NOUVELLES: ALLOCUTIONS DG PASCAL LAMY
Munich, 4 mai 2006
L'Europe et la nouvelle division du travail
5ème Sommet économique de Munich
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Pascal Lamy
Bundesminister Michael Glos,
Lieber Jürgen Chrobog,
Herr Professor Hans-Werner Sinn,
Meine Damen und Herren,
Les économistes racontent souvent comment Paul Samuelson, lauréat du
prix Nobel, mis au défi de citer une découverte importante et pas
évidente au sujet de sa discipline, aurait répondu: “l'avantage
comparatif”. La théorie de David Ricardo, qui montre comment
l'Angleterre, qui produit des tissus et le Portugal, qui produit du vin,
développent tous les deux leur production de ces produits par le biais
de la spécialisation, est à l'origine de l'idée des avantages du
commerce ouvert.
En produisant des biens et des services pour lesquels il a un avantage
comparatif, et en en important d'autres, un pays crée plus de valeur
qu'il ne le ferait autrement. Idéalement, le commerce permet aux pays de
se spécialiser dans les produits dans lesquels ils sont les meilleurs,
et d'en importer d'autres, et chacun y trouve son compte. Du même coup,
l'économie de tous les pays se développe.
Pour l'homme de la rue, le commerce est souvent synonyme d'exportation
et d'importation de biens de consommation. Un pays comme l'Allemagne,
par exemple, exporterait des automobiles et importerait des fruits
tropicaux. Il en était ainsi jusqu'à une époque récente. Mais de
nouvelles formes de division internationale du travail sont apparues,
comme la délocalisation ou la sous-traitance, selon lesquelles certains
stades de la production se font à l'étranger, si bien que le commerce
cesse de porter exclusivement sur des biens de consommation finis, et
que l'on assiste à une augmentation du commerce des intrants.
La délocalisation et l'externalisation ont donné naissance à un système
complexe d'interconnexions entre les pays qui produisent et qui
exportent différents produits finaux et intermédiaires. C'est ainsi
qu'un pays comme l'Allemagne finit par importer non seulement des
bananes (soit dit en passant, l'un de mes fruits préférés), mais aussi
des pièces d'automobiles, alors qu'il continue d'exporter des
automobiles. Cette division croissante au niveau des stades de
production — et la division du travail qui s'ensuit — procède du désir
des entreprises d'accroître la productivité et de créer plus de valeur
qu'elles ne le feraient autrement.
Les chiffres attestent cette spécialisation croissante dans les années
50, le PIB mondial a augmenté de 5 pour cent et les exportations
mondiales de marchandises de 7 pour cent. En 2004, ce chiffre était
beaucoup plus élevé: le PIB mondial avait augmenté de 4 pour cent et le
commerce mondial des marchandises de près de 10 pour cent. La croissance
du commerce international est aujourd'hui un multiple de la croissance
de nos économies. Ce multiple, qui est en augmentation, est le meilleur
moyen de donner la mesure de cette évolution.
La difficulté pour les pays, grands ou petits, riches ou pauvres, est de
pouvoir s'approprier les effets positifs du commerce sur la croissance.
Il faut pour cela que les économies assument les changements. Qu'est-ce
à dire? C'est-à-dire que les facteurs de production doivent être
réaffectés à des activités différentes. Le changement peut être
douloureux et requiert souvent des investissements dans toute une gamme
de facteurs, sociaux et économiques. Si l'ouverture du commerce peut
être profitable à l'ensemble de l'économie, il se peut qu'un certain
nombre d'individus en fassent les frais. L'ouverture du commerce est
donc un défi pour les pays, car les gouvernements doivent trouver les
moyens de faire face aux souffrances et aux difficultés dues au
changement, ainsi qu'à ses conséquences pour toute la population.
À cet égard, le commerce international fonctionne à l'image du progrès
technologique: il crée des gains d'efficacité, ce que les économistes
adorent; il transforme le tissu économique et social, ce à quoi les
politiciens ont tendance à résister. Entre les deux, les entrepreneurs
quant à eux savent que l'esprit d'initiative, le courage d'opérer des
changements et la capacité de faire face aux coûts de transition, sont
indispensables pour recueillir les fruits du changement.
Le commerce et le progrès technologique, non seulement posent des
problèmes analogues aux économies, mais sont deux phénomènes
interdépendants. Le commerce stimule le changement technologique à
mesure que les nouvelles technologies incorporées aux produits importés
deviennent accessibles. De son côté le changement technologique favorise
le commerce — grâce par exemple aux moyens de communication et aux
technologies de transport modernes —, si bien qu'il est parfois
difficile de dire de ces deux forces quelle est celle qui entraîne
l'autre.
Ce qui est certain, c'est que les changements — et les souffrances — dus
aux effets conjugués de l'ouverture du commerce et du progrès
technologique sont souvent imputés exclusivement à l'ouverture du
commerce. Les citoyens et les gouvernements savent, consciemment ou
inconsciemment, qu'il n'y a pas de retour en arrière en matière de
nouvelles technologies. En revanche, l'histoire a montré que l'on peut
faire machine arrière en matière d'ouverture du commerce.
D'où l'importance de l'OMC — dont les accords contiennent une série de
règles et procédures destinées à servir de cadre à l'ouverture du
commerce. C'était déjà le cas à l'époque du GATT, qui consacrait trois
règles fondamentales: 1) la non-discrimination entre les partenaires
commerciaux (clause de la nation la plus favorisée); 2) la
non-discrimination entre produits nationaux et produits importés une
fois que les marchandises sont dédouanées; et 3) la consolidation des
droits d'importation ou “sécurité des concessions” — c'est-à-dire
l'obligation d'appliquer le droit d'importation maximal pour les
marchandises, généralement convenu avec les autres pays au cours d'un
cycle de négociations commerciales multilatérales.
Ces trois principes fondamentaux sont développés sur plus de 500 pages
dans les Accords de l'OMC dont les règles sont aujourd'hui la pierre
angulaire sur laquelle reposent le commerce mondial des marchandises et
des services et les droits de propriété intellectuelle. L'OMC a
également mis en place un solide mécanisme de règlement des différends
commerciaux — innovation remarquable en droit international pour sa
capacité à régler les différends de manière pacifique. Le mécanisme de
règlement des différends de l'OMC sert d'arbitre pour l'application de
ces règles, et c'est un arbitre crédible puisqu'il a la faculté
d'autoriser l'imposition de sanctions en cas de non-respect des règles.
Plus de 300 différends commerciaux ont été portés devant l'OMC au cours
de ses dix ans d'existence, et le système a permis de faire en sorte que
la règle de droit soit appliquée et respectée par tous les Membres,
quelles que soient leurs dimensions ou leur puissance économique. Depuis
1995, grâce au mécanisme de règlement des différends, une somme de
décisions, qui interprètent et clarifient bon nombre de ces règles, a
été constituée.
Nous le savons tous — il suffit de lire la presse économique pour avoir
la preuve de certaines tendances inquiétantes qui se font jour
actuellement — les gouvernements seront toujours soumis à des pressions
pour adopter des solutions protectionnistes de fortune face à certains
problèmes commerciaux, en particulier ceux qui suscitent, directement ou
indirectement, l'intérêt de la population. Les règles de l'OMC
permettent aux gouvernements d'apaiser ces tensions car elles
constituent un point de référence extérieur sur lequel s'appuie le
pouvoir politique pour défendre une réaction plus mesurée.
En pareille situation, l'OMC est l'ancre à laquelle les gouvernements
s'accrochent pour résister aux vagues du protectionnisme. Il va de soi
que cela ne fait pas de l'OMC une institution populaire auprès du public
ou des hommes politiques — j'ai été pour ma part le témoin (et la cible)
de manifestations, rares mais énergiques, d'hostilité à l'égard de l'OMC
de la part d'ONG ou d'étudiants. Mais l'OMC permet de dissiper
l'illusion que le protectionnisme est un moyen relativement peu coûteux
de faire face aux problèmes commerciaux. Il ne faut pas beaucoup de
temps pour imposer des restrictions au commerce, mais il faut parfois
des décennies pour les supprimer.
Les règles de l'OMC sont-elles parfaites, ceux qui critiquent l'OMC
ont-ils entièrement tort? Les règles, certes, ne sont pas parfaites, et
une partie des critiques est plus que justifiée. Le système commercial
multilatéral a besoin d'être amélioré, ce qui se fait surtout par la
voie de négociations.
Les négociations en cours — le Programme de Doha pour le développement —
recouvrent plus de 25 questions différentes, qui sont négociées par 150
Membres et tranchées par consensus. Un observateur objectif dirait que
la tâche est impossible, relèverait une série d'échéances manquées dans
les négociations, dirait que le cycle de négociations actuel est voué à
l'échec. Je suis convaincu pour ma part qu'avec la bonne volonté de tous
les Membres cette tâche est réalisable. Elle est extrêmement difficile,
mais elle est réalisable.
En ce moment, la clé de cette dernière manche des négociations en cours
se trouve dans une large mesure entre les mains de l'Union européenne,
des États-Unis et du groupe de pays en développement émergents, le
“G-20”. Les grandes questions sont les tarifs appliqués aux produits
agricoles et les droits de douane appliqués aux produits industriels, et
les subventions à l'agriculture.
Il est évident qu'il ne faut pas en déduire que les autres Membres ou
groupes, comme ceux qui réunissent la plupart des pays en développement
les plus pauvres, ne jouent pas un rôle important dans les négociations,
mais leurs principaux intérêts se ramènent en quelque sorte à ces
questions. Il ne faut pas en déduire non plus que des questions comme
l'ouverture du commerce des services ou la mise à jour des procédures
antidumping ne sont pas importantes pour le système.
En réalité, les négociations achoppent sur trois questions et la
situation peut se résumer ainsi: le G-20 et les États-Unis veulent que
l'Union européenne réduise fortement les droits à l'importation sur les
produits agricoles; l'Union européenne et le G-20 veulent que les
États-Unis réduisent leurs subventions à l'agriculture; et enfin l'Union
européenne et les États-Unis veulent que les économies émergentes comme
le Brésil, l'Inde et l'Afrique du Sud (qui font partie du G-20)
abaissent les droits sur les produits industriels.
Le présent cycle, comme vous le savez, n'en est pas à ses débuts.
Beaucoup de choses ont été faites depuis 2001, en particulier à la
Conférence ministérielle de Hong Kong de décembre 2005, et nous avons
déjà réalisé des progrès importants. Les propositions présentées nous
permettent d'être assurés que ce cycle de négociations ne sera pas un
cycle anodin, un “cycle au rabais” pour reprendre l'expression de
certains commentateurs.
Laissez-moi vous donner un rapide aperçu de ce qui a déjà été proposé.
En ce qui concerne l'agriculture, il a été décidé que 2013 était la date
limite pour l'élimination des subventions à l'exportation. Il est
entendu que l'Union européenne, les États Unis et le Japon sont les
Membres qui opéreront les réductions les plus importantes des
subventions à l'agriculture qui ont des effets de distorsion des
échanges, et qu'il s'agira d'abaissements effectifs, ce qui est une
amélioration considérable par rapport au cycle précédent. En ce qui
concerne les produits industriels, il existe une large concordance de
vues sur une formule pour les réductions tarifaires, la “formule
suisse”, dans laquelle les droits élevés font l'objet de réductions plus
importantes. Un nouveau pas a été franchi vers l'accès en franchise et
hors contingent aux pays les plus défavorisés Membres de l'OMC. En ce
qui concerne les services, les négociations se concentrent sur certains
secteurs comme les services informatiques, les services d'ingénierie et
les services logistiques et les services financiers, parmi d'autres.
Enfin, un programme “Aide pour le commerce” est en cours d'élaboration
pour aider les pays en développement à agir sur les contraintes du côté
de l'offre. On espère que ce programme aidera les pays qui représentent
aujourd'hui près des deux tiers des Membres de l'OMC à faire en sorte
que les gains en matière d'accès aux marchés qu'ils tireront du Cycle de
Doha ne soient pas purement théoriques et constituent des possibilités
commerciales réelles. Dans l'ensemble, le cycle de négociations devrait
être un meilleur moyen d'offrir des chances égales à tous en matière de
commerce international, ce qui s'accorde tout à fait avec la théorie de
l'avantage comparatif.
Et l'Allemagne dans tout cela?
D'abord, au cours des dernières années, l'Allemagne a été le principal
exportateur de marchandises, un véritable “Exportweltmeister”. Si l'on y
ajoute les services, l'Allemagne vient au deuxième rang, après les États
Unis. Les exportations occupent donc une place importante dans
l'économie allemande. Le ratio des exportations au PIB est passé de 30 à
près de 40 pour cent au cours des 20 dernières années.
Il est difficile de quantifier exactement les gains qu'une meilleure
intégration au marché européen et au marché mondial a apportés à
l'Allemagne, comme l'ont souligné un certain nombre d'observateurs,
parmi lesquels le Professeur Sinn. Ce qui est certain, c'est que
l'Allemagne, avec des résultats d'exportation impressionnants, a tiré
profit de cette meilleure intégration. Encore une fois, on peut se
demander “combien” elle a gagné à participer à un système de commerce
international plus ouvert, mais certainement pas “si” elle a gagné.
Nous avons aussi une assez bonne idée de la manière dont les pays
peuvent maximiser les avantages obtenus grâce à leur intégration dans
l'économie mondiale. Nous connaissons, par exemple, l'importance
croissante de l'éducation et de la recherche-développement pour ce qui
est du lien entre le commerce et les gains qu'un pays tire des
exportations et des importations. Les règles qui régissent le marché du
travail elles aussi influent sur la manière dont un pays peut tirer
parti des opportunités qui se présentent sur les marchés mondiaux et sur
la manière dont les gains sont répartis.
Le principal partenaire commercial de l'Allemagne est l'Union
européenne. En 2005, 63 pour cent des exportations de l'Allemagne
étaient destinés aux 24 autres États membres de l'Union européenne et 64
pour cent de ses importations provenaient de ces pays. Mais d'après les
milieux industriels allemands eux mêmes, c'est le commerce avec les pays
tiers qui a les meilleures perspectives de croissance. Selon un document
récent de la Fédération allemande de l'industrie — la BDI —, la Chine,
le Brésil et l'Inde sont des marchés d'exportation de première
importance pour l'Allemagne, et ont un grand potentiel de croissance.
Le secteur automobile continue d'être un secteur clé pour l'Allemagne et
est à l'origine, directement ou indirectement, d'un emploi sur sept.
Aujourd'hui déjà, plus d'un quart des ventes de ce secteur sont
destinées à des pays extérieurs à l'Union européenne. La demande
d'automobiles allemandes des nouveaux pays industrialisés d'Asie devrait
augmenter dans des proportions importantes dans les années à venir. Le
secteur de l'ingénierie est également l'un des secteurs d'exportation
les plus importants d'Allemagne et réalise plus de 50 pour cent des
recettes de ses ventes en dehors de l'Union européenne. L'industrie
chimique et l'industrie électrique sont importantes aussi. L'Allemagne
est aussi un gros exportateur de certains services, en particulier les
services d'assurance et de réassurance.
Il est évident que l'Allemagne a beaucoup à gagner du succès du Cycle de
Doha. L'Allemagne est un pays extrêmement compétitif, qui jouit d'un
avantage comparatif dans le secteur manufacturier et dans le secteur des
services. Pour elle, comme pour tous les autres pays, l'important c'est
de continuer de travailler dur, d'avoir le courage de s'adapter à une
situation en constante évolution et de ne pas se laisser décourager.
Comme vous le voyez, ces problèmes ne sont pas tellement différents de
ceux qui attendent les équipes nationales qui vont participer à la Coupe
du Monde de football qui se déroulera dans notre pays le mois prochain —
continuer de travailler dur, s'adapter à l'évolution de la situation, ne
pas se laisser décourager. Je suis sûr que, si elle suit ces conseils,
la “Mannschaft” aura de fortes chances de succès dans la Coupe du Monde,
tout comme l'Allemagne dans le domaine du commerce international. Comme
toutes les bonnes équipes, l'Allemagne et l'Europe savent que ce qu'il
leur faut ce sont des règles claires et transparentes, des chances
égales pour tous et un arbitre digne de confiance. C'est pourquoi les
négociations de l'OMC sont si importantes pour vous tous.
Merci.