Découvrir ce qui se passe à l'OMC

NOUVELLES:  COMMUNIQUÉS DE PRESSE 1996

PRESS/55
10 septembre 1996

Au-Delà des frontières: Gérer un monde où il y a la liberté des échanges et une étroite interdépendance



On trouvera ci-joint le texte de l'allocution que M. Renato Ruggiero, Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, a prononcée aujourd'hui (10 septembre 1996) devant le Conseil argentin des relations extérieures (Consejo Argentino para las Relaciones Internacionales) à Buenos Aires.
“Je voudrais tout d'abord remercier le Conseil des relations extérieures de m'avoir invité à m'exprimer sur les défis auxquels est confrontée l'Organisation mondiale du commerce dans une économie en voie de mondialisation.

La plupart des décideurs, a-t-on dit, cherchent l'avenir dans le passé. Les généraux ont tendance à appliquer au combat les stratégies de la guerre précédente. Les hommes d'Etat et les diplomates, chargés de construire l'avenir, commencent en général par reprendre les grandes lignes du régime précédent. Cette tentation de se tourner vers le passé est encore plus forte aujourd'hui, dans notre économie qui se mondialise, où tous les points de repère semblent nouveaux et où le sol que nous foulons change constamment. C'est aussi beaucoup plus dangereux. Nous vivons dans un monde qui est déjà lancé sur la voie du libre-échange mondial; il s'agit d'un processus qui ne peut être inversé ni freiné sans d'inimaginables coûts pour notre croissance et nos progrès futurs. Le défi à présent, c'est de nous confronter à un monde de libre-échange et d'intégration plus poussée, et d'en comprendre les énormes avantages. Edifier une structure globale qui soit ouverte, universelle et fondée sur des règles, ou bien vivre dans un système véritablement anarchique, tels sont les termes de l'alternative. Un chapitre de l'histoire économique mondiale s'est achevé avec la révolution technologique des dernières décennies et les gigantesques efforts de libéralisation symbolisés par le Cycle d'Uruguay, un autre va s'ouvrir, dont le contenu dépendra des décisions que nous allons prendre dans les mois et les années à venir.

Avancer que la mondialisation est de plus en plus une réalité ne signifie pas que nous soyons sur le point de libérer les échanges commerciaux dans tous les secteurs ou dans toutes les régions du monde. A l'évidence, c'est loin d'être le cas. La libéralisation des échanges est incomplète dans de nombreux secteurs-clés, d'importantes crêtes tarifaires subsistent; les négociations se poursuivent dans des secteurs cruciaux comme les télécommunications ou les services financiers; et même les résultats finals du Cycle d'Uruguay dans l'agriculture, les textiles ou les marchés publics laissent beaucoup à désirer. Il reste suffisamment à faire en matière de libéralisation pour nous tenir occupés au cours du siècle prochain. Il est vrai aussi que les pays ne sont pas tous également intégrés dans le système multilatéral. Les progrès de la mondialisation ont été beaucoup plus importants en Europe, aux Amériques et en Asie qu'en Afrique, sans parler de grandes puissances économiques comme la Chine ou la Russie qui ne sont toujours pas Membres de l'Organisation mondiale du commerce.

Toutefois, si incomplets que soient nos progrès, la tendance de fond est indubitable. Toutes les voies - qu'elles soient multilatérales, régionales ou unilatérales - nous mènent vers une plus grande liberté des échanges. Dans tous les pays, tant développés qu'en développement, les droits NPF sont en nette diminution, et dans bien des cas, les droits appliqués sont encore inférieurs. Lorsque les engagements issus du Cycle d'Uruguay seront entièrement mis en oeuvre, bien plus du tiers du commerce mondial se fera en franchise de droits. La plupart des restrictions non tarifaires à la frontière ont également été abandonnées; celles qui ne l'ont pas encore été devraient être éliminées ou converties en droits selon un calendrier strict. Le commerce des services a déjà été intégré dans le système multilatéral et, en toute logique, il devrait bientôt en être de même pour l'investissement. A l'intérieur des frontières, de nombreux pays procèdent à des réformes fiscales, monétaires et structurelles tout aussi radicales, en vue d'adapter leur économie à un environnement international de plus en plus “ouvert” et concurrentiel.

Mais c'est au niveau de la prise de conscience que s'opère actuellement la transformation la plus fondamentale de toutes. Les télécommunications engendrent une audience mondiale, les transports font du monde un village. De Buenos Aires à Boston en passant par Beijing, tout le monde regarde MTV, porte des jeans Levis, et va au travail en écoutant son baladeur Sony. Peut-être pouvons-nous encore imaginer dans le monde actuel un gouvernement bloquant les jeans Levis ou les émissions de MTV à la frontière. Mais arrêter les marchandises et les services aurait pour conséquence la migration massive des gens et de l'investissement. Ce qui est en train de se passer, c'est une révolution des citoyens à l'échelle mondiale. Et même ceux qui n'aiment pas la direction dans laquelle nous entraîne la mondialisation n'ont pas de plan réaliste pour remettre le génie dans la bouteille. C'est dans ce sens très personnel que nous sommes tous à présent des libre-échangistes.

Ces changements se reflètent dans l'accroissement du volume du commerce mondial. Les courants d'échanges ont été multipliés par 15 durant les quatre dernières décennies - atteignant 6 000 milliards de dollars l'année dernière - alors que la production a sextuplé. L'évolution mondiale de l'investissement étranger direct est encore plus frappante. Ces dix dernières années, les flux d'investissement dans le monde entier ont plus que quadruplé, passant d'environ 60 milliards de dollars à près de 300 milliards de dollars par an. Ces chiffres font apparaître la nouvelle logique de la mondialisation. La réduction systématique des obstacles au commerce dans le monde entier, jointe à des baisses spectaculaires des coûts de transport et de communication, a permis l'émergence d'un système mondial de production, de distribution et de consommation, dans lequel les entreprises sont de plus en plus libres d'assembler des intrants provenant des quatre coins du monde et d'alimenter un marché également mondialisé. Il s'en est suivi une accélération des flux d'investissement mondiaux, les entreprises découvrant que la meilleure façon d'obtenir un avantage comparatif en termes de production, d'approvisionnement, de distribution et de technologie est d'établir une présence directe sur les marchés étrangers.

On estime que la production des filiales étrangères de sociétés multinationales est maintenant supérieure à la valeur du commerce mondial des marchandises et des services, que les échanges internes des sociétés multinationales représentent plus du tiers du commerce mondial, un autre tiers correspondant aux exportations hors groupe. Alors qu'autrefois le commerce consistait en échanges de marchandises entre des entreprises nationales opérant à partir de marchés nationaux, il s'agit aujourd'hui autant de mouvements de composants, de services et de technologies dans et entre des entreprises mondiales opérant sur les marchés mondiaux. Alors qu'autrefois l'investissement étranger était considéré comme un succédané du commerce - un moyen de passer par-dessus les obstacles nationaux - il est à présent considéré par beaucoup de sociétés comme une condition nécessaire. Nous en arrivons au point où le commerce et l'investissement font maintenant partie du tissu de l'activité économique internationale.

Comme des feuilles en automne, les obstacles au commerce et à l'investissement continueront d'être balayés les uns après les autres par la mondialisation. Mais le puissant vent du changement met déjà notre capacité d'adaptation à l'épreuve. Le défi immédiat est d'intégrer les pays en développement en progression rapide. Nul ne tirera meilleur profit de la mondialisation que ces pays. De nos jours, la production se déplace, les capitaux voyagent et la technologie est diffuse. Tous les pays, développés et en développement, se battent pour les mêmes investissements, se disputent les mêmes marchés et essaient de faire sur le plan de l'innovation la percée qui leur donnera l'avantage. En ce sens, la mondialisation a gommé les vieilles règles de base de la croissance économique, fournissant aux pays autrefois relégués sans appel dans la catégorie "tiers monde" les outils nécessaires pour accélérer leur développement. Les taux de croissance sans précédent de certains pays d'Asie et d'Amérique latine en voie d'industrialisation sont la preuve qu'un énorme changement dans la répartition du pouvoir économique est en cours. Les pays en développement assurent maintenant un quart du commerce mondial, contre moins de 20 pour cent il y a cinq ans. Un tiers des 25 principaux exportateurs et importateurs du monde sont à présent des pays en développement, dont l'Argentine. Il y a 20 ans, seuls 5 pour cent des produits manufacturés des pays industrialisés étaient importés de pays en développement; en 1990, ce chiffre avait atteint 15 pour cent, et en 1994, plus de 20 pour cent.

Certains craignent déjà que l'émergence de pays en développement particulièrement importants n'envoie des ondes de choc dans le système. Ils s'inquiètent de ce que l'augmentation des exportations en provenance des pays émergents n'accentue la pression sur les économies ouvertes du monde développé, ce qui pourrait se traduire, au moins dans les secteurs sensibles, par une incertitude et des troubles économiques. D'autres se demandent comment nous allons gérer un système commercial de plus en plus complexe, qui gagne en largeur et en profondeur. A cela, je répondrai simplement que tous ces problèmes peuvent être mieux gérés dans le cadre du système global existant qu'en dehors de lui. A mesure que les pays en développement s'intègrent davantage dans l'économie mondiale, nous n'avons pas d'autre choix que de les associer de manière plus étroite et plus transparente à l'élaboration de règles et à la création d'institutions au plan international, afin de garantir la stabilité de même que l'évolution du système. Cela souligne bien entendu la nécessité cruciale d'intégrer fermement dans l'OMC la Chine, la Russie et tous les candidats qui demeurent à l'extérieur du système multilatéral. Personne ne s'attend à ce que la tâche soit aisée. L'accession de grands pays en transition pose notamment des questions de fond essentielles, auxquelles on ne peut pas répondre en compromettant l'intégrité des règles ou les intérêts des Membres existants. Néanmoins, nous ne pouvons maintenir longtemps un système cohérent de règles globales qui soit menacé de l'extérieur. Si nous n'accueillons pas dans nos murs un acteur économique de poids comme la Chine, nous risquons de n'avoir d'Organisation mondiale du commerce que le nom.

Un autre défi majeur est de canaliser de façon constructive la concurrence internationale croissante pour les marchés d'exportation, pour l'investissement, et, de plus en plus, pour la technologie, concurrence qui s'exerce au grand jour, dans un réseau en expansion de zones commerciales régionales et suprarégionales. La logique du régionalisme fait que certains groupes de pays peuvent aller plus loin et plus vite que d'autres dans la voie de la libéralisation. Mais l'une des principales forces qui font avancer le régionalisme aussi rapidement est la course pour se tailler une part plus importante des exportations et de l'investissement. Des pays concluent des accords de libre-échange afin d'accroître leur accès aux marchés et à l'investissement, ce qui pousse les autres à se joindre à la course de peur de rester sur la touche. Les accords de libre-échange ont donc un effet de domino. L'année dernière, l'OMC avait déjà identifié une centaine de groupements bilatéraux ou régionaux, et chaque mois nous apprenons que de nouvelles alliances se sont conclues ou que d'autres se sont élargies.

Jusqu'à présent, cela a généralement été positif. Les accords régionaux ont servi de tremplin à la libéralisation mondiale, ils ont joué le rôle important de creuset de l'innovation en matière de politique commerciale, et ils peuvent créer une tension créatrice au sein du système pris dans son ensemble, accélérant le rythme d'autres initiatives régionales et multilatérales. Ce que je crains, ce n'est pas tant que les accords régionaux se referment sur eux-mêmes, mais que leur dynamisme même ne laisse le système multilatéral à la traîne. Si la libéralisation régionale devance le processus de l'OMC, le risque est que nous manquions d'un cadre commun de règles et de disciplines. Si nos intérêts économiques sont progressivement définis en termes régionaux et non mondiaux, il sera de plus en plus difficile de trouver la masse critique de pays dont le système multilatéral a besoin pour vivre. Le danger est d'aboutir à un monde fragmenté, qui nourrisse les frictions et les rivalités interrégionales sans disposer de l'architecture globale de règles et de procédures nécessaires pour les gérer.

La solution à long terme n'est pas d'essayer de restreindre les accords régionaux, sauf à s'assurer qu'ils continuent de promouvoir les échanges et qu'ils respectent les dispositions de l'article XXIV du GATT, ce qui reviendrait à tenter de brider la mondialisation. La solution est de faire en sorte que les deux courants de libéralisation, régional et multilatéral, se renforcent mutuellement, que toutes les voies mènent en définitive à l'OMC. En d'autres termes, la solution est de multilatéraliser le régionalisme chaque fois que cela est possible. Une réponse peut être trouvée dans le principe énoncé par certains des groupements régionaux de création récente: l'engagement en faveur du "régionalisme ouvert". Ce que cela signifie en théorie, c'est la convergence, à savoir que la suppression des obstacles à l'intérieur d'un bloc sera mise en oeuvre plus ou moins au même rythme que l'abaissement de ceux qui existent vis-à-vis des non-membres. Dans les faits, cela pourrait prendre une signification proprement révolutionnaire: en soutenant "l'ouverture", les accords commerciaux régionaux pourraient jouer le rôle de catalyseur du libre-échange mondial.

Voilà qui nous mène au troisième défi qui nous attend dans les années à venir: s'assurer que le système commercial multilatéral est véritablement universel. Nous allons peut-être dans le sens d'une plus grande liberté du commerce, mais les progrès sont inégaux. Les obstacles résiduels et les pratiques discriminatoires détournent les courants d'échanges et d'investissement, ce qui peut se traduire par de l'incertitude et des frictions. Cette situation est aggravée lorsque les règles commerciales ne suivent pas le rythme de l'accroissement de l'intégration économique. Ce qui a la plus forte incidence sur la forme et l'orientation de l'activité économique aujourd'hui - règles de la concurrence et flux d'investissement mondiaux, en particulier - ce n'est pas tant les obstacles à la frontière que les structures de l'économie intérieure. Là, il y a de plus en plus de risques de frictions commerciales, en raison non pas de divergences au sujet des règles, mais de l'absence de règles.

Lors du Cycle d'Uruguay, nous avons réglé les questions qui se posaient en 1986. Nous devons maintenant nous attaquer à celles qui se posent en 1996 et au-delà. Mais là, il ne sera pas toujours facile de mettre en place de nouvelles règles. Pendant près de 50 ans, les négociations multilatérales ont presque exclusivement porté sur la suppression des obstacles à la frontière, selon un système qui était fondamentalement mercantile: l'échange d'une “concession” tarifaire contre une autre. Toutefois, le nouveau défi sera moins de réglementer les relations entre les économies nationales que d'établir les règles et les structures d'une économie transnationale. Il n'est pas sûr que nous sachions clairement comment à la fois élaborer des règles et mener des négociations dans le domaine tarifaire. Il n'est pas sûr non plus, lorsque nous négocions dans le domaine des services, des normes ou de l'investissement, que nous sachions comment mesurer une “concession tarifaire” ou un “accès au marché”, ni que ces concepts conservent la même signification dans une économie transnationale. Le fait est que dans des nouveaux domaines tels que les services financiers, les télécommunications ou l'investissement, les intérêts des producteurs et des consommateurs, des exportateurs et des importateurs, des pays développés et des pays en développement se rejoignent de plus en plus. Le commerce est un secteur dans lequel les partenaires ont toujours eu quelque chose à gagner, mais cela est d'autant plus vrai dans une économie mondiale où la compétitivité et l'innovation dépendent de plus en plus de l'ouverture aux flux de technologies, de savoir-faire et d'idées.

C'est dans ce contexte que nous devons également commencer à relever les grands défis qui nous attendent à l'approche du XXIe siècle: emploi, croissance, développement durable, etc. Ces défis exigent de plus en plus des solutions globales du simple fait que l'interdépendance mondiale s'accroît. Il est malheureusement vrai que nous sommes encore loin de corriger les déséquilibres actuels qui affectent l'économie mondiale, de même que nous ne sommes pas près de corriger ceux qui existent dans les pays les plus riches. Il est vrai aussi que ces déséquilibres aux niveaux mondial et national sont absolument inacceptables.

Mais, je le dis clairement: la libéralisation demeure le moteur le plus important de la croissance au niveau mondial, ce qu'avèrent des études telles que le récent Rapport mondial sur le développement humain qui relève que, si 1,5 milliard d'individus dans le monde sont plus pauvres qu'autrefois, plus de 3 milliards vivent mieux qu'à aucun moment de l'histoire. La tendance générale est à une amélioration lente mais importante du développement humain dans presque tous les pays ces dernières décennies. Le libre-échange ne peut assurer la distribution de la richesse qu'il crée. C'est là la tâche principale des gouvernements au niveau national et - du fait de la dimension de plus en plus mondiale des problèmes - au niveau international. Si les pays demandent à l'économie mondiale une plus forte protection au nom d'une plus grande égalité socio-économique, ils jetteront le bébé avec l'eau du bain. Mais, pareillement, si nous ne trouvons pas de solutions aux problèmes de la pauvreté dans les pays les moins avancés ou du chômage dans le monde entier, alors, j'en suis certain, nous compromettrons sérieusement la croissance et le progrès mondiaux.

La communauté mondiale a toutes les raisons d'être fière alors que ce siècle touche à sa fin. Les murs qui nous séparent s'écroulent - au plan économique, politique et idéologique - après un siècle de conflits nationaux sanglants. La masse des pays en développement est tirée vers le haut par le commerce et la technologie, effaçant l'une des plus vilaines cicatrices laissées par la première révolution industrielle. Et nous sommes profondément engagés dans un processus d'intégration mondiale et de croissance économique toujours plus étendue, processus qui offre la meilleure chance qu'on n'ait jamais eue d'arriver à une paix mondiale durable. Ce devrait être le moment pour nous, à la veille du cinquantième anniversaire de la création du GATT, de fêter notre réussite et de nous tourner vers la voie tracée pour l'avenir.

Si certains d'entre nous sont inquiets aujourd'hui, c'est peut-être parce que nous ne savons pas encore clairement où cette voie nous conduit. En un sens, nous sommes victimes de notre propre succès. La chute du mur de Berlin et la conclusion du Cycle d'Uruguay n'ont pas simplement symbolisé la fin d'un long combat, mais aussi la disparition d'un objectif commun. Sur le point d'instaurer cette communauté mondiale des nations qui semblait si lointaine il y a dix ans, nous manquons subitement d'un objectif unificateur. L'Everest a été vaincu. En même temps, la motivation idéologique qui nous animait a disparu. Les clivages de la seconde moitié du siècle ne reflétaient pas seulement un conflit d'intérêts économiques ou politiques, mais l'affrontement des idées. Au plan économique, c'était le combat des pays à économie de marché contre l'immobilisme et le repli sur soi. Au plan politique, c'était la démocratie libérale contre le totalitarisme. Mais ce dragon bicéphale a maintenant été abattu. Les grandes idées peuvent faire place à la lente mise au point des détails techniques. Il est possible que les grandes alliances soient éclipsées par les querelles mesquines et les débats sans fin.

Mais notre malaise actuel va plus loin que le sentiment de vide qui nous saisit à la fin d'un long voyage. La libéralisation et le progrès technologique ont radicalement et irréversiblement changé le paysage économique. Nous avons fait le grand saut dans la mondialisation, mais il s'agit d'un monde pour lequel nous n'avons encore pas de réponses claires et que peu de repères, à l'exception des politiques et institutions du passé. Mais le déséquilibre majeur réside peut-être dans le fait que les problèmes économiques, sociaux et environnementaux réellement importants auxquels nous sommes confrontés à la fin de ce siècle sont véritablement des problèmes mondiaux qui exigent une vision mondiale et des réponses mondiales. Or, les gouvernements sont des entités nationales, dont la caractéristique générale est d'être sensibles uniquement aux préoccupations et pressions locales et de rechercher des solutions locales. Pire encore, faute de réponses mondiales, nous risquons d'avoir l'impression de ne pas pouvoir maîtriser le futur. La technologie sera considérée non pas comme un outil destiné à nous aider à progresser, mais comme une machine qui nous emmène on ne sait où. La mondialisation sera ressentie non comme un processus fondamentalement libérateur, mais comme un phénomène contraignant et déterministe.

Il y a heureusement des réponses mondiales qui sont déjà à notre portée. L'OMC a été la première grande institution internationale à être créée au cours de la période postérieure à la guerre froide et au Cycle d'Uruguay. C'est important car l'OMC, j'en suis convaincu, est l'ébauche d'une architecture globale comme celle dont nous avons besoin au cours des décennies à venir. Elle est issue de la pression exercée par la base en faveur du libre-échange et d'une plus grande intégration; ce n'est pas une institution centralisée et bureaucratique imposée d'en haut. Sa culture est fermement ancrée dans la tradition de la recherche du consensus et de la coopération entre des pays souverains. Surtout, elle consacre des droits et des obligations qui ont force exécutoire, non par l'exercice brut du pouvoir économique, mais par la primauté du droit.

Le succès de notre nouvelle organisation dépendra en grande partie du travail que nous allons fournir dans la période à venir. Il nous faut consolider les résultats du Cycle d'Uruguay, convenir d'un plan de travail couvrant la période d'ici à la fin du siècle, lequel avait déjà été prévu à la fin du Cycle d'Uruguay dans ce que l'on a appelé le Programme de travail incorporé, et commencer à faire face aux défis économiques et géopolitiques réellement importants que pose un monde globalisé. Mais plus que d'un simple plan, c'est d'une idée directrice dont nous avons besoin. Cette idée, c'est la réalisation du libre-échange mondial, la démolition des derniers murs de l'ordre économique ancien. La progression vers un commerce libre de tout obstacle s'est accélérée lors du Cycle d'Uruguay avec l'élargissement des négociations dites zéro pour zéro. Et cet objectif est réalisé au plan régional dans le cadre du MERCOSUR, de l'ALENA, de l'APEC, de l'UE et des nombreuses autres unions douanières et zones de libre-échange qui se multiplient dans le monde. Le moment est venu de relier tous ces fils disparates. A l'aide des calendriers que nous avons déjà établis au titre des divers accords régionaux, marchons vers un monde sans frontières économiques. Avec la première Réunion ministérielle de l'OMC à Singapour, nous apporterons les premiers éléments de réponse importants à ces questions. Ce que nous pouvons démontrer, c'est que l'OMC est résolument tournée vers l'avenir, que nous avons un plan de travail et que les lendemains de Singapour sont pleins de promesses.

En effet, nous ne pouvons pas nous permettre d'échouer à Singapour. Si tel devait être le cas, nous serions tentés de nous tourner vers “le bon vieux temps” - si mal défini soit-il - et de revenir aux vieilles méthodes et aux modèles du passé. S'agit-il de la période d'avant 1914, lorsque le commerce mondial était fait d'un enchevêtrement de transactions bilatérales discriminatoires? Pensons-nous au bon vieux temps du tarif Smoot-Hawley, avec ses droits de douane prohibitifs et ses combines commerciales réciproques? C'est justement à cause de ce bon vieux temps - et du chaos économique qui s'en est suivi - que la communauté des nations d'après guerre a choisi la voie de la libéralisation progressive des échanges sous l'égide d'un système multilatéral non discriminatoire. Mais l'ennui, avec ce remède, c'est que le bon vieux temps n'existe plus. Le protectionnisme dans notre monde d'étroite interdépendance n'est pas une recette pour atténuer la douleur ou fermer la porte à la mondialisation. C'est le plus sûr moyen d'aviver la douleur et les souffrances, une voie qui mène, non pas à quelque bon vieux temps mythique, mais aux conflits, à la violence et à la guerre. La libéralisation n'est certes pas un processus facile, mais le coût du retour à la protection dans ce nouveau monde globalisé serait intolérable.

Le rôle du choix dans l'histoire est traité par Karl Marx dans son fameux aphorisme: “Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas tout à fait comme ils le souhaitent”. Marx avait en partie raison. Si nous ne pouvons pas bloquer l'avenir, nous ne devons pas non plus le laisser nous balayer. La mondialisation, comme je l'ai déjà dit, est de plus en plus une réalité. Nous avons le choix entre gérer cette réalité et tirer profit de son immense potentiel, ou essayer de résister à l'inévitable. La question n'est pas de savoir à quelle vitesse nous progressons vers la mondialisation, mais si nous voulons que ce processus se déroule dans le cadre de règles du jeu mutuellement convenues, ou que règne la loi du plus fort, laquelle ne s'exercera probablement plus au niveau national - quel que soit le pouvoir de celui qui domine - mais au niveau régional, voire continental. Aucun d'entre nous n'est plus assez puissant pour préserver sa sécurité économique dans une telle jungle. Une interdépendance plus étroite signifie que nous tous - grandes et petites puissances - avons intérêt à maintenir fermement le système sur les rails.

L'enjeu, alors que nous contemplons l'avenir du système multilatéral, dépasse de beaucoup le commerce ou l'économie. Des questions de sécurité politique et économique sont en cause. Il s'agit de savoir comment organiser les relations entre les pays et les peuples, et de déterminer si nous encourageons la solidarité internationale ou si nous plongeons dans une spirale de frictions et de conflits mondiaux. Il y a 50 ans, ayant subi l'épreuve de la guerre et du désastre économique, les hommes d'Etat ont choisi de construire une libre communauté de nations coexistant dans un monde sans frontières. A la fin de ce siècle et du millénaire, leur vision est en passe de devenir réalité. La victoire est proche, ne faiblissons pas dans nos convictions”.