NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

L’Europe dans l’économie mondiale


POUR EN SAVOIR PLUS:
> Allocutions: Pascal Lamy

  

Je vous remercie beaucoup de m’avoir invité à débattre de la place de l’Europe dans l’économie mondiale.  L’avantage quand on vieillit c’est que l’on peut se retourner pour voir comment de bons concepts ont pu devenir réalité.  C’est ce que j’ai pu constater avec Bruegel, sous la direction habile de Jean et son équipe.

La crise financière mondiale qui a éclaté en 2008 n’a pas eu son épicentre en Europe, mais c’est bien là qu’elle s’est déplacée en 2010.  Depuis, la principale question de politique qui se pose est celle de savoir comment l’Union européenne pourra se sortir de ces difficultés.  Quelles politiques publiques les gouvernements nationaux et l’UE devraient-ils mettre en œuvre?  Et quelles réformes de la gouvernance économique de l’Union en faciliteraient l’adoption?

J’aimerais replacer ces questions dans le contexte général de l’économie mondiale, en mettant l’accent sur les forces qui la structurent sur le long terme.  À mon sens, on ne peut pas mener de réforme fructueuse en Europe sans tenir compte de la phase d’évolution rapide que traverse actuellement la mondialisation.

 

Évolution à long terme de l’économie mondiale

Mutation de l’avantage comparatif

Quelles sont les forces qui influent sur l’économie mondiale?  La première est l’essor des économies émergentes.  Les exportations des pays développés devraient évoluer moins favorablement en 2011 que celles du reste du monde.  Ce serait la 20ème année consécutive au cours de laquelle les exportations des pays en développement ont augmenté plus rapidement que celles des pays développés.  La part des économies avancées dans le commerce mondial s’est établie à 55 pour cent en 2010, contre 75 pour cent en 1990.

L’évolution de l’environnement réglementaire, des technologies et des coûts du transport a ouvert de nouveaux marchés, ce qui a bouleversé la structure des échanges et forcé les pays à s’adapter.  La mutation de l’avantage comparatif à laquelle l’économie mondiale est aujourd’hui confrontée est à l’image des expériences vécues aux XIXe et XXe siècles.

Cependant, la transformation actuelle est inédite du fait de sa rapidité et du nombre considérable des personnes qu’elle touche.  Aujourd’hui, la Chine et l’Inde représentent 11 pour cent de l’économie mondiale — une proportion qui va probablement plus que doubler en 20 ans selon certaines projections.  Ces fluctuations du poids économique ont des répercussions géopolitiques profondes et peuvent provoquer des contrechocs politiques, des tensions commerciales ou avoir des conséquences plus graves.  La communauté internationale a parfois su faire face à ces pressions avec sérénité, et parfois non.  Cependant il sera difficile, à court terme, d’inverser les changements structurels engagés.

Internationalisation de la production

La deuxième force qui modifie l’économie mondiale est la fragmentation du processus de production à l’échelle internationale — une transformation structurelle qui trouve son origine dans l’innovation technologique.  Grâce à la baisse des coûts de communication, les différentes phases de la production et la fourniture d’intrants spécialisés peuvent intervenir dans des endroits distincts et éloignés.  Les frontières de la production croisent souvent de multiples frontières politiques.

Alors que dans le passé le commerce international concernait principalement des produits finis, il arrive aujourd’hui de plus en plus fréquemment que des “tâches” — c’est-à-dire les activités qui ajoutent de la valeur à un bien ou un service — fassent l’objet d’échanges commerciaux au niveau international.  La teneur en produits importés des exportations est passée d’une moyenne de 20 pour cent il y a 20 ans à 40 pour cent aujourd’hui.

Cette fragmentation internationale de la production est due à l’avantage comparatif en ce qui concerne les tâches, mais pas en ce qui concerne le produit final.  Quant aux formes traditionnelles de commerce, l’émergence de réseaux internationaux de production est une bonne nouvelle.  Elle équivaut très largement à une avancée technologique puisqu’elle offre aux entreprises des possibilités d’améliorer leur productivité en réaffectant les tâches à des sites où elles peuvent être accomplies plus efficacement.

Pour saisir ces occasions, les entreprises et les travailleurs devront s’adapter, et les politiques publiques auront aussi un rôle important à jouer.  Pour commencer, les occasions peuvent se faire rares.  Les pouvoirs publics devraient centrer leurs actions sur la compétitivité des entreprises, c’est-à-dire sur les conditions qui favorisent la participation de ces dernières sur les marchés internationaux.  Ensuite, l’adaptation est un processus pénible.  Elle devrait s’accompagner d’une réforme des marchés de l’emploi et de l’introduction de programmes d’enseignement et de formation propres à la faciliter.  Des dispositifs de sécurité devraient être mis en place pour assurer le partage des avantages découlant des nouvelles possibilités.

 

Comment l’Europe réagit-elle face à ces changements?

Lorsqu’on examine le cas de l’Europe dans l’économie mondiale, le tableau est moins sombre qu’on ne le pense généralement.  La part de l’UE dans les exportations mondiales est restée relativement stable ces dix dernières années, à près de 20 pour cent.  Ce résultat est incontestablement meilleur que celui d’autres économies avancées telles que les États-Unis et le Japon, dont les parts du marché ont nettement reculé, ce qui semble indiquer que les entreprises européennes — ou du moins certaines d’entre elles — s’emploient à tirer parti de la transformation de l’économie mondiale.

La production internationale est une réalité pour de nombreuses entreprises européennes.  Le total des exportations de pièces et de composants de l’Union européenne se chiffrait à 850 milliards de dollars en 2010, dont 60 pour cent pour le commerce intra-UE.  Cela montre l’importance des réseaux de production intra-européens.

La part des biens intermédiaires dans le commerce de l’UE avec le reste du monde est restée remarquablement stable, mais de nouvelles tendances intéressantes sont apparues.  La part de l’Amérique du Nord a fortement diminué, tombant de 29 pour cent à 22 pour cent entre 2000 et 2010 pour les importations.  En revanche, les importations de pièces et de composants de l’UE en provenance de Chine ont augmenté plus vigoureusement au cours des dix dernières années que les importations globales de marchandises, ce qui a entraîné une forte augmentation de la part des biens intermédiaires, qui est passée de 13 pour cent à 21 pour cent.  Cette évolution contredit d’ailleurs l’idée répandue que la Chine importe des composants à haute valeur ajoutée des partenaires commerciaux plus avancés et exporte des produits finis de faible valeur ajoutée, et elle révèle l’évolution rapide de la relation commerciale que l’UE entretient avec la Chine.

Les statistiques commerciales globales masquent d’importantes variations des résultats des pays européens en matière de commerce.  Certaines de ces différences dépendent à l’évidence des particularités des pays mais, comme l’excellent rapport Bruegel intitulé Global operations of European firms le relève à juste titre, ce sont les entreprises qui sont au cœur de la compétitivité européenne.  Plus que les spécificités des pays, ce sont les caractéristiques des entreprises qui expliquent leur réussite sur les marchés internationaux.  La taille, la productivité, le degré de compétence de la main-d’œuvre, la capacité à innover, la participation aux réseaux internationaux de production et la puissance des réseaux de distribution sont des caractéristiques liées aux résultats des entreprises à l’exportation, en particulier sur les marchés émergents.

Pourquoi ces caractéristiques sont-elles importantes?  Principalement parce qu’elles permettent aux entreprises européennes d’être compétitives sur la qualité plutôt que sur les prix.  Les résultats exceptionnels enregistrés à l’exportation par les entreprises allemandes, dont 29 pour cent négocient sur les marchés de la Chine et de l’Inde, reposent sur le savoir-faire de leur main-d’œuvre et sur la qualité et le caractère novateur de leurs produits — autrement dit, sur une compétitivité non basée sur le prix.  Certains autres facteurs importants — en particulier le niveau des salaires et l’infrastructure réglementaire plus complète du marché de l’emploi — ne sont pas très dissemblables entre l’Allemagne et d’autres autres pays européens, comme la France, dont les résultats à l’exportation sont moins bons.

 

L’Europe et la crise de l’euro

Tandis que l’économie mondiale connaît ces changements lents et durables, l’Europe affronte un défi plus pressant:  celui de la crise de l’euro.  Pourquoi la crise est-elle arrivée jusqu’ici?  Dans un premier temps, la spéculation visait la solvabilité de certains pays membres de la zone euro mais sa cible définitive était et reste l’Union européenne elle-même;  en effet, les marchés doutent que les instances européennes actuelles disposent des instruments nécessaires pour gérer la crise et y mettre un terme.  Les marchés ont raison et tort à la fois.  Ils ont raison lorsqu’ils relèvent les limites et les contradictions de la gouvernance économique actuelle de l’UE, mais ils ont tort de croire que l’Europe ne peut pas bâtir, et qu’elle ne bâtira pas, un système post-westphalien solide.

Beaucoup ont critiqué la réaction de l’Europe face à la crise, mais permettez-moi de souligner ce qu’elle a accompli.  Tout d’abord, elle a jusqu’ici résisté à la tentation dangereuse d’inverser sa démarche intégrationniste.

Certains prônent la dissolution de la zone euro, faisant valoir que le problème réside dans la monnaie unique et la solution dans le retour aux taux de change flexibles.  Cette option ne ferait qu’enfoncer l’Europe plus profondément dans la crise.  Comme Tommaso Padoa-Schioppa nous l’a enseigné il y a près de 30 ans, le libre-échange, la libre circulation des capitaux, le système de change fixe et l’autonomie des politiques monétaires nationales forment un “quartet impossible”.  À terme, la dissolution de la zone euro désagrégerait le marché unique.  Je vous laisser imaginer ce que cela signifierait pour les entreprises européennes, pour lesquelles cet espace quasi national constitue le premier marché sur lequel produire, se développer et renforcer leur compétitivité.

D’autres préconisent un retour au protectionnisme européen.  L’argument avancé est que l’Europe sortira de la crise en réorientant la demande intérieure vers une production intérieure qui a souffert de la concurrence déloyale de ses partenaires commerciaux.  Ce raisonnement repose sur une hypothèse erronée et sur un faux espoir.  L’hypothèse en question est que les frontières commerciales de l’Europe seraient perméables, ce qui est tout simplement faux puisque ses politiques commerciales ne sont pas très différentes de celles de ses partenaires commerciaux dotés d’un niveau de développement comparable.  Le faux espoir consiste à croire que le protectionnisme européen ne se heurtera pas à la mise en place d’obstacles similaires ailleurs.  Cette stratégie ne fera que priver les entreprises européennes de possibilités lucratives sur des marchés émergents à croissance rapide.

Tout en repoussant ces tentations, l’UE est aussi parvenue à substituer des corrections structurelles aux mesures d’urgence ponctuelles.  Le traité de “pacte budgétaire” signé à la fin du mois de janvier comporte de nombreuses limitations, mais il est utile à bien des égards.  Le cadre institutionnel de l’Union économique et monétaire a souffert de plusieurs péchés originels, parmi lesquels le fait que les gouvernements des pays membres ont refusé que la Commission européenne exerce une surveillance rigoureuse de leur politique budgétaire.  Un autre de ces péchés a été l’absence de mécanisme d’application bien défini dans les cas d’indiscipline budgétaire.  Le traité constitue un pas en avant dans la mesure où il renforce la discipline budgétaire des membres de l’union monétaire.

D’aucuns critiquent toutefois l’approche actuelle, qu’ils jugent trop étriquée et vouée à l’échec.  Ils avancent un argument de poids, à savoir que les mesures d’austérité inscrites dans le traité vont instaurer un cercle vicieux qui restreindra la croissance et aggravera la situation budgétaire.  Les programmes de renflouement se succéderont forcément, les “pare-feu” continueront d’être jugés insuffisants et la crise de l’euro restera à la une des médias internationaux.  Parallèlement, l’incertitude nuira à la compétitivité des entreprises européennes et l’UE suscitera souffrance et ressentiment à son égard, en particulier dans les pays touchés.  La confiance dans le projet européen sera menacée.

 

Mettre un terme à la crise:  un plan de croissance pour l’Europe

Pour sortir de la crise, l’Europe a besoin d’un plan de croissance commun, dont le but devrait être de lui permettre de trouver sa juste place dans une économie mondiale en mutation.  La croissance est en outre un ingrédient essentiel de la solidarité européenne, non parce qu’elle est le fruit d’une sorte de rêve d’altruisme, mais parce qu’il s’agit d’une redistribution qui scelle l’union entre l’intérêt national et l’intérêt mutuel, qui est au cœur du projet européen.

Cela signifie avant tout que l’UE devrait engager les réformes politiques et institutionnelles qui permettront à ses entreprises d’améliorer leur capacité concurrentielle sur les marchés mondiaux.

Le débat qui se tient actuellement en Europe est largement centré sur la nécessité d’instaurer une union budgétaire dotée de ses propres ressources, y compris des impôts directs européens, des obligations de projets et des euro-obligations.  Vous, les membres de Bruegel, vous avez défendu vigoureusement cet argument auquel j’adhère sans réserve.  Le nouveau traité, qui est assorti de règles strictes concernant les politiques budgétaires nationales, exigera un budget européen étoffé.  Mais quelles devraient être les priorités de la politique budgétaire commune?

Dans le budget de l’UE, je vois trois grands volets liés aux conditions inhérentes à la compétitivité des entreprises européennes et qu’il faut développer.

— Premièrement, l’investissement dans des infrastructures communes, en particulier dans le secteur de l’énergie, qui pèsent lourdement sur les coûts de fabrication et ont une incidence sur la compétitivité des prix.

— Deuxièmement, la promotion des politiques de recherche-développement et des systèmes d’éducation et d’innovation, qui sont au cœur de la compétitivité non liée aux prix.

— Troisièmement, la fourniture d’une aide aux pays pour qu’ils adaptent leurs structures de production, leur système de sécurité sociale et leur marché de l’emploi aux nouveaux défis créés par la mondialisation et l’internationalisation du processus de production.  Dans ce domaine, il convient de suivre la “voie européenne”, la “voie de la Sozialmarktwirtschaft”, qui reconnaît que des systèmes de protection sociale forts ont apporté la preuve qu’ils pouvaient améliorer la compétitivité.

Outre la politique budgétaire, l’autre priorité devrait être l’achèvement du marché intérieur.  Les services sont indispensables au bon fonctionnement des processus de production transfrontières.  Les entreprises européennes vivent encore sur un marché des services fragmenté, ce qui les désavantage forcément par rapport à leurs concurrents des États-Unis et, de plus en plus, de la Chine, qui sont intégrés dans un marché des services de dimension continentale.  En bref, l’Europe a besoin d’un “Pacte de stabilité, de croissance et de compétitivité”.

Permettez-moi de conclure par un mot sur la réforme institutionnelle de l’UE.  L’Union ne pourra concrétiser un plan de croissance que si elle agit en véritable acteur politique, ce qui implique quatre mesures.

— Premièrement, revenir aux méthodes de la Communauté et rétablir le rôle central de la Commission.  Il est peu probable que les directoires ou d’autres formes d’instances de négociation intergouvernementale répondent correctement aux intérêts transnationaux créés par les réseaux de production européens, et ils sont trop facilement mobilisés par des intérêts particuliers d’échelle locale.  Nous devons accepter une réalité:  la crédibilité de l’UE sur la scène mondiale est en corrélation directe avec les méthodes de la Communauté, tant sur le plan positif que sur le plan négatif.

— Deuxièmement, les pouvoirs de l’UE devraient être limités mais efficaces.  La stratégie de croissance de l’UE, ou programme de Lisbonne, était trop fortement tributaire du concept de l’Union et du rôle de sa Commission en tant que coordinateur des politiques nationales.  Nous devrions reconnaître que ce modèle politique, basé sur un système intergouvernemental et sur la pression des pairs — selon le principe de la “méthode ouverte de coordination” — n’a pas permis d’améliorer la croissance.

— Troisièmement, le pouvoir accru de l’UE devrait s’accompagner d’une légitimité démocratique plus forte.  En 1998, le groupement Notre Europe a diffusé une note de politique au titre évocateur:  “De la monnaie unique au scrutin unique”, envisageant de lier le choix du président de la Commission aux résultats des élections européennes, chaque formation politique présentant un candidat durant la campagne.

— Quatrièmement, les réformes institutionnelles ne sauraient attendre.  Certaines de ces mesures ne nécessitent pas de modifier les traités, alors que d’autres si.  L’Union européenne d’aujourd’hui est à géométrie variable.  Si l’on ne peut trouver d’accord plus large, il faudra poursuivre sur la voie institutionnelle en suivant des formes de coopération plus approfondies, comme nous l’avons vu lors de la négociation du nouveau traité.

 

Conclusions

Si l’Europe veut sortir de la crise actuelle, elle doit rétablir la croissance économique en trouvant la place qui lui revient dans l’économie mondiale.  Pour cela, deux réformes complémentaires sont nécessaires.  Premièrement, il faut que l’UE devienne un véritable acteur politique disposant de ressources budgétaires indépendantes.  Deuxièmement, les politiques publiques de l’Union devraient essentiellement viser à améliorer la compétitivité des entreprises européennes sur les marchés mondiaux.  Pour que ces changements puissent intervenir, le processus d’intégration politique devra faire un bond en avant hic et nunc, et non dans un avenir lointain.

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