries il y a des externalités. Comme l'a fait remarquer une fois le lauréat du Prix Nobel, Robert Solow, bon démocrate s'il en est: “je sais qu'il y a beaucoup d'industries dans lesquelles la valeur du produit social est de 4 dollars et celle du produit privé de 1 dollar, — mon problème est que je ne sais pas lesquelles”. Michael Schrage du Los Angeles Times décida même d'étudier exactement comment étaient fabriqués les pommes chips et les chips de semi-conducteurs; ceux qui proposaient des politiques industrielles étaient évidemment convaincus que des techniques de pointe étaient employées dans la fabrication des chips de semi-conducteurs et pas dans celle des pommes chips. Mais la réalité s'avéra tout autre. Les pommes chips de la marque Pringle offertes dans les minibars des hôtels élégants sont fabriquées par une filiale de PepsiCo, Frito-Lay, dans des usines presque entièrement automatisées, alors que dans la fabrication des semi-conducteurs, des plaquettes sont assemblées machinalement par des ouvriers peu qualifiés mais doués de patience et capables de supporter l'ennui. En outre, commentant le livre prestigieux de Laura Tyson, “Who's Bashing Whom?” (Qui dénigre qui?), dans une critique parue dans The New Republic (31 mai 1993), je fis remarquer à l'époque que cet intérêt excessif pour ce qui est produit comme facteur déterminant des destinées économiques d'une société est une obsession quasi marxiste frisant la folie. Vous pouvez produire des pommes chips, les exporter et importer des ordinateurs que vous utiliserez si vous le souhaitez pour exercer votre créativité. De même, vous pouvez produire des semi-conducteurs, les exporter et importer des pommes chips que vous pourrez croquer, si vous le voulez, tout en restant affalé sur votre sofa comme un mollasson à regarder la télévision jusqu'à devenir débile. Ce que vous consommez est, en quelque sorte, probablement plus important pour vous et le bien-être de votre société que ce que vous produisez.

Toutefois, le modèle théorique de la concurrence imparfaite entre entreprises produisant des produits différenciés (élaboré par Krugman) et le modèle des industries oligopolistiques (élaboré par des contemporains de Krugman comme Gene Grossman de Princeton, l'un de mes non moins brillants étudiants du MIT, venant juste après Krugman), ont bel et bien causé des difficultés au libre-échange à un niveau plus profond. Pour le comprendre, il faut savoir que tout au long des deux siècles qui ont suivi les écrits d'Adam Smith sur les vertus du libre-échange, des économistes de premier plan, comme Keynes à l'époque de la Grande dépression, se sont élevés encore et encore contre le libre-échange. Les arguments en faveur du libre-échange sont essentiellement un prolongement de l'argument de la Main invisible, à savoir que si les prix du marché ne reflètent pas les coûts sociaux, la Main invisible, qui utilise les prix du marché pour orienter l'affectation des ressources, n'indiquera pas la bonne direction. Pendant la Grande dépression, les salaires fixés par le marché (dont la valeur était positive) dépassaient évidemment le coût social (qui était égal à zéro puisque le chômage était très répandu). Keynes est donc devenu protectionniste. De même, si l'on permettait aux pollueurs de polluer sans qu'il leur en coûte, il y aurait surproduction dans l'industrie polluante, car le coût privé serait inférieur au coût social (lequel devrait inclure le coût imposé par la pollution). Là encore, la cause du libre-échange serait compromise. Ainsi, chaque génération semble avoir découvert un dysfonctionnement du marché, adapté à son époque, qui amène à douter du bien-fondé du libre-échange.

Mais, écrivant dans le Journal of Political Economy en 1963, j'ai avancé en faveur du libre-échange une idée simple qui s'est avérée révolutionnaire. J'ai fait valoir que si un dysfonctionnement spécifique du marché était éliminé par une politique appropriée, les arguments à l'appui du libre-échange retrouveraient leur validité. Ainsi, si nous adoptions le principe “pollueur payeur“ (des permis négociables, par exemple, qui reviendraient à faire payer ceux qui souhaitent polluer), nous pourrions tirer pleinement parti des avantages du commerce en pratiquant le libre-échange. Le bien-fondé du libre-échange était rétabli après deux siècles de doutes récurrents.

Toutefois, il y avait juste un inconvénient important. Si le dysfonctionnement se produisait sur des marchés nationaux tels que le marché du travail où des imperfections peuvent exister, par exemple des écarts entre les salaires ruraux et urbains ou la rigidité des salaires, d'où des salaires plus élevés que le “vrai” coût du travail, alors mon argument était correct; d'ailleurs ces dysfonctionnements se produisaient, dans leur grande majorité, sur les marchés nationaux. Mais, si ces imperfections se produisaient dans le commerce international, il fallait recourir à des droits de douane pour y remédier et la politique appropriée ne pouvait être le libre-échange. Par conséquent, si un pays (ou ses producteurs) avait assez de pouvoir sur les marchés internationaux pour faire augmenter le prix de vente de ses produits en en réduisant l'offre, il aurait plutôt intérêt à instituer ce que les économistes appellent un “tarif optimal”. C'est un argument qui remonte à l'époque d'Adam Smith. Paul Krugman s'est justement intéressé à ce genre d'imperfections.

Mais Krugman et d'autres économistes spécialistes du commerce ont fini par revenir à la thèse du libre-échange dans plusieurs de leurs ouvrages, abandonnant Kuttner et compagnie à leur triste sort. Pour cela, ils ont eu recours à des arguments moins irréfutables mais non moins convaincants relevant de l'“économie politique”. Un groupe d'économistes, dont Avinash Dixit de Princeton, sont revenus au bercail en disant: “Où est la substance dans tout cela?”, c'est-à-dire que les imperfections des marchés de produits n'étaient pas suffisamment importantes, selon les recherches empiriques, pour que l'on tourne le dos au libre-échange. Un autre groupe d'économistes, dont Krugman, se sont ralliés à l'argument selon lequel les mesures de protection feraient empirer les choses au lieu de les améliorer. Mon professeur à Cambridge, Joan Robinson, économiste radicale, avait coutume de dire que la Main invisible opérait par strangulation; sur la démonstration moins draconienne de Krugman montrant que la Main invisible était prise de faiblesse lorsque la concurrence était imparfaite sur le marché des produits était venue se greffer l'idée que la Main invisible souffrait plutôt de paralysie. Cependant d'autres économistes ont fait valoir que si l'on tenait compte d'éventuelles représailles tarifaires, il était peu probable que les premiers à recourir au protectionnisme survivent assez longtemps à ces représailles pour sabler le champagne.

Les protectionnistes qui avaient célébré Krugman et en avaient fait leur figure emblématique étaient déçus, voire même furieux; par exemple, pendant des années, Kuttner écrivit des critiques féroces de Krugman. La vérité dans tout cela est que pendant que les économistes revenaient au bercail et reconnaissaient les vertus du libre-échange, le Japon avait cessé d'être une menace, et l'hystérie qu'avait suscitée son essor, tel un brouillard épais, avait fini par se dissiper. Le libre-échange avait retrouvé nos faveurs en tant que politique commerciale.

Episode 2. The Rise of India and China: Paul Samuelson. But then the rise Deuxième épisode — L'essor de l'Inde et de la Chine: Paul Samuelson. Mais l'essor de l'Inde et de la Chine allait provoquer un autre ouragan de catégorie 5. Cette fois, tout commença avec un exposé du lauréat du Prix Nobel, Paul Samuelson, mon professeur au MIT. Écrivant dans le Journal of Economic Perspectives (été 2004), et alliant des arguments mathématiques qui n'étaient pas à la portée des journalistes à un langage haut en couleur qui l'était, il soutenait dans cet exposé que les partisans de la mondialisation méconnaissaient une réalité, à savoir que l'essor de l'Inde et de la Chine pourrait porter un coup au bien-être économique des États-Unis 1.

Samuelson avait bien pris la peine de dire que cela ne signifiait pas que les États-Unis devaient réagir en adoptant des mesures de protection, mais les protectionnistes crurent voir arriver dans leur camp une nouvelle figure emblématique, et cette fois il s'agissait incontestablement du plus grand économiste du XXe siècle, avec Keynes, un défenseur de longue date du libre-échange! Kuttner était à nouveau de la partie. Les articles se succédèrent dans les magazines et les journaux, égalant ceux qui avaient été écrits lorsque Krugman avait fait son apparition sur la scène 20 ans auparavant. Il y eut par exemple, l'article d'Aaron Bernstein intitulé “Shaking Up Trade Theory” (Grand bouleversement dans la théorie du commerce) paru dans Businessweek (6 décembre 2004), celui de Steve Lohr intitulé “An Elder Challenges Outsourcing's Orthodoxy” (Un ancien conteste l'orthodoxie de la sous-traitance) paru dans le New York Times (9 septembre 2004) et beaucoup d'autres encore. Samuelson s'était bien gardé de dire — comme l'a rapporté Steve Lohr sur la base de l'interview pour l'article du New York Times — que son analyse “n'avait pas pour but de justifier les mesures protectionnistes”. Mais il ne fut pas entendu, tant les protectionnistes s'empressèrent d'y voir un argument contre le libre-échange.

Les économistes ont depuis longtemps compris que des événements extérieurs (“exogènes”) peuvent porter un coup à une économie. En fait, Harry Johnson, mon professeur à Cambridge, a écrit sur le sujet dans les années 50, à l'époque où le dollar était rare et où les Européens, dans leur pessimisme, croyaient que la croissance américaine allait leur nuire (plus ou moins de la même manière que beaucoup de gens croient aujourd'hui que les États-Unis vont pâtir de la croissance de l'Inde et de la Chine); Johnson fit valoir que l'Europe pourrait au contraire en bénéficier. Pour mieux comprendre, procédons par analogie et voyons les effets des conditions météorologiques sur notre bien-être: si un ouragan s'abat sur la Floride, cela fait mal, mais s'il y a une bonne mousson en Inde, cela fait du bien.

Par conséquent, seul un économiste peu averti (et Samuelson a raison de penser qu'il y en a quelques-uns, qui ne sont pas forcément ceux qu'il a cités) écarterait l'hypothèse logique que l'essor de l'Inde et de la Chine pourrait faire du tort aux États-Unis. Jusqu'ici rien de bien nouveau. Mais ce qui fit l'effet d'une nouveauté dans l'imaginaire populaire nourri par une bonne partie des médias et par les protectionnistes, ce fut l'idée que si cette hypothèse pessimiste devait se matérialiser, la seule réponse appropriée était le protectionnisme. Pour le comprendre, revenons à l'exemple très simple de l'ouragan qui fait des dégâts en Floride. Si le Gouverneur Jeb Bush réagit en coupant tout échange commercial avec le reste des États-Unis et même avec le reste du monde, il ne fait qu'aggraver les souffrances de la Floride. Et, Samuelson, dont la maîtrise du sujet est irréprochable et qui n'est pas du genre à donner dans la passion ou la politique, ne s'est évidemment pas trompé sur ce point élémentaire.

Mais, peu à peu, cette vérité se fit jour et de nombreux économistes en prirent conscience (Samuelson lui-même la souligna à plusieurs reprises), et les protectionnistes perdirent leur nouvelle figure emblématique. De plus, les économistes qui étudiaient la question furent de plus en plus nombreux à démontrer que l'hypothèse pessimiste selon laquelle l'essor de l'Inde et de la Chine (qui deviendraient donc de plus en plus “comme nous”) pourrait réduire les gains que les États Unis retirent du commerce en faisant baisser les prix des exportations américaines, ne se matérialiserait probablement pas. En effet, la dotation en ressources devenant de plus en plus similaire d'un pays à l'autre, les pays pourraient bénéficier énormément de l'échange de produits analogues (ou d'une variété de produits); ceci a été démontré empiriquement pour la période d'après guerre, qui avait vu le Japon et l'Europe renaître de leurs cendres, par un autre de mes étudiants, Robert Feenstra (aujourd'hui le plus grand spécialiste de l'économie appliquée dans le domaine du commerce qui dirige le programme de la National Bureau of Economics Research (NBER) sur les politiques commerciales) dans son discours d'acceptation du prix Bernhard Harms, et par mon brillant collègue à Cambridge, David Weinstein. En outre, la source immédiate de l'inquiétude politique qui régnait alors, à savoir la peur provoquée par la sous-traitance d'un nombre limité de services administratifs ordinaires à des centres d'appels situés en Inde (peur que partage Alan Blinder, je le crains) s'était également dissipée, car il était devenu évident que l'idée que le commerce en ligne ne se faisait que dans un sens était contraire à la réalité.

Troisième épisode — L'Inde et la Chine et la peur de la sous-traitance: Alan Blinder. Cependant, il y a deux ans de cela, la question de la sous-traitance refit son apparition avec l'éminent macro-économiste, Alan Blinder, qui est parmi nous aujourd'hui et qui a été profondément influencé par le best-seller de Thomas Friedman sur la mondialisation. Dans cet ouvrage, l'auteur — se basant sur des déclarations crédibles d'éminents entrepreneurs doublés de scientifiques du secteur informatique du Bangalore, tels que Nandan Nilekani, qui affirmaient que les Indiens pouvaient faire tout ce que les Américains pouvaient faire — s'empressa de conclure sans autre que les Indiens allaient faire tout ce que faisaient les Américains. Alan Blinder publia un essai dans Foreign Affairs (avril 2006) dans lequel il se rallia à la thèse selon laquelle la sous-traitance de services en ligne reviendrait de plus en plus à exporter des emplois américains vers d'autres pays, et mettrait en péril les États-Unis, leurs travailleurs et leur classe moyenne. C'est ainsi qu'il devint la nouvelle figure emblématique des protectionnistes, même s'il avait toujours dit qu'il restait en faveur du libre-échange avec un “mais” …! Davis et Wessel (The Wall Street Journal) construisirent leur article contre le libre-échange autour de Blinder; celui-ci passa à la National Public Radio et même à la télévision dans l'émission phare “Charlie Rose”.

Cependant, Blinder était passé à côté du fait que la sous-traitance en ligne (c'est-à-dire la fourniture d'un service sans la proximité physique du fournisseur et de l'utilisateur comme pour une coupe de cheveux, par exemple), qui correspond au mode 1 de fourniture de services d'après l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) issu du Cycle d'Uruguay de 1995, est le mode auquel tenaient le plus les États-Unis et les autres pays riches; ils avaient compris qu'ils en seraient les plus gros gagnants, et ils le sont sans doute. Certes, des services fournis par des centres d'appel et d'autres services nécessitant une main-d'œuvre peu qualifiée sont aujourd'hui importés de pays tels que l'Inde, mais un nombre beaucoup plus grand de services nécessitant une main-d'œuvre hautement qualifiée et ayant une valeur élevée sont fournis par des professionnels des pays riches dans des secteurs comme l'architecture, le droit, la médecine, la comptabilité et dans d'autres secteurs.

Cependant, Blinder s'aventure maintenant sur un autre terrain et soutient que plus les services sont fournis en ligne, plus des emplois deviendront “vulnérables”. Il estime que plus de 40 millions d'emplois seraient touchés aujourd'hui et en conclut que nous devons augmenter l'aide à l'ajustement et améliorer l'enseignement. Il y aurait beaucoup à redire à cela. Par exemple, s'il veut parler de flux, il ne doit pas seulement parler du mode 1 (transmission de services en ligne). Les économistes spécialistes du commerce savent que ce n'est qu'un mode de fourniture de services parmi d'autres, à savoir la transmission d'un service sans qu'il y ait proximité physique du fournisseur et de l'utilisateur. La transmission numérique de radiographies de l'Indiana à l'Inde pour y être lues en est un exemple. Cependant, les médecins peuvent aller vers les patients et les patients vers les médecins. L'AGCS reconnaît quatre modes distincts de “transactions” dans la fourniture de services.

Il se trouve que Gary Sampson, Richard Snape et moi-même avions déjà fait cette distinction entre les différents modes de fourniture des services dans des articles écrits dans The World Economy vers le milieu des années 80, et il est étonnant que cette différenciation se soit retrouvée dix ans après dans l'AGCS — un triomphe remarquable pour nous autres économistes 2. Dans ces articles, je décrivais la distinction fondamentale entre les transactions de services avec et sans proximité physique, tandis que Sampson et Snape avaient l'idée brillante de subdiviser les transactions avec proximité physique en transactions pour lesquelles le fournisseur va vers l'utilisateur et transactions pour lesquelles l'utilisateur va vers le fournisseur.

Blinder, qui ne semble pas avoir été au courant de ces distinctions lorsqu'il écrivit son célèbre article dans Foreign Affairs (pas plus que je ne suis moi-même versé dans les subtilités de la macro-économie, domaine dans lequel c'est lui qui détient l'avantage comparatif), a eu donc tort de ne penser qu'au mode 1. En fait, le flux se produit sous des formes beaucoup plus diverses que ce qu'il décrit. C'est également vrai en raison des investissements étrangers directs. Par exemple, quand le Sénateur Kerry parlait de l'externalisation, il voulait, ce qui prête à confusion, parler du phénomène consistant pour un PDG à fermer une usine à Nantucket pour aller l'ouvrir à Nairobi ou pour ce même PDG à aller investir dans des activités de production à Nairobi plutôt qu'à Nantucket.

Mais ce qui importe au bout du compte du point de vue de la politique commerciale c'est que, de mémoire d'homme, on n'a guère vu d'économiste spécialiste du commerce ou de décideur sérieux s'opposer à l'aide à l'ajustement (ou à l'amélioration de l'enseignement). Le premier programme d'aide à l'ajustement commercial aux États-Unis remonte à 1962, à l'époque des négociations du Kennedy Round; il porte la signature de Kennedy et de George Meany de la AFL-CIO. Quasiment toutes les lois sur le commerce adoptées depuis ont cherché à améliorer ce programme. Plusieurs économistes spécialistes du commerce — dont moi-même vers la fin des années 60 et d'autres comme Lael Brainard, Robert Lawrence et Robert Litan de Brookings ces dernières années — ont abondamment et continuellement écrit sur le sujet. Blinder, qui avait commencé à parler en vers, a donc fini par parler en prose. Nous autres, partisans du libre-échange, n'avons aucun problème avec lui, puisque nous sommes tous sur le même escalier mécanique, même s'il se tient derrière nous. S'il reste la figure emblématique de ceux qui s'opposent au libre-échange, il faut croire que ceux-ci sont vraiment aux abois.

On voit donc que ces trois ballons ayant à leur bord des journalistes agitant des banderoles contre le libre-échange ont perdu leur hélium. Le libre-échange n'a rien perdu de sa crédibilité aux yeux des économistes. Bien sûr, il y eut d'autres attaques moins marquantes contre le libre-échange, dont celle de Baumol et Gomory (2000), qui ont tout de même eu une certaine couverture médiatique, grâce notamment à William Greider, journaliste influent de gauche (The Nation, 30 avril 2007) et, ce qui est une ironie, Paul Craig Roberts, économiste partisan de l'économie de l'offre, qui s'en est pris à l'externalisation dans le Wall Street Journal 3.

Je me contenterai de signaler que ces auteurs avancent un argument important mais déjà connu et dépourvu de tout intérêt sur le plan de la politique commerciale, comme je vais le montrer. C'est un vieil argument qui m'a été enseigné par R.C.O. Matthews, mon directeur d'études à Cambridge en 1954-1956, qui avait écrit un exposé classique sur les rendements croissants (avec d'autres comme James Meade, lauréat du Prix Nobel et Harry Johnson peu de temps après) dans lequel il montrait que si les rendements croissants étaient suffisamment importants, il y aurait des équilibres multiples, ce qui signifierait, entre autres choses, qu'en régime de libre-échange il pourrait y avoir un autre équilibre meilleur que l'équilibre existant à un moment donné. Matthews et Meade, et bien d'autres encore, comme Murray Kemp, avaient déjà évoqué cette possibilité, mais, par un artifice d'analyse (l'hypothèse que les rendements croissants sont externes par rapport à l'entreprise mais internes par rapport à l'industrie), ils étaient arrivés à maintenir l'hypothèse d'une concurrence parfaite. Les économistes avaient donc appris comment traiter la concurrence imparfaite bien avant que Paul Krugman n'écrive sa thèse de doctorat dans les années 70. Krugman réussit donc à démontrer brillamment l'existence d'équilibres multiples dans un contexte différent et plus réaliste. Cette argumentation était connue des économistes spécialistes du commerce depuis plus d'un demi-siècle et ils l'avaient enseigné en utilisant des manuels courants comme le mien (écrit avec Panagariya et Srinivasan). C'est ainsi que cessèrent les analyses mises à la mode par le livre de Baumol et Gomory (2000).

Quoi qu'il en soit, la seule prescription qui découlait de cette argumentation au plan des politiques, c'était qu'une politique industrielle, étayée par une politique commerciale bien adaptée, à la Tyson, pourrait nous faire avancer tout doucement vers ce “meilleur” équilibre. Mais, à ma connaissance, aucun de ces deux auteurs n'a développé son argumentation dans ce sens. Par conséquent, pour paraphraser ce que disait Robert Solow au sujet des externalités: oui, si les économies d'échelle sont importantes, il pourrait y avoir des équilibres multiples et nous pourrions recourir à des politiques commerciales et industrielles pour choisir un “meilleur” équilibre, mais, hélas, qui n'arriverait jamais à calculer ce meilleur équilibre? De plus, il est difficile d'imaginer aujourd'hui, avec des marchés mondiaux si vastes résultant de la banalisation des distances et de la libéralisation commerciale d'après guerre, qu'il puisse encore exister des industries ou des produits pour lesquels les économies d'échelle n'aient pas été réduites à leur plus simple expression. Par conséquent, à mon avis, Baumol et Gomory, un tandem vraiment brillant, n'ont rien apporté de bien saillant au plan des politiques 4.

Toutefois, il y a actuellement une attaque contre le libre-échange qui a certainement eu des effets sur les nouveaux démocrates; je veux parler de l'attaque menée par des économistes associés à l'AFL-CIO (comme Thea Lee) et à l'Economic Policy Institute, groupe de réflexion influencé par la mouvance syndicaliste (comme Lawrence Mishel). Selon eux, si des pressions s'exercent sur les salaires des travailleurs non qualifiés et de plus en plus sur la classe moyenne également, il faut en chercher la cause dans les échanges commerciaux avec les pays pauvres. Rien dans tout cela ne semble cadrer avec les résultats des études empiriques sur cette question. Dans un éditorial du Financial Times (4 janvier 2007), intitulé “Technology, not globalisation, is driving wages down” (C'est la technologie et pas la mondialisation qui fait baisser les salaires), j'ai fait valoir que de très nombreuses études empiriques (de Paul Krugman notamment) avaient montré que le commerce avec les pays pauvres avait un impact négligeable sur les salaires réels absolus de nos travailleurs (par opposition aux salaires relatifs des travailleurs qualifiés et non qualifiés) 5. [Les différentes tentatives visant à établir un lien entre la baisse des salaires et le commerce (et même avec les travailleurs immigrés non qualifiés et sans papiers) n'ont pas non plus de fondements empiriques solides.] Robert Lawrence, économiste prolifique spécialiste du commerce à la Kennedy School de la Harvard University, a écrit un très bel article non encore publié, dans lequel il se rallie à ce point de vue et arrive à la conclusion que l'analyse des données ne permet pas d'attribuer aux échanges commerciaux la lenteur de la croissance des salaires.

Les nouveaux démocrates qui continuent malgré cela à croire à ces inconvénients imaginaires du libre-échange ne font de bien à personne. En fait, ils exploitent ces croyances erronées pour arrêter la libéralisation des échanges et ils utilisent toutes les astuces possibles et imaginables pour intimider les nations faibles afin qu'elles acceptent des normes de travail inappropriées dans l'espoir que leurs coûts de production augmenteront et que cette concurrence qui fait peur en sorte affaiblie 6.

Paul Krugman, dans l'une de ses rubriques dans le New York Times (14 mai 2007), a bien dit que, par le passé, ses propres travaux de recherche avaient montré que le commerce ne faisait pas baisser les salaires. Il a ajouté toutefois: “cela a peut-être changé” (en italique). Et l'explication qu'il propose est que “nous achetons beaucoup plus des pays du tiers-monde aujourd'hui que nous le faisions il y a une douzaine d'années”. Cependant, il est facile de démontrer que même si l'on multipliait ces importations, il n'y aurait aucun effet sur les salaires réels. Cet argument contre le libre-échange n'a d'ailleurs pas été prouvé et il restera à l'état de simple supposition, tant qu'une étude empirique de grande portée n'aura prouvé le contraire.

 

Notes
1. Paul Samuelson, “Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization”, Journal of Economic Perspectives, Vol. 18(3), été 2004. Mon propre article, “The Muddles over Outsourcing”, écrit en collaboration avec Arvind Panagariya et T.N. Srinivasan paru également dans le Journal of Economic Perspectives en automne 2004, Vol. 18(4), immédiatement après celui de Samuelson. De nombreux journalistes ont vu dans cet article une “réponse” à Samuelson. Il n'en est rien; nous n'étions même pas au courant de l'article de Samuelson lorsque nous avons écrit le nôtre. Notre article était, en fait, le premier exercice analytique comportant plusieurs modèles théoriques et explorant le commerce des services; c'était également le premier à souligner que plusieurs critiques et commentateurs, dont des économistes, mélangeaient des notions très différentes de l'“externalisation”, et que leur raisonnement en était obscurci.  retour au texte
2.  “Splintering and Disembodiment of Services in Developing Nations”, The World Economy, par Jagdish Bhagwati, Vol. 7, juin 1984; et “Identifying the Issues in Trade in Services” par Gary Sampson et Richard Snape, The World Economy, Vol. 8, juin 1985. retour au texte
3. William Baumol et Ralph Gomory, “Global Trade and Conflicting National Interests”, MIT Press; Cambridge, 2000.  retour au texte
4. Baumol et Gomory ont avancé un argument qui ne repose pas sur les économies d'échelle, à savoir que les technologies pourraient être diffusées à l'étranger et que cela pourrait créer des difficultés pour les États-Unis. Cet argument est du même ordre que celui selon lequel l'Inde et la Chine pourraient un jour avoir une dotation en ressources semblable à celle des pays riches et que les gains que les États-Unis retirent du commerce pourraient diminuer en conséquence. Mais j'ai déjà parlé de cet argument dans le passage concernant Samuelson. retour au texte
5. Les économistes ont été également divisés sur le degré de stagnation des salaires réels; certains, comme Marvin Kosters et Richard Cooper, ont soutenu que si l'on tient compte de toutes les prestations et des autres avantages qui s'ajoutent au salaire proprement dit, il n'y a pas de stagnation mais une croissance lente des salaires. Mais c'est un débat auquel j'évite de participer, m'intéressant plutôt aux explications proposées à l'appui de la thèse de la stagnation ou de la croissance lente, selon le cas. retour au texte
6. Je parle du phénomène du protectionnisme dans les exportations consistant à exiger des pays pauvres des normes de travail plus strictes, dans mon livre “In Defense of Globalization” (Oxford 2004), en particulier dans la postface de la nouvelle édition parue en août 2007. Dans le cadre de mon analyse du protectionnisme qui caractérise aujourd'hui les nouveaux démocrates, j'ai déjà eu l'occasion de parler de ces questions ailleurs (dans le Financial Times, par exemple); je ne développerai donc pas ces arguments ici.  retour au texte

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