DDG Jean-Marie Paugam

Réflexions sur le commerce mondial

par Jean-Marie Paugam,
Directeur général adjoint, OMC

Commerce, durabilité et climat: quels enjeux 30 ans après la création de l'OMC?

La réunion des ministres du commerce de l'OMC à Abu Dhabi (MC13) a représenté une occasion historique d'aborder la question de la coopération commerciale en faveur de l'environnement et les enjeux qui y sont liés en matière de politique industrielle. Pour la première fois, une discussion ministérielle(1) s’est tenue sur ces thèmes. Pourquoi ?

Dans la gouvernance internationale, politiques commerciale et environnementale semblent parfois appartenir à deux planètes juridiques et institutionnelles différentes. Elles prennent rarement en compte leurs implications réciproques et leurs décideurs respectifs se rencontrent peu dans les forums internationaux. Leurs principes fondamentaux peuvent apparaitre opposés : alors que le droit du commerce repose sur le principe de “non-discrimination”, la plupart des politiques environnementales ont précisément pour objectif de discriminer entre les “bons” et les “mauvais” comportements, du point de vue de leur impact environnemental sur la production et l'échange de biens et services.

La gouvernance du GATT/OMC est jusqu’ici parvenue à gérer cette tension naturelle et surmonter les divergences potentielles entre ces deux groupes de politiques.

— L'OMC reconnaît-elle les valeurs de l'environnement et de la durabilité ? Oui. Le développement durable est l'un de ses objectifs statutaires.

— L'OMC discute-t-elle de questions commerciales et environnementales ? Oui. Plusieurs mandats et un forum spécifique (Comité du commerce et de l'environnement - CCE) lui ont été assignés à cette fin.

— L'OMC négocie-t-elle des règles relatives au développement durable ? Oui. En 2022, un accord historique a été conclu pour interdire les subventions aux bateaux pratiquant la pêche illégale. Les négociations sur la réforme des subventions se sont poursuivies — et ont presque abouti -pour compléter cet accord lors de la 13è réunion ministérielle de l'OMC (MC13), afin de favoriser une pêche plus durable.

— L'OMC traite-t-elle de différends commerciaux liés à la mise en œuvre de mesures environnementales ? Oui. Plusieurs différends arbitrés par le mécanisme de règlement des différends de l'OMC ont proposé des voies pour concilier politiques environnementales et exigences de la politique commerciale(2).

30 ans après la création de l'OMC, le monde fait face à des défis environnementaux mondiaux d'une ampleur sans précédent, au premier rang desquels le changement climatique, la destruction de la biodiversité et la pollution. La communauté mondiale s'est engagée pour y répondre, notamment par l'adoption des Objectifs de Développement Durable, l'Accord de Paris sur le climat, le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal, ou les négociations en cours en vue d'un traité mondial sur les plastiques. Lors de leur 12e Conférence ministérielle, en 2022, les ministres du commerce ont reconnu l'importance de ces défis mondiaux ainsi que la contribution du commerce et de l'OMC à l'Agenda 2030.

Un nombre croissant d’éléments signale que ces politiques en faveur de l'environnement ont aussi des répercussions sur le commerce et engendrent un besoin de coordination globale en la matière. L'OMC a enregistré une augmentation de 25% des notifications de mesures commerciales liées à l'environnement au cours des dix dernières années. Le nombre d’entrées relatives à l'environnement dans les examens des politiques commerciales de l'OMC a augmenté de plus de 70 % au cours de la période. Le rapport sur le commerce mondial pour 2023 fait état d’une multiplication par neuf des préoccupations commerciales soulevées au Conseil du commerce des marchandises entre 2015 et 2022, dont plusieurs sont liées à des mesures environnementales unilatérales, telles que des restrictions à l'exportation de minéraux critiques, les politiques de tarification du carbone et d’ajustement carbone aux frontières, les subventions et les réglementations.

Au-delà de ces tendances, plusieurs raisons suggèrent que les défis environnementaux vont accroitre les tensions existantes au sein du système commercial.

Première raison : la portée mondiale des défis environnementaux. Les grandes politiques environnementales contemporaines découlent rarement de préférences nationales des pays (comme par exemple la protection des eaux locales ou d'espèces locales spécifiques), mais d'objectifs globaux reconnus par la communauté internationale. L’atteinte de ces objectifs nécessite une coopération mondiale, qui implique souvent de faire face au risque de comportement de “passager clandestin” de la part de certains. Ce problème de coordination a été identifié très tôt par le Pr. Jagdish Bhagwati, un économiste fermement partisan du libre-échange(3):  la question clé est ici de savoir si la mise en place de mesures potentielles de restriction du commerce à l'encontre des passagers clandestins serait coordonnée globalement ou pas. On peut anticiper que l'absence de coordination produirait des résultats sous-optimaux, liés à l’augmentation de l'incertitude commerciale, des tensions et des risques de différends.

Deuxième raison : l'étendue de la transformation vers l'économie verte. Par exemple, les “stratégies net-zéro” adoptées par les gouvernements dans le cadre de l'accord de Paris (et suivies par les entreprises) visent à éliminer les émissions de carbone. Pour atteindre leur “contribution déterminée au niveau national” (CDN), les gouvernements ont recours à divers instruments : politiques de tarification du carbone (taxes sur le carbone ou systèmes d'échange de quotas d'émission), subventions (censées représenter le financement du bien public résultant de la réduction des émissions de carbone), réglementations des produits et des processus de production. Ces politiques auront un impact sur les coûts du commerce et les signaux du marché, influençant les décisions des entreprises et les chaînes d'approvisionnement mondiales, ainsi que la capacité des pays en développement à les intégrer. Pourtant, il n'existe actuellement aucune méthodologie acceptée, ni aucun forum reconnu au niveau mondial pour évaluer l'équivalence de ces politiques, vérifier leur caractère non discriminatoire et garantir leur interopérabilité. Enfin, les mêmes instruments peuvent également être mobilisés à des fins de politique industrielle. Les tensions commerciales peuvent ainsi facilement proliférer, en raison d'un manque de coordination.

Troisième raison : la nature des politiques environnementales, de plus en plus basées sur la différentiation des procédés et méthodes de production (PMP). L'une des pierres angulaires de l'approche de l'OMC en matière de non-discrimination repose sur la capacité à comparer des “produits similaires” en concurrence sur un marché. Mais la notion de similarité rend difficile la prise en compte les différences d’empreinte de durabilité de différents produits, lorsque celles-ci n'apparaissent pas dans les caractéristiques physiques ou les qualités du produit lui-même. Par exemple, la différenciation des produits en fonction de l'intensité de leurs émissions de carbone peut poser des problèmes techniques et juridiques. Des préoccupations concernant certaines politiques visant à réglementer et à tracer les méthodes de production ont déjà fait leur apparition dans plusieurs discussions de l'OMC. L'harmonisation des normes environnementales ou leur reconnaissance mutuelle, ainsi qu'une certaine convergence mondiale sur les méthodes de calcul de la teneur en carbone ou de traçabilité apparaitraient souhaitables.

Toutes choses égales par ailleurs, la mise en œuvre de politiques environnementales sans coordination suffisante risque d'augmenter la fragmentation du système commercial international et les potentielles tensions commerciales. Inversement, des approches coopératives pourraient tirer parti de la politique commerciale pour soutenir la réalisation des objectifs environnementaux mondiaux et accélérer les efforts pour une transition juste et verte : mieux orienter les signaux du marché et les ressources fiscales (telles que les droits de douane, les subventions ou les réglementations) en faveur d'objectifs durables; promouvoir les innovations durables par l'ouverture des marchés, pour un meilleur retour sur investissement et des économies d'échelle ; réduire les coûts de diffusion et de transfert des technologies propres ; aider les pays en développement à exploiter les opportunités de l’économie verte.

Trois importants groupes de ministres de l'OMC ont promu depuis deux ans des travaux importants dans le cadre de plusieurs dialogues de l'OMC: discussion structurée sur le commerce et la durabilité environnementale (TESSD), initiative sur les plastiques (IDP) et réforme des subventions aux combustibles fossiles (FFSR). Ces travaux ont débouché sur une cartographie avancée des interactions entre mesures de politique commerciale, pollution plastique, changement climatique, transition vers les énergies renouvelables, économie circulaire, subventions agricoles.

Sous l’impulsion de sa Directrice Générale, Dr. Ngozi Okonjo-Iweala, le secrétariat de l'OMC a fourni aux membres des ressources pour envisager les interactions croissantes entre le commerce, l'environnement et en particulier la coopération climatique. Une “Journée du commerce” a été organisée pour la première fois lors de la dernière COP, en 2023, à Dubaï, et de nombreuses discussions sur ce thème ont eu lieu dans la "Maison du commerce", coparrainées par la Chambre de Commerce Internationale (CCI), la CNUCED, l'ITC et le Secrétariat de l'OMC. Le secrétariat a publié plusieurs travaux de recherche (notamment le rapport sur le commerce mondial 2022, les “Outils de politique commerciale à l’appui de l’action climatique” en 2023), promu la création d'un groupe de travail entre organisations internationales sur la tarification du carbone au niveau mondial, ainsi qu'un dialogue public-privé visant à faire converger les méthodes de calcul du contenu carbone de l'“acier vert”.

L'OMC peut être utilisée comme plateforme pour favoriser la coopération commerciale en faveur de l'environnement, de manière flexible, tenant compte des priorités respectives, des besoins de développement, des niveaux d'ambition et des attentes des différents membres pour une transition juste. Que ce soit par des échanges d'expériences et de bonnes pratiques, comme dans les discussions actuelles du CTE; par l'amélioration de la transparence et la résolution des problèmes, comme dans différents comités et forums de l'OMC; par le renforcement des capacités et la promotion d'actions/négociations visant des objectifs triplement gagnant, pour le commerce, le développement et la soutenabilité, telles que proposées par certains membres et groupes de membres.

La conversation ministérielle d’Abou Dhabi a confirmé un inconfort de nombreux membres de l’OMC face à la montée d’un unilatéralisme environnemental et face aux limites des règles actuelles du commerce et de “l’espace politique” qu’elles laissent ouvert pour répondre au défi de la transition écologique et de l’industrialisation. Trente ans après la création de l’OMC, ce que ses membres doivent décider répond à une question simple : veulent-ils plus d’OMC, c’est-à-dire de multilatéralisme commercial, pour mieux affronter les défis de la transition industrielle « verte » et de la préservation des biens publics globaux?

Notes:

  1. “Conversation ministérielle sur le commerce et le développement durable, y compris la politique commerciale et industrielle et l'espace politique pour le développement industriel”.
  2. Par exemple, les cas célèbres de “crevette/tortue”, “thon/dauphin”, “essence reformulée”
  3. “Trade and the Environment: Does Environmental Diversity Detract from the Case for Free Trade”? Jagdish Bhagwati, Columbia University and T.N Srinivasan, Yale University, January 1995, Discussion Paper Series N°718.