NOUVELLES: ALLOCUTIONS DG
PASCAL LAMY
Bangalore, India
Accords commerciaux multilatéraux ou
bilatéraux: quelle est la voie à suivre?
Sommet 2007 du Partenariat de la CII sur le thème “L'Inde émergente:
nouveaux rôles et nouvelles responsabilités”.
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Pascal Lamy
Je suis très heureux de me joindre à vous tous
aujourd'hui à Bangalore pour évoquer les nouveaux rôles et les nouvelles
responsabilités de l'Inde émergente. Que cela ait lieu à Bangalore n'est
pas un hasard. Troisième ville de l'Inde, qui contribue pour 35 pour
cent aux exportations de logiciels du pays, et qui abrite des
universités et des centres de recherche prestigieux dans des domaines
tels que les technologies de l'information ou les biotechnologies,
Bangalore est aujourd'hui un exemple de la façon dont la mondialisation
et l'ouverture peuvent apporter d'immenses possibilités et avantages à
nos concitoyens.
Mais avec le succès viennent aussi les défis: la pollution
atmosphérique, la congestion automobile ou les besoins d'infrastructures
pour n'en nommer que quelques-uns. Ces problèmes résultent aussi de la
mondialisation et pour que celle-ci soit acceptée de tous, il faut s'y
attaquer résolument, comme le suggère le titre de cette conférence.
Le commerce est l'une des manifestations de la mondialisation, avec ses
effets bénéfiques mais aussi ses côtés plus négatifs. Il est clair
aujourd'hui que le seul jeu des forces du marché ne sera pas suffisant
pour étendre les avantages de la mondialisation à tous, et que nous
devons élaborer des instruments pour tirer parti de ce phénomène, de
sorte qu'il soit bénéfique aussi bien aux pays développés qu'aux pays en
développement, et que ceux qui dans nos sociétés souffrent des
transformations qu'elle amène soient protégés comme il se doit.
L'un des outils à notre portée pour tirer parti de la mondialisation est
le système commercial multilatéral, c'est à dire l'OMC, d'où le fait que
le cycle de négociations lancé en 2001 à Doha a été appelé “Programme de
Doha pour le développement”. Ce cycle vise à rééquilibrer le système
commercial mondial en faveur des pays en développement, par une plus
grande ouverture des marchés et de nouvelles règles commerciales
adaptées à l'évolution des nouvelles réalités commerciales du XXIe
siècle.
Mais à mesure que l'OMC et son prédécesseur – le GATT – ont évolué, une
multitude d'accords commerciaux préférentiels ont été conclus par les
Membres de l'OMC. D'ici à 2010, près de 400 accords de cette nature
pourraient être en vigueur.
Ces accords préférentiels contredisent le principe de la
non-discrimination qui est l'une des pierres angulaires de l'OMC. Dans
ce cas, pourquoi tant de pays sont-ils prêts à accepter, au niveau
bilatéral, des règles et des disciplines qu'ils ne sont pas disposés à
accepter à l'échelon multilatéral?
L'attrait des accords commerciaux régionaux
Il y a à mon avis plusieurs explications au
fait que les accords bilatéraux sont plus attrayants que les
négociations multilatérales.
En premier lieu, ils semblent plus rapides à conclure. Les parties étant
moins nombreuses, les accords commerciaux préférentiels mettent moins de
temps à être finalisés. C'est souvent ce qui les rend très attrayants
pour les responsables politiques et les milieux d'affaires, qui veulent
des résultats rapidement.
En deuxième lieu, ils permettent d'ouvrir de nouveaux territoires. Du
fait de similitudes sur le plan des intérêts et de valeurs communes
souvent plus évidentes, des accords commerciaux bilatéraux peuvent être
conclus dans des domaines nouveaux comme l'investissement, la
concurrence, les normes techniques, les normes du travail ou les règles
en matière d'environnement, où il n'y a pas de consensus entre les
Membres de l'OMC.
Troisièmement, bon nombre des accords de libre-échange récents
comportent des considérations politiques ou géopolitiques. Les pays en
développement qui négocient avec des pays développés plus puissants,
s'attendent souvent à des avantages préférentiels exclusifs, ainsi qu'à
une aide au développement et à d'autres gratifications non commerciales.
Les accords bilatéraux sont aussi vus comme un moyen d'obtenir des “bons
points” et d'avoir un avantage sur d'autres Membres de l'OMC.
Les accords commerciaux bilatéraux sont également utiles aux
négociateurs pour apprendre à négocier, ce qui contribue à renforcer les
institutions commerciales du pays. Bien souvent, les accords commerciaux
régionaux ont permis d'instaurer la paix et une stabilité politique plus
grande. Enfin, ils sont souvent utilisés pour mener des réformes sur le
plan interne dans des domaines où le système multilatéral n'offre pas la
même efficacité.
Pourquoi les accords commerciaux bilatéraux ne peuvent-ils pas remplacer les règles multilatérales?
Mais à mon avis, les accords bilatéraux ne
peuvent pas remplacer les règles commerciales multilatérales. Laissons
de côté ce que nous disent les manuels de théorie du commerce: par
exemple, qu'ils perturbent le commerce et détournent les importations
des fournisseurs mondiaux les plus efficaces; je souhaiterais pour ma
part insister sur quatre limites fondamentales des accords bilatéraux.
Tout d'abord, la conclusion d'accords commerciaux régionaux peut inciter
à encore plus de discrimination, ce qui à la longue sera dommageable à
tous les partenaires commerciaux. Des pays qui ne font pas partie de
l'accord vont essayer de conclure des accords avec l'un des pays parties
afin de ne pas être exclus. C'est ce que l'on a appelé l'“effet domino”
ou l'“effet boule de neige”, qui explique largement l'activité observée
récemment en Asie en matière d'accords commerciaux régionaux. En
d'autres termes, la conséquence est que les préférences obtenues en
constituant un accord préférentiel au détriment de pays concurrents sont
souvent de courte durée. Plus il y a d'accords, moins les préférences
sont significatives.
En deuxième lieu, les accords bilatéraux ne peuvent pas régler les
questions d'ordre systémique comme les règles d'origine, les mesures
antidumping ou les subventions à l'agriculture ou au secteur de la
pêche. Ces questions ne peuvent tout simplement pas être traitées au
niveau bilatéral. Prenez par exemple les négociations visant à éliminer
ou à réduire les subventions agricoles ou les subventions aux pêcheries
qui faussent les échanges. Un éleveur ou un pêcheur “bilatéral” ou des
poulets ou des poissons “bilatéraux”, cela n'existe pas, pas plus qu'un
éleveur ou un pêcheur ou des poulets ou des poissons “multilatéraux”.
Les subventions sont versées aux éleveurs pour l'ensemble de leur
production de volailles. Il en va de même pour les règles visant à
lutter contre le dumping.
Troisièmement, la multiplication des accords commerciaux régionaux peut
compliquer grandement l'environnement commercial en créant un dédale de
règles incohérentes. Prenez le cas des règles d'origine: un nombre
croissant de Membres de l'OMC sont parties à plus d'une dizaine
d'accords commerciaux dont la plupart contiennent des règles d'origine
spécifiques pour un Membre donné, ce qui est nécessaire pour faire en
sorte que les préférences vont à votre partenaire et pas à d'autres.
Cela complique les processus de production des entreprises, qui peuvent
être obligées d'adapter leurs produits en fonction des différents
marchés préférentiels pour satisfaire aux règles d'origine. Cela
complique aussi la vie des agents des douanes, qui sont obligés
d'évaluer le même produit différemment en fonction de son origine, ce
qui compromet la transparence du régime commercial. Pour emprunter
l'expression du professeur Bhagwati, c'est là que l'on commence à avoir
une véritable “assiette de spaghetti”, un enchevêtrement de règles
d'origine.
Enfin, pour bon nombre de pays en développement petits et faibles,
conclure un accord bilatéral avec un grand pays puissant signifie une
marge de manœuvre plus réduite et une position plus faible dans la
négociation que dans le cadre de pourparlers multilatéraux. Ce ne sera
peut-être pas le cas pour l'Inde, la Chine et le Brésil ou les
États-Unis et les CE, mais il en ira différemment pour Maurice, Sri
Lanka, le Cambodge ou le Ghana.
La position de l'OMC concernant les accords commerciaux régionaux
Le GATT et à présent l'OMC reconnaissent le
droit, assorti de certaines conditions, qu'ont les Membres de conclure
des accords commerciaux régionaux et de déroger dans la mesure
nécessaire à certaines de leurs obligations dans le cadre de l'OMC.
L'OMC impose trois types de conditions de fond que les accords régionaux
doivent respecter pour être compatibles avec les règles de l'OMC.
Premièrement, en ce qui concerne l'incidence globale de l'accord
vis-à-vis des autres Membres, il y a obligation de ne pas élever
d'obstacles au commerce avec les tierces parties. Cet aspect est
quantifiable du point de vue des droits de douane, mais moins facile à
mesurer du point de vue d'autres règles commerciales comme les normes ou
les règles d'origine. Deuxièmement, il y a ce que nous appelons
“l'obligation extérieure”. Un accord de libre-échange ne peut pas se
traduire par des droits d'importation plus élevés pour ses membres,
tandis qu'une union douanière doit harmoniser les politiques
commerciales extérieures de ses membres et dédommager en conséquence les
non-membres concernés. En troisième lieu, pour ce qui est de la
“dimension interne” des accords commerciaux régionaux, les droits de
douane et les autres réglementations commerciales doivent être éliminés
pour “l'essentiel” des échanges commerciaux. À nouveau, la composante
droits de douane peut être quantifiée, mais c'est plus difficile dans le
cas des autres réglementations commerciales restrictives, en l'absence
de définition convenue de cette notion.
Il est donc clair que l'OMC autorise la conclusion d'accords commerciaux
régionaux, dans la mesure où leur fonctionnement ne conduit pas à des
situations où les pays qui n'en sont pas membres auraient à “payer le
prix” des préférences internes. Afin de garantir la cohérence, les
accords commerciaux doivent être notifiés “dans les moindres délais” à
l'OMC et être examinés par ses Membres avant leur mise en œuvre.
Options futures
Les accords commerciaux régionaux n'étant pas
près de disparaître, et compte tenu du fait que l'OMC les autorise, à
certaines conditions, le défi aujourd'hui est de voir comment faire en
sorte qu'ils contribuent au bon fonctionnement du système commercial
mondial en réduisant au minimum le risque qu'ils nuisent au bien-être
mondial ou limitent les économies d'échelle. C'est pourquoi les Membres
de l'OMC ont décidé d'inscrire la question des accords régionaux à
l'ordre du jour des négociations menées actuellement dans le cadre du
Programme de Doha pour le développement. Ils ont fait un premier pas
dans ce sens en décembre dernier en adoptant des mécanismes visant à
accroître la transparence des accords bilatéraux conclus par des Membres
de l'OMC. Cet accord préconise la notification des nouveaux accords
commerciaux régionaux avant l'application du traitement préférentiel. Il
demande un rôle renforcé pour l'OMC, dont le Secrétariat, agissant sous
sa propre responsabilité et en pleine consultation avec les parties,
établira une présentation factuelle de tous les accords commerciaux
régionaux notifiés à l'OMC. Ce processus a pour le moment un caractère
facultatif. La présentation factuelle donnera un aperçu systématique des
aspects liés à la libéralisation des échanges et à la réglementation des
accords commerciaux régionaux.
Que pouvons-nous faire d'autre pour améliorer la cohabitation entre les
accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux? Je pense que nous
devons nous attaquer au problème de l'“assiette de spaghetti” des règles
d'origine. L'harmonisation de règles d'origine qui soient simples,
faciles à appliquer et non restrictives, entre les différents accords
commerciaux régionaux, simplifierait les conditions commerciales et
contribuerait beaucoup à la transparence. Un travail intense continue
d'être mené sur cette question, mais, pour être franc, sans résultats
significatifs pour les Membres.
Venons-en maintenant au titre de cette intervention: faut-il suivre la
voie bilatérale ou la voie multilatérale? La réponse, à mon avis, est un
système commercial multilatéral solide et moderne associé à des accords
commerciaux régionaux qui en amplifient les effets bénéfiques plutôt
qu'ils ne les atténuent. Un système commercial multilatéral solide
complété – et non remplacé – par une nouvelle génération d'accords
commerciaux régionaux. Si vous me permettez une analogie avec la cuisine
indienne, les accords commerciaux régionaux sont aux accords
multilatéraux ce que le piment est à une sauce au curry réussie. Le
piment ajoute de la saveur et peut améliorer une sauce au curry mais,
seul, il n'a pas bon goût; et, si la sauce est mauvaise, même un bon
piment ne donne rien de bon! Utilisez la mauvaise recette, et voilà
votre dîner complètement gâché!
S'agissant de l'Inde, elle a signé des accords de libre-échange avec Sri
Lanka, le Bhoutan, Singapour et est associée à l'Accord de libre-échange
sud-asiatique. Elle a également engagé des négociations avec les pays de
l'ANASE, le Chili, Maurice, le MERCOSUR, la SACU et la Thaïlande. Plus
récemment, des propositions d'accords de libre-échange avec la Corée, la
Chine, la Malaisie et quelques autres pays ont été proposées. Certes,
l'Inde n'a pas autant d'accords de libre-échange que les États-Unis ou
les CE, mais il me semble qu'elle rattrape vite ce retard.
Dans ce contexte, je suis très heureux de voir que, dans ses
recommandations au gouvernement indien, la Confédération de l'industrie
indienne (CII) a clairement fait valoir que des négociations bilatérales
visant à promouvoir le libre-échange ne doivent pas être considérées
comme un substitut aux initiatives menées dans le cadre des négociations
multilatérales. Je souhaite saisir cette occasion pour rendre hommage à
votre travail et compte sur le soutien des milieux économiques et des
groupes de réflexion indiens pour que l'Inde ne détourne pas son
attention du système commercial multilatéral et des négociations menées
actuellement dans le cadre du Cycle de Doha.
Nous en sommes à un moment décisif des négociations du Programme de Doha
pour le développement. Nos chances d'aboutir ne se prolongeront pas
au-delà de 2007. Une énergie politique certaine a été déployée récemment
par les dirigeants en Europe, aux États-Unis ou dans les pays de l'ANASE
pas plus tard que le week-end dernier. Les ministres africains du
commerce ont fait part de façon très claire hier à Addis-Abeba de leurs
inquiétudes quant à la situation actuelle des négociations et de leur
volonté d'aboutir. Nous devons à présent agir pour que cette énergie
politique fasse évoluer les positions de négociation. Le temps n'est pas
aux atermoiements ou à la réflexion, mais à l'action. La semaine
prochaine, lorsqu'un certain nombre de ministres se réuniront à Davos,
nous aurons l'occasion de planifier les prochaines étapes de la
négociation pour les semaines à venir. Je ne doute pas que l'Inde saura
montrer la voie et contribuera de façon constructive à l'entrée dans la
dernière étape du Cycle de négociations de l'OMC.
Je vous remercie de votre attention.
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