NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

Genève, 14 mars 2006

L'OMC dans l'archipel de la gouvernance globale

Institut des Hautes Études Internationales

Monsieur le Directeur,
Mesdames, Messieurs,

Je suis à Genève depuis 6 mois et j'apprends encore beaucoup de choses sur Genève et sur l'OMC. Une des découvertes récentes c'est qu'il y a dans cette ville un “squatt” très célèbre appelé “le Rino” — on en parle dans les journaux et même sur l'internet !

Une autre découverte récente est qu'il y a un autre squatt très célèbre à Genève — c'est le squatt de la bibliothèque du HEI qui occupe les locaux du Centre William Rappard…

En fait, au HEI et à l'OMC nous avons beaucoup en commun et nous partageons beaucoup de choses: notre intérêt pour les relations internationales, la proximité du centre Lac Léman et nos locaux.

Même si nos locaux me préoccupent, c'est notre intérêt commun pour les relations internationales qui justifie ma présence parmi vous ce soir et qui est à l'origine du thème que l'on m'a confié.

Quelle est la place de l'OMC dans la gouvernance mondiale?

Les réflexions, les projets, les élucubrations, diront certains, sur la gouvernance globale ont toujours accompagné les grandes mutations économiques, technologiques et politiques. De Sénèque à Kant, de Braudel à Habermas, de la période des conquêtes coloniales aux deux guerres mondiales du siècle dernier, ruptures et idées sur la construction d'un nouvel ordre mondial se sont succédées. Et si l'esprit des lieux à un sens, Genève, la Société des Nations, la création de l'ONU doivent nous inspirer.

Il n'est donc pas surprenant que la vague actuelle de la mondialisation ait remis les réflexions sur la gouvernance globale à l'ordre du jour. Cette vague qui correspond à un moment d'expansion exceptionnellement dynamique du capitalisme de marché présente, en effet, des caractères spécifiques : elle est, elle pourrait se définir, par une contraction simultanée de l'espace et du temps produit de la mutation technologique provoquée par la révolution des technologies de l'information : en un siècle, transmettre une information de Londres à Bombay est passé de 24 heures à 5 secondes. Au siècle dernier, le doublement du niveau de vie occidental prenait 50 ans. Désormais, le doublement du niveau de vie chinois prend 10 ans.

La mondialisation en elle-même n'est pas un phénomène nouveau. C'est son accélération, sa vitesse actuelle qui provoquent l'interrogation des peuples et, reconnaissons-le, leur vertige. Comme si renaissait la peur d'un capitalisme mondial non régulé, avec son cortège de replis identitaires ou sécuritaires. Le sentiment d'anxiété généré par une globalisation non maîtrisée est un phénomène naturel. Nombre de citoyens ont le sentiment d'être dépossédés de leur propre destin et de ne disposer d'aucun levier d'action susceptible d'influencer le cours des évènements mondiaux. Et ce sentiment peut devenir un poison pour la démocratie qui repose sur l'idée que “mon bulletin de vote peut changer le cours des choses”. Comme si le gouvernail du monde pivotait à son gré, sans qu'aucun pilote ne vienne le prendre en main. Platon cherchait quel devait être le cocher capable de diriger le char qu'est la cité. Plus de 2300 ans plus tard, nous sommes face à une question similaire, mais la cité, devenue mondiale, a changé d'échelle, sans que sa gouvernance ait suivi ce changement d'échelle puisqu'elle reste essentiellement basée sur le concept de souveraineté des Etats Nations.

Mais, au fait, que faut-il entendre par gouvernance? Pourquoi ce terme a-t-il réapparu dans le débat public? Et surtout pourquoi est-il fréquemment associé à la mondialisation?

La première occurrence du terme semble remonter au XIIe siècle avec un sens technique — il désigne la direction des baillages. La racine commune avec le terme gouvernement renvoie à l'image du gouvernail d'un navire, et donc à l'action de piloter quelque chose. Le mot français passe alors la frontière, traverse la Manche et devient chez les Anglais le mode d'organisation du pouvoir féodal. Le pouvoir féodal se caractérise par la juxtaposition de “suzerainetés” dont il convient d'assurer la cohérence. Il n'existe pas de pouvoir central à proprement parler, mais un organe, primus inter pares, dont le but est de régler pacifiquement les différends, d'assurer la conciliation des intérêts éventuellement contradictoires, en concertation avec les parties prenantes, en un mot de tenir le gouvernail afin que le navire ne dérive pas vers les récifs. La gouvernance mise donc sur l'unité — et non l'unicité — des intérêts. Si l'on compare la société internationale à une société médiévale en ce qu'elle ne dispose pas de pouvoir central organisé, elle a besoin de gouvernance. C'est-à-dire d'un concept capable de fonder une organisation des pouvoirs, ou encore les éléments de concertation et de dialogue propres à faire prévaloir une plus grande harmonie.

Si ce concept de gouvernance disparaît au XVIe siècle avec l'émergence de l'État, c'est que les deux notions de gouvernance et de gouvernement sont profondément différentes. En effet, la gouvernance ôte au gouvernement son caractère politique. Ce dernier appartient aux États et à leurs modes propres de gouvernement, de légitimité et de représentativité. La gouvernance est un processus de décision qui met en avant la négociation permanente entre parties prenantes. Par la concertation, le dialogue et l'échange, la gouvernance vise à assurer une coexistence et parfois une cohérence entre des points de vue différents et parfois divergents. Il s'agit donc de rechercher les éléments d'accord et de les élargir au point de trouver les possibilités d'actions communes.

Aujourd'hui, la gouvernance mondiale telle qu'elle a été façonnée depuis un siècle ou presque est un archipel d'organisations spécialisées dans des domaines précis: les droits de l'homme, la santé, le commerce, la finance, les migrations, les droits sociaux.

Pour situer l'OMC dans cet archipel, partons des critiques dont elle fait l'objet.

Deux grandes critiques sont habituellement formulées à l'encontre de l'OMC. Pour les uns, l'organisation serait hégémonique: l'OMC et le commerce domineraient tout et imposeraient leur ordre, l'ordre marchand; pour les autres, elle serait isolée, et cet isolement serait la preuve d'un désordre condamnable.

En premier lieu, l’OMC dominerait le système des relations internationales. Les questions commerciales surplomberaient, en quelque sorte d'autres aspects plus importants pour les peuples, à savoir, la santé, les normes sociales ou l’environnement.

Dans le domaine de la santé, l’influence des firmes multinationales dans les négociations à l’OMC aboutirait à sacrifier la santé des populations par une protection démesurée de la propriété intellectuelle. Les brevets à des prix prohibitifs empêcheraient les pays pauvres, accablés par de nombreuses épidémies, d’accéder aux médicaments génériques.

Sur l’environnement, la critique écologiste conteste la priorité qui serait donnée à la productivité des processus de production au détriment d’une vision à plus long terme. L’OMC, en favorisant la concurrence, inciterait les entreprises à ne pas tenir compte de la contrainte environnementale et privilégierait donc un développement non durable.

En matière culturelle, l’OMC favoriserait une uniformisation de la pensée et aboutirait à la perte de la véritable richesse des nations, à savoir leur diversité culturelle.

A ces critiques “sectorielles” s'ajoute une critique plus systémique, qui vise le mécanisme de règlement des différends qui, par son efficacité spécifique, conduirait à faire prévaloir systématiquement la libéralisation des échanges sur des valeurs tout aussi légitimes, mais qui ne bénéficieraient pas de la même protection judiciaire.

Surpuissance de l'OMC pour les uns, donc. Impuissance pour d'autres. la critique porte alors sur le fait que l'OMC serait isolée dans son périmètre de compétence et imperméable à d'autres ordres juridiques internationaux.

Ainsi, la juxtaposition des actes des organisations internationales, enfermés dans des ordres juridiques distincts, laisserait place à un désordre mondial. Chaque organisation a, en effet, sa propre production normative et, en l’absence de hiérarchie des normes internationales, les multiples enchevêtrements et contradictions laisseraient place à un chaos réglementaire. Comment concilier l’absence de clause sociale dans le corpus juridique de l’OMC, d’une part, et les règles de l’OIT, d’autre part ? Comment assurer une cohérence entre la convention sur la biodiversité et les traités GATT/OMC, alors que ces textes recouvrent des ensembles de Membres différents? Où fixe-t-on les conditions d'une aide alimentaire indispensable pour faire face aux urgences humanitaires mondiales? à l'OMC? à la FAO? au Programme alimentaire mondial? Cette critique-là met en avant l’incapacité du système à ordonner les règles entre elles. L’OMC serait ainsi insularisée, enchaînée dans un ordre juridique trop étroit.

Que penser de ces critiques au demeurant quelque peu contradictoires? L'OMC est-elle hégémonique ou insularisée? ou les deux à la fois?

Pour répondre à ces questions, regardons les faits, le concret, le droit positif. Et voici ce que nous disent les faits:

Sans doute, l'OMC est-elle une organisation puissante et sophistiquée. Mais elle n'est pas pour autant hégémonique. Sans doute demeure-t-elle encore limitée par ses compétences, et il y a de bonnes raisons à cela. Mais le système actuel est perfectible et il offre des possibilités d'amélioration.

Je pense en effet que l'OMC est très puissante et sophistiquée: elle a une base législative importante et la capacité institutionnelle de produire de nouvelles règles, amendements et instruments d'application; elle dispose en outre de solides mécanismes d'exécution — qui incluent des mécanismes de suivi et de surveillance — ainsi que d'un pouvoir juridictionnel. Pourtant, comme je l'exposerai plus en détail ci après, l'OMC n'est pas hégémonique et tient effectivement compte des autres normes internationales et des travaux des autres organisations internationales.
Voyons d'abord les caractéristiques de l'OMC qui viennent d'être évoquées.

L'OMC est un traité comportant quelque 500 pages de texte s'accompagnant de plus de 2 000 pages de listes d'engagements. En outre, 50 années de pratique et de décisions du GATT — ce que nous appelons l'“acquis du GATT” — ont été incorporées dans ce qui constitue le nouveau traité de l'OMC. Mais à l'OMC, les règles commerciales sont toujours en cours de négociation. Le Programme de Doha pour le développement, le PDD, est ce que nous appelons dans notre jargon un “cycle” de négociations. Durant ces cycles, un large éventail de questions sont ouvertes à la négociation.

Mais d'un point de vue formel, la charte de l'OMC est claire: l'OMC est une enceinte permanente pour les négociations entre ses Membres au sujet de leurs relations commerciales multilatérales. Les États ont besoin d'instances permanentes pour les négociations et les discussions et, dans cette perspective, la structure institutionnelle de l'OMC est bien développée. Nous avons différents niveaux et formes de prise de décision — ce qui fait que le processus peut se dérouler en plusieurs étapes et de manière séquentielle. Globalement, ce système fait que les questions portées devant l'OMC ne peuvent tout simplement pas être ignorées.

Un exemple de nos marathons législatifs est la série de décisions échelonnées qui nous ont permis de modifier formellement l'Accord sur les ADPIC pour pouvoir nous adapter et répondre aux besoins urgents des pays en développement.

Le processus a commencé à Doha en novembre 2001 lorsque les Ministres ont souligné qu'il était important de mettre en œuvre et d'interpréter l'Accord sur les ADPIC qui avait été négocié dix ans plus tôt d'une manière favorable à la santé publique — en encourageant à la fois l'accès aux médicaments existants et la création de nouveaux médicaments. Les Ministres ont aussi adopté une déclaration distincte sur les ADPIC et la santé publique visant à répondre aux préoccupations liées aux éventuelles incidences de l'Accord sur l'accès aux médicaments. Cette déclaration laissait quelques questions en suspens. Les travaux ont donc continué. Ainsi, en août 2003, le Conseil général a adopté une dérogation qui permettait aux pays pauvres d'obtenir plus facilement des versions génériques meilleur marché des médicaments brevetés. Mais les travaux n'étaient pas terminés — cette dérogation était temporaire et devait être transformée en un amendement permanent.

Enfin, en décembre 2005, les Membres à Genève sont convenus d'un libellé qui transformait les dispositions de la dérogation en un amendement permanent. Cet amendement sera maintenant formellement incorporé dans l'Accord sur les ADPIC lorsque les deux tiers des Membres de l'OMC auront ratifié le changement.

Vous voyez que, parce qu'il y avait une motivation politique suffisante, nous sommes parvenus à faire adopter tout au long de notre chaîne de prise de décision des solutions législatives pour répondre et nous adapter aux nouvelles réalités que connaissent les Membres de l'OMC.

Mais il y a plus. Un point de repère pour évaluer la puissance et le niveau de sophistication institutionnelle d'une organisation internationale est la capacité d'une telle organisation de produire des textes législatifs, d'adopter des normes qui peuvent influer le comportement et les choix des Membres. S'il est vrai que le Secrétariat de l'OMC et les organes de l'OMC n'ont aucun pouvoir général d'adopter des lois formellement contraignantes, il y a un début d'élaboration de normes par les organes de l'OMC lorsqu'ils parviennent à adopter des décisions effectives qui fournissent des réponses pragmatiques à des besoins spécifiques et, en ce sens, ces organismes produisent des formes de droit dérivé ou de droit des traités secondaire.

Par exemple, le traité de l'OMC confère au Conseil général le pouvoir conventionnel d'adopter des amendements, dérogations, interprétations et protocoles d'accession par le biais de décisions qui ne nécessitent pas nécessairement la ratification additionnelle des Membres. Ces décisions constituent, à mon avis, une forme d'exercice légitime du droit des traités secondaire.

Certains autres organes de l'OMC semblent aussi avoir le pouvoir conféré par le traité d'adopter certaines décisions ou de prendre certaines mesures qui pourraient avoir une incidence directe sur les obligations dans le cadre de l'OMC. Je vais vous en donner deux exemples, mais il y en a bien d'autres.

Par exemple, l'Accord SPS dispose que le Comité pertinent “exercera les fonctions nécessaires à la mise en œuvre des dispositions de l'Accord”. C'est ainsi que le Comité a adopté une décision qui met en œuvre et complète les dispositions de l'Accord. Cette décision dispose que “afin de faciliter la mise en œuvre de l'article 4, le Membre importateur devrait expliquer l'objectif et la raison d'être de la mesure et indiquer clairement les risques contre lesquels cette mesure est censée assurer une protection. Le Membre importateur devrait indiquer le niveau approprié de protection que sa mesure sanitaire ou phytosanitaire est censée permettre d'atteindre”. Vous voyez que cette décision a constitué un ajout positif à l'OMC par l'adoption de règles plus détaillées et spécifiques pour mettre en œuvre les dispositions générales du traité.

Un autre exemple pourrait être l'initiative entreprise par le Comité des subventions pour mettre fin aux subventions à l'environnement qui ne pouvaient pas être contestées devant les organes juridictionnels de l'OMC. L'Accord sur les subventions prévoyait que ce Comité pouvait décider du maintien ou non de ces subventions de la catégorie verte. En décembre 1999, le Comité des subventions a implicitement décidé de ne pas proroger ces dispositions et c'est tout! Cette décision a eu des conséquences importantes en rendant effectivement caducs plusieurs articles de l'Accord sur les subventions. C'est un autre exemple de mesure juridique prise par un organe de l'OMC qui peut être considérée comme une forme d'action législative.

Des exemples montrent aussi le caractère institutionnel évolutif de l'OMC. Ainsi, non seulement l'OMC peut-elle édicter des règles par la négociation et l'adoption de traités internationaux mais il existe déjà un domaine permettant aux organes de l'OMC de compléter ces traités traditionnels par une “législation secondaire”.

Plus important encore peut-être, l'OMC a aussi mis en place de solides mécanismes d'exécution. J'entend par mécanismes d'exécution tant nos mécanismes de transparence, de surveillance et de suivi que nos systèmes contraignants de règlement des différends. Examinons pour commencer les mécanismes de surveillance potentiellement novateurs qui sont en place.

L'Accord sur l'OMC contient de multiples dispositions prévoyant des exercices de notification et de réexamen de la législation par tous les Membres. Une autre caractéristique de l'OMC est la possibilité de notification croisée par laquelle un Membre notifie à l'OMC une mesure qui n'a pas été notifiée par le Membre qui en est à l'origine. Ce processus garantit une plus grande transparence en créant une obligation pour le Membre à l'origine de la mesure de justifier sa position concernant cette mesure ayant fait l'objet d'une notification croisée. Toutes les notifications et notifications croisées sont présentées aux Membres des Comités et Conseils pertinents pour examen et observations.

Un autre processus de contrôle collectif existe dans le cadre des accords commerciaux régionaux (ACR). En 1996, nos Membres ont créé un comité chargé de procéder à l'examen des ACR et d'offrir une instance permettant d'examiner les incidences systémiques de ces accords sur le système commercial multilatéral ainsi que les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres. Ces examens sont réalisés sur la base des renseignements fournis par les parties à l'ACR.

Avec le Cycle d'Uruguay, nous avons aussi mis en place un nouveau Mécanisme d'examen des politiques commerciales (MEPC) qui est un “processus d'examen par les pairs” qui couvre toute la gamme des politiques et pratiques commerciales de chaque Membre et leur incidence sur le fonctionnement du système commercial multilatéral. L'objectif est de permettre une appréciation et une évaluation collectives de ces politiques et pratiques. Le rapport établi dans le cadre du MEPC examine aussi l'incidence de ces politiques et pratiques sur le système commercial multilatéral. Les examens ont pour toile de fond les besoins, les politiques et les objectifs économiques et de développement plus généraux de chaque pays ainsi que son environnement économique extérieur.

Très récemment, les États Membres ont étendu le champ d'application de nos mécanismes de surveillance et de suivi. À Hong Kong, nous sommes convenus qu'au moins 97 pour cent des importations des pays riches en provenance des PMA seraient effectués en franchise de droits et sans contingent — c'est à dire sans aucune restriction commerciale, le but ultime étant de parvenir à 100 pour cent. À mon avis, il s'agit là d'un bon résultat. À titre de suivi, nous avons créé un nouveau processus d'examen. La décision de Hong Kong prévoit que le Comité du commerce et du développement réexaminera chaque année les mesures prises pour offrir aux PMA un accès au marché en franchise de droits et sans contingent et il fera rapport au Conseil général en vue d'une action appropriée.

Les Membres discutent maintenant de savoir quand et comment mettre en œuvre ce nouveau processus d'examen. Il s'agit là aussi d'un processus très novateur qui témoigne du niveau de sophistication juridique et institutionnelle de l'OMC pouvant expliquer pourquoi les États — faibles et forts — recourent largement à cette instance.

Enfin, l'un des mécanismes d'exécution de l'OMC concerne la procédure formelle de jugement des différends entre les Membres. Certains ont écrit que le mécanisme de règlement des différends de l'OMC était “le joyau de la couronne”.

Il est vrai que le mécanisme de règlement des différends de l'OMC est unique. Il peut être déclenché facilement et rapidement et les groupes spéciaux et l'Organe d'appel sont souvent appelés à statuer promptement sur n'importe quel grief lié à l'OMC. Des allégations selon lesquelles des échanges commerciaux relevant de l'OMC sont affectés suffisent en général à déclencher formellement la procédure normale de règlement des différends de l'OMC par une simple demande de consultation présentée par écrit. Les différentes étapes de la procédure se déroulent automatiquement, selon des délais prédéterminés. Si la demande en est faite, un groupe spécial doit être établi, des rapports de groupe spécial et d'Organe d'appel doivent être adoptés par l'Organe de règlement des différends (composé de tous les Membres) et des mesures de rétorsion doivent aussi être autorisées. Après le jugement, tous les Membres de l'OMC continuent d'exercer une surveillance et un suivi de la mise en œuvre des conclusions du différend par le pays perdant. Et, qui plus est, si la mise en œuvre n'aboutit pas, la partie ayant eu gain de cause peut être autorisée à imposer des sanctions commerciales voire des mesures de rétorsion croisée.

Une autre disposition unique du Mémorandum d'accord sur le règlement des différends est qu'il exclut toutes les mesures unilatérales. Seule l'OMC peut trancher la question de savoir si les mesures ou actions d'un Membre sont compatibles ou non avec les règles de l'OMC. L'OMC est l'un des rares systèmes à avoir bien réussi à réglementer les contre-mesures appliquées par des États puissants en en subordonnant l'exercice à l'approbation préalable collective des Membres.

Alors, oui, l'OMC est un système sophistiqué d'élaboration de règles et d'exécution de ces règles. Mais cela ne signifie pas qu'elle est hégémonique et ne tient pas compte des autres normes internationales et des autres organisations internationales. Au contraire, l'OMC n'est pas plus importante que les autres organisations internationales et ses normes ne l'emportent pas nécessairement sur les autres normes internationales ni ne les éclipsent.

Comme vous le savez, en droit international, toutes les normes ont un statut équivalent sauf i) celles qui font partie de ce que l'on appelle les “normes contraignantes” ou jus cogens et ii) celles qui entreraient en conflit avec la Charte des Nations Unies (article 103).

Je suis convaincu que rien de ce que nous faisons à l'OMC ne correspond à l'une ou l'autre de ces exceptions; de ce fait, de manière générale, nous pouvons tous reconnaître que les normes de l'OMC ont un statut équivalent à celui des autres normes internationales.

En fait, le GATT, et maintenant l'OMC, reconnaissent que le commerce n'est pas la seule politique que les Membres peuvent favoriser. L'OMC contient diverses dispositions qui prévoient des exceptions pour des objectifs de politique autres que le commerce qui relèvent souvent d'ailleurs de la responsabilité d'autres organisations internationales. Notre Organe d'appel a réussi à opérationnaliser ces dispositions de manière à ménager aux Membres une marge de manœuvre en ce qui concerne les préoccupations ne concernant pas l'OMC. Permettez-moi de vous donner quelques exemples de la manière dont notre système traite les préoccupations autres que d'ordre commercial.

Premièrement, les Membres de l'OMC sont en droit de déterminer le niveau de protection de l'environnement, de la santé et de la moralité qu'ils souhaitent, même si les normes nationales correspondantes sont plus strictes que les normes internationales existantes.

Deuxièmement, à l'OMC, les exceptions concernant ces préoccupations autres que d'ordre commercial ne doivent pas être interprétées de façon étroite; les exceptions devraient être interprétées suivant leur sens ordinaire dans le cadre de la politique non commerciale invoquée. Dans ce contexte, notre Organe d'appel a insisté sur le fait que les exceptions ne pouvaient pas être interprétées et appliquées si étroitement qu'elles n'aient aucune application pertinente ou effective. Il faut toujours qu'il y ait un équilibre entre les obligations en matière d'accès aux marchés dans le cadre de l'OMC et les droits des gouvernements de favoriser des politiques autres que commerciales.

Dans le cadre de l'OMC, l'Organe d'appel a étendu le champ des exceptions prévues dans l'Accord renvoyant à des préoccupations ne concernant pas l'OMC qui sont soumises à ce que l'on appelle un “critère de nécessité”. Lorsqu'on évalue si une mesure est “nécessaire” pour la protection de la santé ou au titre d'une autre préoccupation d'ordre non commercial, un nouveau critère de mise en balance doit être utilisé. L'évaluation devra mettre en balance i) la valeur en cause — et l'importance de cette valeur est très grande et influera sur tout le processus d'évaluation; ii) le choix de la mesure et iii) l'incidence commerciale de la restriction.

Une fois qu'une mesure est considérée “nécessaire”, il y a toujours une évaluation de la question de savoir si cette mesure est effectivement appliquée d'une manière non protectionniste.

Grâce à cette approche, les restrictions des Membres fondées sur des valeurs importantes et mises en œuvre de bonne foi pourront prévaloir sur les obligations en matière d'accès aux marchés dans le cadre de l'OMC.

C'est ainsi que dans l'affaire États-Unis — Crevettes, les États Unis ont réussi à maintenir la restriction à l'importation qu'ils imposaient aux crevettes en provenance d'Asie en invoquant le besoin environnemental de conserver et de préserver les tortues en tant que ressources naturelles. Dans plusieurs différends faisant intervenir la santé humaine et animale, l'Organe d'appel a répété que les Membres pouvaient fixer des normes très élevées de protection sanitaire dès lors qu'elles étaient compatibles et cohérentes. On peut citer à titre d'exemple supplémentaire le différend entre le Canada et les Communautés européennes concernant l'importation de matériaux en rapport avec l'amiante. Là encore, la restriction à l'importation des CE a été maintenue car elle se fondait sur des risques réels pour la santé et qu'il n'y avait pas de mesures de remplacement qui pouvaient garantir un risque zéro comme prescrit par le règlement des CE. Ou bien encore, dans l'affaire récente États Unis — Jeux et paris, l'Organe d'appel a confirmé que les États Unis pouvaient avoir le niveau de “moralité publique” qu'ils souhaitaient, dès lors que la mesure n'était pas protectionniste et était cohérente.

En résumé, l'OMC tient effectivement compte des autres normes du droit international; et en dehors du protectionnisme, une restriction de l'OMC qui se fonde sur des normes ne relevant pas de l'OMC, l'emportera sur les normes de l'OMC en matière d'accès aux marchés. En outre, j'estime qu'en laissant aux Membres la marge de manœuvre nécessaire pour favoriser des préoccupations ne concernant pas l'OMC, celle-ci reconnaît aussi la spécialisation, les compétences et l'importance des autres organisations internationales.

Et cela m'amène à l'argument suivant. S'il est vrai que l'OMC se singularise en ce qu'elle est une organisation particulièrement puissante, elle ne peut pas agir seule dans la sphère internationale et les relations existantes entre les organisations internationales sont déjà l'expression d'une cohérence qui est l'un des éléments de la gouvernance.

Permettez-moi de décrire comment à l'OMC nous avons intégré les questions touchant la cohérence internationale avec les autres organisations internationales et comment, là encore, nous avons mis au point des solutions pragmatiques pour assurer une forme de gouvernance globale.

Depuis l'échec de la Charte de la Havane en 1948, qui voulait établir un lien entre commerce, travail, produits de base, développement et finances, nombreux sont ceux qui disent que les organisations internationales agissent toutes unilatéralement de manière éparpillée sans aucune orientation collective. Par exemple, comme j' y ai déjà fait allusion, beaucoup se plaignent que l'OMC ne tient pas compte des normes du travail, des droits de l'homme ou des besoins de santé spécifiques des pays en développement. À ce sujet, ma position est que nous disposons déjà d'une base solide qui devrait inspirer nos travaux collectifs au cours des mois et années à venir.

Permettez-moi de vous donner quelques exemples de la manière dont nous travaillons dans la pratique à l'OMC et dont nous collaborons avec les autres organisations internationales.

Les institutions de Bretton Woods: La Charte de l'OMC appelle à une plus grande cohérence entre l'OMC, le FMI et la Banque mondiale. Dans ce contexte, le Directeur général de l'OMC a pour mandat spécifique de continuer d'œuvrer au renforcement de la cohérence entre ces organisations internationales spécifiques.

Bretton Woods et le Système des Nations Unies: Un programme remarquable de coopération interinstitutions portant sur l'assistance technique et le renforcement des capacités est le Cadre intégré pour les PMA, auquel participent l'OMC, le FMI, la Banque mondiale, la CNUCED, le CCI et le PNUD. Cette coopération interinstitutions se trouve resserrée par les travaux entrepris dans le cadre du programme “Aide pour le commerce” qui regroupe ces organisations et des banques régionales de développement.

Nous avons de manière générale des accords de coopération formels avec la CNUCED et, ensemble, nous avons mis en place le Centre du commerce international — le CCI. Dans le domaine de la normalisation, nous avons maintenant un mécanisme — le Mécanisme pour l'élaboration des normes et le développement du commerce — auquel participent l'OMC, la Banque mondiale, la FAO, l'Organisation mondiale de la santé et l'Organisation mondiale de la santé animale. Son objectif est d'aider les pays en développement à établir et mettre en œuvre des normes SPS pour assurer la protection de la santé et faciliter l'expansion du commerce.

Dans le domaine du commerce et de l'environnement, l'OMC et le PNUE ont conclu un accord de coopération.

Par les travaux de ses Conseils et Comités, l'OMC entretient aussi d'étroites relations institutionnelles avec plusieurs autres organisations internationales. Quelque 75 organisations internationales ont obtenu un statut d'observateur formel ou ad hoc auprès des organes de l'OMC. L'OMC participe aussi en tant qu'observateur aux activités de nombreuses organisations internationales. Bien que l'ampleur de cette coopération soit variable, la coordination et la cohérence entre les travaux de l'OMC et ceux des autres organisations internationales continuent d'évoluer d'une manière pragmatique.

Par exemple, bien qu'il n'y ait pas d'accord formel entre l'OMS et l'OMC, l'OMC a le statut d'observateur à l'OMS et l'OMS a le statut d'observateur aux Comités SPS et OTC. La Commission mixte FAO/OMS du Codex Alimentarius, la Convention internationale pour la protection des végétaux et l'Organisation mondiale de la santé animale ont un statut d'observateur auprès du Comité SPS et l'OMC participe en tant qu'observateur aux réunions de ces organes.

Voilà quelques exemples de nos interactions et de nos efforts de cohérence avec les autres organisations internationales. Mais, dans la pratique, de nombreux autres échanges ont lieu entre les secrétariats des organisations internationales. La cohérence dans l'élaboration des politiques économiques au niveau mondial va bien au delà des accords de coopération formels et spécifiques de l'OMC. De fait, le Secrétariat de l'OMC entretient des relations de travail avec près de 200 organisations internationales dans le cadre d'activités très diversifiées, telles que statistiques, recherches, élaboration de normes et assistance technique et formation.

En fait, certaines dispositions de l'OMC prévoient explicitement que des mesures en conformité avec des critères et normes élaborés dans d'autres instances internationales déterminées — comme le Codex par exemple — sont présumées compatibles avec les règles de l'OMC. Les Membres de l'OMC n'ont ainsi pas d'autre choix que d'être directement concernés par les travaux du Codex!

Dans le contexte du Cycle de Doha, le Secrétariat de l'OMC a aussi collaboré étroitement avec les secrétariats de certains accords environnementaux multilatéraux (AEM) ainsi qu'avec d'autres organisations internationales, y compris le PNUE et la CNUCED, qui participent régulièrement à des réunions de l'OMC.

Enfin, dans le contexte de la mise en œuvre des Accords de l'OMC et du Programme de travail de Doha, l'OMC coopère ponctuellement avec un grand nombre d'organisations intergouvernementales, y compris de nombreux organismes régionaux.

Nous avons donc établi, je l'espère de manière à vous convaincre, que l'OMC n'est ni l'ogre marchand affamé de pouvoir ni le gnome de Genève tapi dans sa tanière et que sa place dans cet archipel de la gouvernance internationale actuelle est celle d'un participant ouvert, prêt au dialogue, et d'ores et déjà pleinement inséré dans un réseau de solidarités administratives, juridiques et politiques souvent méconnues. Et j'ai tendance à penser que si l'OMC peut parfois paraître encombrante par sa musculature législative ou judiciaire, c'est que ses Etats membres y ont pratiqué depuis cinquante ans une gymnastique à laquelle ils ont consacré moins d'efforts dans d'autres enceintes.

Pour autant, et ce sera ma conclusion, l'OMC ne peut-elle mieux faire pour contribuer davantage à la réalisation d'objectifs agréés et portés par la société internationale tels que les objectifs du millénaire de l'ONU? Et ma réponse à cette question est: Oui. Pour l'essentiel dans le domaine qui tient aujourd'hui la première place dans la gouvernance internationale et qui est le développement, et dans lequel des efforts de cohérence demeurent nécessaires.

Je reste convaincu que le mandat de l'OMC relatif à l'ouverture des marchés représente une contribution essentielle au développement et à l'amélioration du bien être collectif. Il n'en demeure pas moins que l'ouverture aux échanges ne peut se traduire en effets bénéfiques réels que si elle est accompagnée par d'autres politiques, permettant de concilier la flexibilité et la sécurité de l'emploi. Ces politiques d'accompagnement se déclinent en politique de l'éducation, politique de l'emploi, ou encore politique de la recherche et de l'innovation. Certaines d'entre elles doivent être menées au niveau national alors que d'autres ne sont efficaces que si elles sont déployées au niveau international, grâce à l'action d'organisations spécialisées: l'OIT, l'UNESCO, l'OMS… Il est donc indispensable d'assurer une cohérence entre ces diverses politiques publiques internationales qui sont éminemment complémentaires. Davantage que de profonds remaniements institutionnels, c'est la mise en cohérence des actions des organisations internationales qui doit être privilégiée.

La mondialisation suppose, en effet, une coopération internationale équilibrée dans tous les domaines. La meilleure politique commerciale ne peut suffire à elle seule à promouvoir la croissance et le développement. Une ouverture prématurée des marchés peut même déstabiliser l'économie nationale si certaines politiques d'accompagnement font défaut. C'est pourquoi, des politiques macroéconomiques saines doivent être complétées par des politiques structurelles.

Parmi ces politiques structurelles, je mentionnerai en premier lieu, des pratiques de bonne gouvernance au niveau national, sans lesquelles la corruption et le manque de transparence maximisent les inégalités sociales au lieu d'optimiser le bien être collectif. Un certain nombre d'organisations internationales oeuvrent en sens parmi lesquelles le FMI, la Banque mondiale, l'OCDE… L'OMC a également un rôle important à jouer dans le renforcement de la transparence par la facilitation des échanges.

Mais ces actions doivent encore être complétées par des politiques d'investissement afin de développer les infrastructures locales. Là encore, la Banque mondiale, le FMI, les Banques régionales de développement sont là pour soutenir financièrement et techniquement les pays en développement pour promouvoir leurs capacités de production et d'exportation. Quant à l'OMC, elle doit apporter son savoir faire spécifique en matière d'infrastructures commerciales.

Mais qu'est-ce que le capital physique sans le capital humain? Les politiques d'éducation et de formation sont indispensables pour permettre à tous de participer aux secteurs les plus productifs de l'économie nationale. Et, la formation est d'autant plus nécessaire que l'ouverture aux échanges internationaux induit de profondes mutations économiques et une spécialisation accrue du pays dans les secteurs où il est le plus productif.

L’élaboration d'un programme « Aid for trade » dans lequel est désormais impliquée l'OMC peut nous permettre de réconcilier commerce et développement. Elle doit aider les PED à respecter leurs engagements multilatéraux par une assistance technique — voire financière — pour la mise en œuvre concrète des accords. Plus largement, l’initiative « Aid for trade » doit donner aux PED davantage de moyens pour transformer en croissance et en réduction de pauvreté les avantages pour eux d'échanges plus ouverts. Ce qui implique, je l'ai dit, des infrastructures physiques ou humaines nouvelles.

Inscrire les nécessités du développement au sein de l'ouverture des échanges commerciaux n'est pas d'abord une question institutionnelle. C'est d'abord une question de cohérence politique. C'est l'enjeu essentiel des négociations en cours, dont je vous remercie de m'avoir distrait quelques instants : cet enjeu, c'est celui qui consiste à bâtir un “consensus de Genève”, reposant sur l'idée que l'ouverture des échanges, l'ouverture tout court, est ce dont nous avons besoin pour rendre notre monde un peu moins injuste, un peu plus désirable. Une condition nécessaire, en quelque sorte, à la réalisation des objectifs plus globaux de la société internationale. Une condition parmi d'autres pour une OMC parmi d'autres.

Je vous remercie de votre attention.