NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

“Gouvernements locaux, gouvernance mondiale”


POUR EN SAVOIR PLUS:
> Allocutions: Pascal Lamy

  

Lord Patten of Barnes, cher Chris,
Professeur Goldin, cher Ian,
Mesdames et Messieurs,

C’est un grand plaisir pour moi d’être présent à Oxford aujourd’hui pour vous faire part de mes vues sur la gouvernance mondiale, une question sur laquelle la Martin School travaille beaucoup, puisque l’un de vos principaux axes de travail consiste à trouver des solutions aux défis mondiaux futurs.  Il s’agit également de l’un des grands défis de notre époque.

Nous vivons dans un monde de plus en plus interdépendant et de plus en plus interconnecté.  En réalité, personne n’aurait pu imaginer à quel point notre interdépendance s’est accrue!  Les chocs économiques et financiers se propagent plus vite que jamais auparavant.  Avec la crise économique, nous nous sommes aperçus que l’effondrement partiel d’une économie pouvait entraîner une réaction en chaîne à travers le globe.  Avec la crise climatique, que notre planète était un ensemble indivisible.  Avec la crise alimentaire, que nous dépendions de la production et des politiques des uns et des autres pour assurer notre subsistance.  Et avec l’épidémie de grippe, qu’une coopération internationale rapide était essentielle.  L’ampleur des défis auxquels le monde est confronté a profondément changé au cours des dernières décennies — plus profondément, selon moi, que nous ne le pensons.  Le monde d’aujourd’hui est presque méconnaissable lorsqu’on le compare au monde dans lequel nous vivions il y a une génération.

Il suffit de regarder la façon dont le commerce se déroule.  Grâce à la baisse des coûts de transport et aux technologies de l’information et des communications, il est désormais moins coûteux d’expédier un conteneur de Marseille à Shanghai que de l’expédier à travers l’Europe.  Les chaînes de production sont devenues véritablement mondiales parce que les entreprises localisent les diverses étapes du processus de production sur les marchés qui offrent le meilleur rapport coût‑efficacité.  Apple est l’exemple le plus frappant de cette mondialisation des chaînes de production.  Son célèbre iPod est conçu aux États‑Unis, fabriqué avec des composants venant du Japon, de Corée et de plusieurs autres pays asiatiques et assemblé en Chine par une entreprise du Taipei chinois.  De nos jours, la plupart des produits ne sont pas “Fabriqués au Royaume‑Uni” ni “Fabriqués en France”;  ils sont en réalité “Fabriqués dans le monde”.

Au cours des 70 dernières années, nous avons établi le cadre juridique et institutionnel permettant de gérer une intégration économique plus étroite aux niveaux régional et mondial.  L’OMC fait bien sûr partie de ce dispositif car elle est responsable de la gouvernance des relations commerciales internationales.

Cependant, alors que le monde est de plus en plus interconnecté et que les défis revêtent une dimension véritablement mondiale, la gouvernance reste très largement locale.  Il existe un décalage frappant entre la réalité de l’interdépendance actuelle, les défis qui en résultent et la capacité des gouvernements de convenir, au niveau politique, de la manière d’y faire face.

En effet, le système international repose sur le principe et la politique de la souveraineté nationale:  l’ordre westphalien de 1648 reste très présent dans l’architecture internationale actuelle.  En l’absence d’un gouvernement véritablement mondial, la gouvernance mondiale résulte de l’action des États souverains.  Elle est inter‑nationale.  Elle se fait entre les nations.  En d’autres termes, la gouvernance mondiale, c’est la mondialisation de la gouvernance locale.

Mais, il ne suffit pas de créer des groupements informels ou des organisations internationales spécialisées, tous “pilotés par les Membres”, pour réussir à résoudre, d’une manière cohérente et efficace, les problèmes mondiaux actuels.  En fait, l’ordre westphalien constitue lui‑même un défi, comme la récente crise l’a démontré de manière brutale.  La politique locale a pris l’ascendant sur la résolution des problèmes mondiaux.  Les gouvernements sont trop occupés à traiter les problèmes nationaux pour consacrer suffisamment d’attention et d’énergie aux négociations multilatérales, qu’il s’agisse des négociations commerciales ou des négociations sur le climat.

Pour moi, la gouvernance mondiale doit relever quatre grands défis aujourd’hui.

Le premier est celui du leadership, c’est‑à‑dire la capacité d’incarner une vision et d’inspirer une action, afin de créer une dynamique.  Qui est le leader?  Doit‑il être une superpuissance?  Un groupe de leaders nationaux?  Choisis par qui?  Ou faut‑il que ce soit une organisation internationale?

Le deuxième est celui de l’efficacité, c’est‑à‑dire la capacité de mobiliser des ressources, de résoudre les problèmes rencontrés dans la sphère internationale, d’obtenir des résultats concrets et visibles au profit des citoyens.  La principale difficulté ici est que l’ordre westphalien favorise les “opposants”, ceux qui peuvent bloquer des décisions et empêcher ainsi l’obtention de résultats.  Il devient donc difficile de prendre des décisions au niveau international, ce qui remet en question l’efficacité de tout le système.

Le troisième est celui de la cohérence, parce que le système international repose sur la spécialisation.  Chaque organisation internationale s’occupe d’un nombre limité de questions.  L’Organisation mondiale du commerce traite de commerce, l’Organisation internationale du travail des questions liées au travail, l’Organisation météorologique mondiale de météorologie et ainsi de suite.  Le fait est que l’ONU n’englobe pas réellement tous les domaines, à supposer que cela ait été sa vocation première.

Selon moi, le dernier défi est celui de la légitimité — car la légitimité est indissociable de la proximité, d’un sentiment de “communauté”.  Je veux dire par là le sentiment partagé d’appartenance à une communauté.  Ce sentiment, généralement fort au niveau local, a tendance à s’affaiblir sensiblement à mesure que l’on s’éloigne du pouvoir.  Il est enraciné dans des mythes communs, une histoire commune et dans un patrimoine culturel collectif.  Il n’est donc pas étonnant que les politiques de taxation et de redistribution demeurent, pour la plupart, une prérogative locale!

Il existe un endroit où l’on a tenté de relever ces défis et où l’on a testé, au cours des 60 dernières années, de nouvelles formes de gouvernance:  c’est l’Europe.  La construction européenne est l’expérience de gouvernance supranationale la plus ambitieuse jamais menée à ce jour.  C’est l’histoire d’une interdépendance souhaitée, définie et organisée entre les États membres.  Comment cette entreprise a‑t‑elle permis de relever les défis que je viens d’exposer?

Premièrement, s’agissant de l’efficacité, l’Europe obtient, selon moi, de plutôt bons résultats.  Grâce à la primauté du droit communautaire sur le droit national.  Grâce au travail effectué par la Cour européenne de justice pour garantir l’application et le respect du droit.  Et grâce à une définition claire de la relation entre la Commission, le Parlement et la Cour européenne de justice.  Elle obtient aussi de bons résultats pour ce qui est des politiques de redistribution.  Les fonds structuraux et les politiques de cohésion de l’Europe ont globalement joué un rôle clé dans le développement des régions et des États membres.

Le bilan est plus nuancé si nous examinons la question du leadership.  À cet égard, l’Europe a obtenu des résultats relativement satisfaisants tant que le leadership de la Commission était accepté.  C’est la Commission qui est à l’origine de la création du marché intérieur au début des années 1990 et de l’euro à la fin des années 1990, deux succès majeurs du projet de construction européenne.  Mais aujourd’hui, ce leadership est remis en cause par la concurrence entre la Commission et le Conseil européen.  Cette concurrence n’affecte pas seulement le leadership de l’Europe, elle affaiblit également la cohérence de l’action européenne.  Elle a une incidence sur la manière dont l’Europe est perçue à l’étranger.

Enfin, la légitimité est le domaine dans lequel, selon moi, l’Europe s’en sort le moins bien.  L’écart se creuse entre les opinions publiques européennes et le projet européen.  On aurait pu s’attendre à ce que la mise en place du système institutionnel européen, avec les pouvoirs croissants confiés au Parlement européen, entraîne un renforcement de la légitimité, mais la diminution du nombre de personnes participant aux élections du Parlement européen tend à démontrer le contraire.  L’Europe continue à être perçue comme distante, éloignée de la vie et des préoccupations quotidiennes des citoyens.  Les efforts constants qui ont été faits au cours des 50 dernières années pour adapter les institutions européennes aux exigences démocratiques n’ont cependant pas produit l’étincelle démocratique attendue.  L’euroscepticisme gagne du terrain, souvent encouragé par des dirigeants politiques tentés de tenir l’Europe pour responsable des décisions difficiles qu’ils doivent prendre au niveau national, à plus forte raison en période de crise.  La légitimité reste une épreuve décisive pour l’Europe.

C’est une période difficile pour le processus d’intégration européen, car on ne sait pas très bien quel sera son orientation future.  Je pense néanmoins que nous pouvons en tirer des enseignements utiles pour la gouvernance mondiale.  Permettez‑moi d’exposer quelques idées pragmatiques pour tenter de combler le déficit de gouvernance mondiale.

Premièrement, l’expérience européenne est riche d’enseignements en ce qui concerne à la fois les institutions et les outils.

S’agissant des institutions, le processus d’intégration européenne montre que la gouvernance supranationale peut fonctionner.  Il va de soi que ce processus n’est pas dénué de difficultés, et il est fort peu probable que ce qui a été accompli au niveau européen puisse être reproduit au niveau international.  Le paradigme européen a été mis au point dans des conditions de température et de pression très spécifiques.  Il a été façonné par l’héritage géographique et historique du continent européen, un continent ravagé par deux guerres mondiales.  D’où une aspiration collective à la paix, à la stabilité et à la prospérité.

J’ai néanmoins la ferme conviction que l’on peut trouver un moyen de mieux articuler les trois éléments de la gouvernance à l’échelle mondiale à travers ce que j’ai appelé le “triangle de cohérence”.

Le premier côté de ce triangle est actuellement représenté par le G‑20, qui remplace l’ancien G‑8 et qui assure le leadership politique, donne les orientations générales et garantit la cohérence.  Le deuxième côté correspond aux Nations Unies, qui fournissent un cadre de légitimité globale à travers l’obligation faite aux responsables de rendre compte de leur action.  Le troisième côté regroupe les organisations internationales conduites par les Membres, qui fournissent les savoir‑faire et les contributions spécialisées, qu’il s’agisse de règles, de politiques ou de programmes.

Ce “triangle” de gouvernance mondiale prend progressivement forme.  Des passerelles reliant le G‑20 aux organisations internationales et au système des Nations Unies commencent à se mettre en place.  J’ai moi‑même participé à des réunions du G‑20, aux côtés des chefs de secrétariat de plusieurs autres organisations internationales.  La présidence du G‑20 a organisé des séances d’information régulières à l’Assemblée générale des Nations Unies.  Des sessions spéciales consacrées au commerce ont été régulièrement organisées pendant les sommets du G‑20, ce qui nous a donné, à l’OMC, l’impulsion politique dont nous avions besoin.  L’appui politique du G‑20 m’a permis, à l’aube de la crise financière de 2008, de mettre en place une surveillance accrue de l’évolution des politiques commerciales, qui s’est révélée des plus utiles et des plus efficaces pour contenir le protectionnisme.

S’agissant des outils, je pense que l’expérience européenne dans les domaines de l’élaboration de règles, de la transparence et de l’examen par des pairs offre des pistes intéressantes à l’échelle mondiale.  L’examen par des pairs me semble un outil de gouvernance “westphalien” efficace car il touche à la fierté des nations souveraines.

La deuxième idée dont j’aimerais vous faire part est l’importance du régionalisme.  Il faudrait encourager davantage les processus d’intégration régionale, qui permettent une familiarisation progressive au principe de supranationalité.  Par la voie de l’intégration régionale, nous avons la possibilité de nous attaquer aux problèmes de notre époque à un niveau où l’affectio societatis est plus forte.  À un niveau où le sentiment d’appartenance, de communauté est plus prégnant.  L’intégration régionale représente, selon moi, l’étape intermédiaire indispensable entre gouvernance nationale et gouvernance mondiale.  L’Amérique centrale, l’Afrique de l’Est ou l’ASEAN en sont de bons exemples.  Mais le régionalisme n’est pas une recette miracle.  Il peut rencontrer les mêmes difficultés que la gouvernance mondiale et se heurter à des tendances nationalistes qui réduisent le niveau d’ambition.

Enfin, il faut accorder davantage d’attention aux valeurs.  À elles seules, les institutions, qu’elles soient régionales ou internationales, ne suffisent pas, comme le montre l’expérience de la gouvernance mondiale que nous avons acquise à ce jour.  L’établissement d’un système de gouvernance efficace nécessite non seulement un dispositif institutionnel, mais également un objectif commun et des valeurs partagées.

La réussite du processus d’intégration monétaire européen est le fruit de valeurs partagées s’appuyant sur un objectif commun.  C’est la combinaison de ces deux éléments qui a conduit à la mise en place d’un dispositif institutionnel.  La création de l’euro est un projet dont la maturation aura pris 30 années depuis le rapport Werner, en 1969, jusqu’au rapport de Jacques Delors sur l’Union économique et monétaire.  La structure institutionnelle a ensuite été mise en place relativement vite:  il n’a fallu que trois semaines pour décider de la création de la Banque centrale européenne, la plus fédérale des institutions européennes.

Aujourd’hui, l’Europe prend conscience du fait que l’intégration monétaire ne peut pas fonctionner sans une plus grande intégration économique et politique.  La monnaie unique ne suffit plus.  Il faut d’autres politiques économiques communes à l’échelle européenne.  En même temps, les institutions existantes ne peuvent pas compenser le manque de valeurs partagées et d’objectifs communs en vue de l’approfondissement, plus que nécessaire, de cette intégration économique européenne.  Faute d’un débat approprié et d’une vision partagée de ces objectifs communs, l’Europe continuera à avancer péniblement.

Que nous manque‑t‑il donc dans le cas de la gouvernance mondiale?  Nous disposons déjà d’une série de dispositifs institutionnels dans certains domaines, mais ils ne s’appuient pas sur une base suffisamment solide de valeurs et de principes fondamentaux.  C’est, à mon avis, un domaine où la gouvernance mondiale pourrait mieux faire.

Ce qui fait défaut aujourd’hui, c’est un socle de valeurs communes au niveau international, au nom desquelles des actions seraient menées.  Par exemple, la question des inégalités sociales n’est pas comprise dans la vision des Nations Unies telle qu’elle a été conçue dans les années 1950.  Notre monde a besoin d’un socle de valeurs communes, qui seraient partagées non seulement par “l’Ouest”, mais également par le “reste” du monde.  Faute d’accord sur ces principes de base, il est difficile de parler de “biens publics mondiaux”.  Les biens publics s’appuient nécessairement sur des valeurs communes.  Pour relever efficacement les défis mondiaux d’aujourd’hui, ce qui revient bien souvent à défendre, promouvoir ou protéger les biens publics mondiaux, nous devons partager un sens des valeurs commun afin d’améliorer la gouvernance mondiale.  En réalité, nous avons besoin d’une nouvelle déclaration des droits et des responsabilités au niveau mondial.

Nous constatons, à l’OMC même, une importance croissante des valeurs.  Les règles sont de moins en moins conçues pour protéger les producteurs et de plus en plus pour protéger les consommateurs.  Des questions telles que le commerce et la santé et le commerce et l’environnement, dans lesquelles les valeurs jouent un grand rôle, ont gagné en visibilité.  Alors que les obstacles traditionnels au commerce tels que les restrictions quantitatives ou les droits de douane sont de moins en moins nombreux, les disparités entre les différentes réglementations risquent de devenir une entrave à l’ouverture des marchés et aux économies d’échelle.  Dans une certaine mesure, le commerce mondial est arrivé au stade où était l’Europe dans les années 1970:  il n’y a plus de droits de douane, mais il n’y a pas encore de marché intérieur.  Pour y parvenir, que ce soit au moyen de l’harmonisation ou de la reconnaissance mutuelle, il faudra davantage de confiance.  Et la confiance s’établit sur un socle de valeurs communes.

Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai eu la chance de travailler à trois niveaux de gouvernance différents, que j’ai l’habitude de comparer aux trois états de la matière:  le niveau national, que je considère comme l’état solide;  le niveau européen, qui est l’état liquide;  et le niveau international, qui s’apparente plutôt à l’état gazeux.  Aujourd’hui, le défi à relever est de tenter de faire passer la gouvernance mondiale de son état gazeux à un état plus solide.

Mais, en raison de ce déficit fondamental de gouvernance mondiale, la solution n’est pas de mondialiser des problèmes locaux, mais de rapporter à l’échelle locale des problèmes mondiaux, de faire en sorte qu’ils soient mieux acceptés par les citoyens pour renforcer le sentiment de communauté dont je viens de parler.  Pour cela, il faut un leadership fort, non seulement au niveau international, mais surtout au niveau national car, dans l’ordre westphalien, il n’y a pas de leadership international sans leadership national.  À l’évidence, il est plus facile d’avoir un tel leadership dans des pays plus petits et plus homogènes que dans des pays plus grands et plus divers, mais les enjeux d’un leadership fort sont les mêmes pour tous.  C’est là, selon moi, le problème le plus urgent auquel la gouvernance mondiale est confrontée aujourd’hui.

Je vous remercie de votre attention.

 

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