NOUVELLES: ALLOCUTIONS DG PASCAL LAMY
Genève, 14 mars 2006
L'OMC dans l'archipel de la gouvernance globale
Institut des Hautes Études Internationales
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Pascal Lamy
Monsieur le Directeur,
Mesdames, Messieurs,
Je suis à Genève depuis 6 mois et j'apprends encore beaucoup de choses
sur Genève et sur l'OMC. Une des découvertes récentes c'est qu'il y a
dans cette ville un “squatt” très célèbre appelé “le Rino” — on en parle
dans les journaux et même sur l'internet !
Une autre découverte récente est qu'il y a un autre squatt très célèbre
à Genève — c'est le squatt de la bibliothèque du HEI qui occupe les
locaux du Centre William Rappard…
En fait, au HEI et à l'OMC nous avons beaucoup en commun et nous
partageons beaucoup de choses: notre intérêt pour les relations
internationales, la proximité du centre Lac Léman et nos locaux.
Même si nos locaux me préoccupent, c'est notre intérêt commun pour les
relations internationales qui justifie ma présence parmi vous ce soir et
qui est à l'origine du thème que l'on m'a confié.
Quelle est la place de l'OMC dans la gouvernance mondiale?
Les réflexions, les projets, les élucubrations, diront certains, sur la
gouvernance globale ont toujours accompagné les grandes mutations
économiques, technologiques et politiques. De Sénèque à Kant, de Braudel
à Habermas, de la période des conquêtes coloniales aux deux guerres
mondiales du siècle dernier, ruptures et idées sur la construction d'un
nouvel ordre mondial se sont succédées. Et si l'esprit des lieux à un
sens, Genève, la Société des Nations, la création de l'ONU doivent nous
inspirer.
Il n'est donc pas surprenant que la vague actuelle de la mondialisation
ait remis les réflexions sur la gouvernance globale à l'ordre du jour.
Cette vague qui correspond à un moment d'expansion exceptionnellement
dynamique du capitalisme de marché présente, en effet, des caractères
spécifiques : elle est, elle pourrait se définir, par une contraction
simultanée de l'espace et du temps produit de la mutation technologique
provoquée par la révolution des technologies de l'information : en un
siècle, transmettre une information de Londres à Bombay est passé de 24
heures à 5 secondes. Au siècle dernier, le doublement du niveau de vie
occidental prenait 50 ans. Désormais, le doublement du niveau de vie
chinois prend 10 ans.
La mondialisation en elle-même n'est pas un phénomène nouveau. C'est son
accélération, sa vitesse actuelle qui provoquent l'interrogation des
peuples et, reconnaissons-le, leur vertige. Comme si renaissait la peur
d'un capitalisme mondial non régulé, avec son cortège de replis
identitaires ou sécuritaires. Le sentiment d'anxiété généré par une
globalisation non maîtrisée est un phénomène naturel. Nombre de
citoyens ont le sentiment d'être dépossédés de leur propre destin et de
ne disposer d'aucun levier d'action susceptible d'influencer le cours
des évènements mondiaux. Et ce sentiment peut devenir un poison pour la
démocratie qui repose sur l'idée que “mon bulletin de vote peut changer
le cours des choses”. Comme si le gouvernail du monde pivotait à son
gré, sans qu'aucun pilote ne vienne le prendre en main. Platon cherchait
quel devait être le cocher capable de diriger le char qu'est la cité.
Plus de 2300 ans plus tard, nous sommes face à une question similaire,
mais la cité, devenue mondiale, a changé d'échelle, sans que sa
gouvernance ait suivi ce changement d'échelle puisqu'elle reste
essentiellement basée sur le concept de souveraineté des Etats Nations.
Mais, au fait, que faut-il entendre par gouvernance? Pourquoi ce terme
a-t-il réapparu dans le débat public? Et surtout pourquoi est-il
fréquemment associé à la mondialisation?
La première occurrence du terme semble remonter au XIIe siècle avec un
sens technique — il désigne la direction des baillages. La racine
commune avec le terme gouvernement renvoie à l'image du gouvernail d'un
navire, et donc à l'action de piloter quelque chose. Le mot français
passe alors la frontière, traverse la Manche et devient chez les Anglais
le mode d'organisation du pouvoir féodal. Le pouvoir féodal se
caractérise par la juxtaposition de “suzerainetés” dont il convient
d'assurer la cohérence. Il n'existe pas de pouvoir central à proprement
parler, mais un organe, primus inter pares, dont le but est de
régler pacifiquement les différends, d'assurer la conciliation des
intérêts éventuellement contradictoires, en concertation avec les
parties prenantes, en un mot de tenir le gouvernail afin que le navire
ne dérive pas vers les récifs. La gouvernance mise donc sur l'unité — et
non l'unicité — des intérêts. Si l'on compare la société internationale
à une société médiévale en ce qu'elle ne dispose pas de pouvoir central
organisé, elle a besoin de gouvernance. C'est-à-dire d'un concept
capable de fonder une organisation des pouvoirs, ou encore les éléments
de concertation et de dialogue propres à faire prévaloir une plus grande
harmonie.
Si ce concept de gouvernance disparaît au XVIe siècle avec l'émergence
de l'État, c'est que les deux notions de gouvernance et de gouvernement
sont profondément différentes. En effet, la gouvernance ôte au
gouvernement son caractère politique. Ce dernier appartient aux États et
à leurs modes propres de gouvernement, de légitimité et de
représentativité. La gouvernance est un processus de décision qui met en
avant la négociation permanente entre parties prenantes. Par la
concertation, le dialogue et l'échange, la gouvernance vise à assurer
une coexistence et parfois une cohérence entre des points de vue
différents et parfois divergents. Il s'agit donc de rechercher les
éléments d'accord et de les élargir au point de trouver les possibilités
d'actions communes.
Aujourd'hui, la gouvernance mondiale telle qu'elle a été façonnée depuis
un siècle ou presque est un archipel d'organisations spécialisées dans
des domaines précis: les droits de l'homme, la santé, le commerce, la
finance, les migrations, les droits sociaux.
Pour situer l'OMC dans cet archipel, partons des critiques dont elle
fait l'objet.
Deux grandes critiques sont habituellement formulées à l'encontre de l'OMC.
Pour les uns, l'organisation serait hégémonique: l'OMC et le commerce
domineraient tout et imposeraient leur ordre, l'ordre marchand; pour les
autres, elle serait isolée, et cet isolement serait la preuve d'un
désordre condamnable.
En premier lieu, l’OMC dominerait le système des relations
internationales. Les questions commerciales surplomberaient, en quelque
sorte d'autres aspects plus importants pour les peuples, à savoir, la
santé, les normes sociales ou l’environnement.
Dans le domaine de la santé, l’influence des firmes multinationales dans
les négociations à l’OMC aboutirait à sacrifier la santé des populations
par une protection démesurée de la propriété intellectuelle. Les brevets
à des prix prohibitifs empêcheraient les pays pauvres, accablés par de
nombreuses épidémies, d’accéder aux médicaments génériques.
Sur l’environnement, la critique écologiste conteste la priorité qui
serait donnée à la productivité des processus de production au détriment
d’une vision à plus long terme. L’OMC, en favorisant la concurrence,
inciterait les entreprises à ne pas tenir compte de la contrainte
environnementale et privilégierait donc un développement non durable.
En matière culturelle, l’OMC favoriserait une uniformisation de la
pensée et aboutirait à la perte de la véritable richesse des nations, à
savoir leur diversité culturelle.
A ces critiques “sectorielles” s'ajoute une critique plus systémique,
qui vise le mécanisme de règlement des différends qui, par son
efficacité spécifique, conduirait à faire prévaloir systématiquement la
libéralisation des échanges sur des valeurs tout aussi légitimes, mais
qui ne bénéficieraient pas de la même protection judiciaire.
Surpuissance de l'OMC pour les uns, donc. Impuissance pour d'autres. la
critique porte alors sur le fait que l'OMC serait isolée dans son
périmètre de compétence et imperméable à d'autres ordres juridiques
internationaux.
Ainsi, la juxtaposition des actes des organisations internationales,
enfermés dans des ordres juridiques distincts, laisserait place à un
désordre mondial. Chaque organisation a, en effet, sa propre production
normative et, en l’absence de hiérarchie des normes internationales, les
multiples enchevêtrements et contradictions laisseraient place à un
chaos réglementaire. Comment concilier l’absence de clause sociale dans
le corpus juridique de l’OMC, d’une part, et les règles de l’OIT,
d’autre part ? Comment assurer une cohérence entre la convention sur la
biodiversité et les traités GATT/OMC, alors que ces textes recouvrent
des ensembles de Membres différents? Où fixe-t-on les conditions d'une
aide alimentaire indispensable pour faire face aux urgences humanitaires
mondiales? à l'OMC? à la FAO? au Programme alimentaire mondial? Cette
critique-là met en avant l’incapacité du système à ordonner les règles
entre elles. L’OMC serait ainsi insularisée, enchaînée dans un ordre
juridique trop étroit.
Que penser de ces critiques au demeurant quelque peu contradictoires? L'OMC
est-elle hégémonique ou insularisée? ou les deux à la fois?
Pour répondre à ces questions, regardons les faits, le concret, le droit
positif. Et voici ce que nous disent les faits:
Sans doute, l'OMC est-elle une organisation puissante et sophistiquée.
Mais elle n'est pas pour autant hégémonique. Sans doute demeure-t-elle
encore limitée par ses compétences, et il y a de bonnes raisons à cela.
Mais le système actuel est perfectible et il offre des possibilités
d'amélioration.
Je pense en effet que l'OMC est très puissante et sophistiquée: elle a
une base législative importante et la capacité institutionnelle de
produire de nouvelles règles, amendements et instruments d'application;
elle dispose en outre de solides mécanismes d'exécution — qui incluent
des mécanismes de suivi et de surveillance — ainsi que d'un pouvoir
juridictionnel. Pourtant, comme je l'exposerai plus en détail ci après,
l'OMC n'est pas hégémonique et tient effectivement compte des autres
normes internationales et des travaux des autres organisations
internationales.
Voyons d'abord les caractéristiques de l'OMC qui viennent d'être
évoquées.
L'OMC est un traité comportant quelque 500 pages de texte s'accompagnant
de plus de 2 000 pages de listes d'engagements. En outre, 50 années de
pratique et de décisions du GATT — ce que nous appelons l'“acquis du
GATT” — ont été incorporées dans ce qui constitue le nouveau traité de
l'OMC. Mais à l'OMC, les règles commerciales sont toujours en cours de
négociation. Le Programme de Doha pour le développement, le PDD, est ce
que nous appelons dans notre jargon un “cycle” de négociations. Durant
ces cycles, un large éventail de questions sont ouvertes à la
négociation.
Mais d'un point de vue formel, la charte de l'OMC est claire: l'OMC est
une enceinte permanente pour les négociations entre ses Membres au sujet
de leurs relations commerciales multilatérales. Les États ont besoin
d'instances permanentes pour les négociations et les discussions et,
dans cette perspective, la structure institutionnelle de l'OMC est bien
développée. Nous avons différents niveaux et formes de prise de décision
— ce qui fait que le processus peut se dérouler en plusieurs étapes et
de manière séquentielle. Globalement, ce système fait que les questions
portées devant l'OMC ne peuvent tout simplement pas être ignorées.
Un exemple de nos marathons législatifs est la série de décisions
échelonnées qui nous ont permis de modifier formellement l'Accord sur
les ADPIC pour pouvoir nous adapter et répondre aux besoins urgents des
pays en développement.
Le processus a commencé à Doha en novembre 2001 lorsque les Ministres
ont souligné qu'il était important de mettre en œuvre et d'interpréter
l'Accord sur les ADPIC qui avait été négocié dix ans plus tôt d'une
manière favorable à la santé publique — en encourageant à la fois
l'accès aux médicaments existants et la création de nouveaux
médicaments. Les Ministres ont aussi adopté une déclaration distincte
sur les ADPIC et la santé publique visant à répondre aux préoccupations
liées aux éventuelles incidences de l'Accord sur l'accès aux
médicaments. Cette déclaration laissait quelques questions en suspens.
Les travaux ont donc continué. Ainsi, en août 2003, le Conseil général a
adopté une dérogation qui permettait aux pays pauvres d'obtenir plus
facilement des versions génériques meilleur marché des médicaments
brevetés. Mais les travaux n'étaient pas terminés — cette dérogation
était temporaire et devait être transformée en un amendement permanent.
Enfin, en décembre 2005, les Membres à Genève sont convenus d'un libellé
qui transformait les dispositions de la dérogation en un amendement
permanent. Cet amendement sera maintenant formellement incorporé dans
l'Accord sur les ADPIC lorsque les deux tiers des Membres de l'OMC
auront ratifié le changement.
Vous voyez que, parce qu'il y avait une motivation politique suffisante,
nous sommes parvenus à faire adopter tout au long de notre chaîne de
prise de décision des solutions législatives pour répondre et nous
adapter aux nouvelles réalités que connaissent les Membres de l'OMC.
Mais il y a plus. Un point de repère pour évaluer la puissance et le
niveau de sophistication institutionnelle d'une organisation
internationale est la capacité d'une telle organisation de produire des
textes législatifs, d'adopter des normes qui peuvent influer le
comportement et les choix des Membres. S'il est vrai que le Secrétariat
de l'OMC et les organes de l'OMC n'ont aucun pouvoir général d'adopter
des lois formellement contraignantes, il y a un début d'élaboration de
normes par les organes de l'OMC lorsqu'ils parviennent à adopter des
décisions effectives qui fournissent des réponses pragmatiques à des
besoins spécifiques et, en ce sens, ces organismes produisent des formes
de droit dérivé ou de droit des traités secondaire.
Par exemple, le traité de l'OMC confère au Conseil général le pouvoir
conventionnel d'adopter des amendements, dérogations, interprétations et
protocoles d'accession par le biais de décisions qui ne nécessitent pas
nécessairement la ratification additionnelle des Membres. Ces décisions
constituent, à mon avis, une forme d'exercice légitime du droit des
traités secondaire.
Certains autres organes de l'OMC semblent aussi avoir le pouvoir conféré
par le traité d'adopter certaines décisions ou de prendre certaines
mesures qui pourraient avoir une incidence directe sur les obligations
dans le cadre de l'OMC. Je vais vous en donner deux exemples, mais il y
en a bien d'autres.
Par exemple, l'Accord SPS dispose que le Comité pertinent “exercera les
fonctions nécessaires à la mise en œuvre des dispositions de l'Accord”.
C'est ainsi que le Comité a adopté une décision qui met en œuvre et
complète les dispositions de l'Accord. Cette décision dispose que “afin
de faciliter la mise en œuvre de l'article 4, le Membre importateur
devrait expliquer l'objectif et la raison d'être de la mesure et
indiquer clairement les risques contre lesquels cette mesure est censée
assurer une protection. Le Membre importateur devrait indiquer le niveau
approprié de protection que sa mesure sanitaire ou phytosanitaire est
censée permettre d'atteindre”. Vous voyez que cette décision a constitué
un ajout positif à l'OMC par l'adoption de règles plus détaillées et
spécifiques pour mettre en œuvre les dispositions générales du traité.
Un autre exemple pourrait être l'initiative entreprise par le Comité des
subventions pour mettre fin aux subventions à l'environnement qui ne
pouvaient pas être contestées devant les organes juridictionnels de l'OMC.
L'Accord sur les subventions prévoyait que ce Comité pouvait décider du
maintien ou non de ces subventions de la catégorie verte. En décembre
1999, le Comité des subventions a implicitement décidé de ne pas
proroger ces dispositions et c'est tout! Cette décision a eu des
conséquences importantes en rendant effectivement caducs plusieurs
articles de l'Accord sur les subventions. C'est un autre exemple de
mesure juridique prise par un organe de l'OMC qui peut être considérée
comme une forme d'action législative.
Des exemples montrent aussi le caractère institutionnel évolutif de l'OMC.
Ainsi, non seulement l'OMC peut-elle édicter des règles par la
négociation et l'adoption de traités internationaux mais il existe déjà
un domaine permettant aux organes de l'OMC de compléter ces traités
traditionnels par une “législation secondaire”.
Plus important encore peut-être, l'OMC a aussi mis en place de solides
mécanismes d'exécution. J'entend par mécanismes d'exécution tant nos
mécanismes de transparence, de surveillance et de suivi que nos systèmes
contraignants de règlement des différends. Examinons pour commencer les
mécanismes de surveillance potentiellement novateurs qui sont en place.
L'Accord sur l'OMC contient de multiples dispositions prévoyant des
exercices de notification et de réexamen de la législation par tous les
Membres. Une autre caractéristique de l'OMC est la possibilité de
notification croisée par laquelle un Membre notifie à l'OMC une mesure
qui n'a pas été notifiée par le Membre qui en est à l'origine. Ce
processus garantit une plus grande transparence en créant une obligation
pour le Membre à l'origine de la mesure de justifier sa position
concernant cette mesure ayant fait l'objet d'une notification croisée.
Toutes les notifications et notifications croisées sont présentées aux
Membres des Comités et Conseils pertinents pour examen et observations.
Un autre processus de contrôle collectif existe dans le cadre des
accords commerciaux régionaux (ACR). En 1996, nos Membres ont créé un
comité chargé de procéder à l'examen des ACR et d'offrir une instance
permettant d'examiner les incidences systémiques de ces accords sur le
système commercial multilatéral ainsi que les relations qu'ils
entretiennent les uns avec les autres. Ces examens sont réalisés sur la
base des renseignements fournis par les parties à l'ACR.
Avec le Cycle d'Uruguay, nous avons aussi mis en place un nouveau
Mécanisme d'examen des politiques commerciales (MEPC) qui est un
“processus d'examen par les pairs” qui couvre toute la gamme des
politiques et pratiques commerciales de chaque Membre et leur incidence
sur le fonctionnement du système commercial multilatéral. L'objectif est
de permettre une appréciation et une évaluation collectives de ces
politiques et pratiques. Le rapport établi dans le cadre du MEPC examine
aussi l'incidence de ces politiques et pratiques sur le système
commercial multilatéral. Les examens ont pour toile de fond les besoins,
les politiques et les objectifs économiques et de développement plus
généraux de chaque pays ainsi que son environnement économique
extérieur.
Très récemment, les États Membres ont étendu le champ d'application de
nos mécanismes de surveillance et de suivi. À Hong Kong, nous sommes
convenus qu'au moins 97 pour cent des importations des pays riches en
provenance des PMA seraient effectués en franchise de droits et sans
contingent — c'est à dire sans aucune restriction commerciale, le but
ultime étant de parvenir à 100 pour cent. À mon avis, il s'agit là d'un
bon résultat. À titre de suivi, nous avons créé un nouveau processus
d'examen. La décision de Hong Kong prévoit que le Comité du commerce et
du développement réexaminera chaque année les mesures prises pour offrir
aux PMA un accès au marché en franchise de droits et sans contingent et
il fera rapport au Conseil général en vue d'une action appropriée.
Les Membres discutent maintenant de savoir quand et comment mettre en
œuvre ce nouveau processus d'examen. Il s'agit là aussi d'un processus
très novateur qui témoigne du niveau de sophistication juridique et
institutionnelle de l'OMC pouvant expliquer pourquoi les États — faibles
et forts — recourent largement à cette instance.
Enfin, l'un des mécanismes d'exécution de l'OMC concerne la procédure
formelle de jugement des différends entre les Membres. Certains ont
écrit que le mécanisme de règlement des différends de l'OMC était “le
joyau de la couronne”.
Il est vrai que le mécanisme de règlement des différends de l'OMC est
unique. Il peut être déclenché facilement et rapidement et les groupes
spéciaux et l'Organe d'appel sont souvent appelés à statuer promptement
sur n'importe quel grief lié à l'OMC. Des allégations selon lesquelles
des échanges commerciaux relevant de l'OMC sont affectés suffisent en
général à déclencher formellement la procédure normale de règlement des
différends de l'OMC par une simple demande de consultation présentée par
écrit. Les différentes étapes de la procédure se déroulent
automatiquement, selon des délais prédéterminés. Si la demande en est
faite, un groupe spécial doit être établi, des rapports de groupe
spécial et d'Organe d'appel doivent être adoptés par l'Organe de
règlement des différends (composé de tous les Membres) et des mesures de
rétorsion doivent aussi être autorisées. Après le jugement, tous les
Membres de l'OMC continuent d'exercer une surveillance et un suivi de la
mise en œuvre des conclusions du différend par le pays perdant. Et, qui
plus est, si la mise en œuvre n'aboutit pas, la partie ayant eu gain de
cause peut être autorisée à imposer des sanctions commerciales voire des
mesures de rétorsion croisée.
Une autre disposition unique du Mémorandum d'accord sur le règlement des
différends est qu'il exclut toutes les mesures unilatérales. Seule l'OMC
peut trancher la question de savoir si les mesures ou actions d'un
Membre sont compatibles ou non avec les règles de l'OMC. L'OMC est l'un
des rares systèmes à avoir bien réussi à réglementer les contre-mesures
appliquées par des États puissants en en subordonnant l'exercice à
l'approbation préalable collective des Membres.
Alors, oui, l'OMC est un système sophistiqué d'élaboration de règles et
d'exécution de ces règles. Mais cela ne signifie pas qu'elle est
hégémonique et ne tient pas compte des autres normes internationales et
des autres organisations internationales. Au contraire, l'OMC n'est pas
plus importante que les autres organisations internationales et ses
normes ne l'emportent pas nécessairement sur les autres normes
internationales ni ne les éclipsent.
Comme vous le savez, en droit international, toutes les normes ont un
statut équivalent sauf i) celles qui font partie de ce que l'on appelle
les “normes contraignantes” ou jus cogens et ii) celles qui entreraient
en conflit avec la Charte des Nations Unies (article 103).
Je suis convaincu que rien de ce que nous faisons à l'OMC ne correspond
à l'une ou l'autre de ces exceptions; de ce fait, de manière générale,
nous pouvons tous reconnaître que les normes de l'OMC ont un statut
équivalent à celui des autres normes internationales.
En fait, le GATT, et maintenant l'OMC, reconnaissent que le commerce
n'est pas la seule politique que les Membres peuvent favoriser. L'OMC
contient diverses dispositions qui prévoient des exceptions pour des
objectifs de politique autres que le commerce qui relèvent souvent
d'ailleurs de la responsabilité d'autres organisations internationales.
Notre Organe d'appel a réussi à opérationnaliser ces dispositions de
manière à ménager aux Membres une marge de manœuvre en ce qui concerne
les préoccupations ne concernant pas l'OMC. Permettez-moi de vous donner
quelques exemples de la manière dont notre système traite les
préoccupations autres que d'ordre commercial.
Premièrement, les Membres de l'OMC sont en droit de déterminer le niveau
de protection de l'environnement, de la santé et de la moralité qu'ils
souhaitent, même si les normes nationales correspondantes sont plus
strictes que les normes internationales existantes.
Deuxièmement, à l'OMC, les exceptions concernant ces préoccupations
autres que d'ordre commercial ne doivent pas être interprétées de façon
étroite; les exceptions devraient être interprétées suivant leur sens
ordinaire dans le cadre de la politique non commerciale invoquée. Dans
ce contexte, notre Organe d'appel a insisté sur le fait que les
exceptions ne pouvaient pas être interprétées et appliquées si
étroitement qu'elles n'aient aucune application pertinente ou effective.
Il faut toujours qu'il y ait un équilibre entre les obligations en
matière d'accès aux marchés dans le cadre de l'OMC et les droits des
gouvernements de favoriser des politiques autres que commerciales.
Dans le cadre de l'OMC, l'Organe d'appel a étendu le champ des
exceptions prévues dans l'Accord renvoyant à des préoccupations ne
concernant pas l'OMC qui sont soumises à ce que l'on appelle un “critère
de nécessité”. Lorsqu'on évalue si une mesure est “nécessaire” pour la
protection de la santé ou au titre d'une autre préoccupation d'ordre non
commercial, un nouveau critère de mise en balance doit être utilisé.
L'évaluation devra mettre en balance i) la valeur en cause — et
l'importance de cette valeur est très grande et influera sur tout le
processus d'évaluation; ii) le choix de la mesure et iii) l'incidence
commerciale de la restriction.
Une fois qu'une mesure est considérée “nécessaire”, il y a toujours une
évaluation de la question de savoir si cette mesure est effectivement
appliquée d'une manière non protectionniste.
Grâce à cette approche, les restrictions des Membres fondées sur des
valeurs importantes et mises en œuvre de bonne foi pourront prévaloir
sur les obligations en matière d'accès aux marchés dans le cadre de l'OMC.
C'est ainsi que dans l'affaire États-Unis — Crevettes, les États Unis
ont réussi à maintenir la restriction à l'importation qu'ils imposaient
aux crevettes en provenance d'Asie en invoquant le besoin
environnemental de conserver et de préserver les tortues en tant que
ressources naturelles. Dans plusieurs différends faisant intervenir la
santé humaine et animale, l'Organe d'appel a répété que les Membres
pouvaient fixer des normes très élevées de protection sanitaire dès lors
qu'elles étaient compatibles et cohérentes. On peut citer à titre
d'exemple supplémentaire le différend entre le Canada et les Communautés
européennes concernant l'importation de matériaux en rapport avec
l'amiante. Là encore, la restriction à l'importation des CE a été
maintenue car elle se fondait sur des risques réels pour la santé et
qu'il n'y avait pas de mesures de remplacement qui pouvaient garantir un
risque zéro comme prescrit par le règlement des CE. Ou bien encore, dans
l'affaire récente États Unis — Jeux et paris, l'Organe d'appel a
confirmé que les États Unis pouvaient avoir le niveau de “moralité
publique” qu'ils souhaitaient, dès lors que la mesure n'était pas
protectionniste et était cohérente.
En résumé, l'OMC tient effectivement compte des autres normes du droit
international; et en dehors du protectionnisme, une restriction de l'OMC
qui se fonde sur des normes ne relevant pas de l'OMC, l'emportera sur les
normes de l'OMC en matière d'accès aux marchés. En outre, j'estime qu'en laissant aux Membres
la marge de manœuvre nécessaire pour favoriser des préoccupations ne
concernant pas l'OMC, celle-ci reconnaît aussi la spécialisation, les
compétences et l'importance des autres organisations internationales.
Et cela m'amène à l'argument suivant. S'il est vrai que l'OMC se
singularise en ce qu'elle est une organisation particulièrement
puissante, elle ne peut pas agir seule dans la sphère internationale et
les relations existantes entre les organisations internationales sont
déjà l'expression d'une cohérence qui est l'un des éléments de la
gouvernance.
Permettez-moi de décrire comment à l'OMC nous avons intégré les
questions touchant la cohérence internationale avec les autres
organisations internationales et comment, là encore, nous avons mis au
point des solutions pragmatiques pour assurer une forme de gouvernance
globale.
Depuis l'échec de la Charte de la Havane en 1948, qui voulait établir un
lien entre commerce, travail, produits de base, développement et
finances, nombreux sont ceux qui disent que les organisations
internationales agissent toutes unilatéralement de manière éparpillée
sans aucune orientation collective. Par exemple, comme j' y ai déjà fait
allusion, beaucoup se plaignent que l'OMC ne tient pas compte des normes
du travail, des droits de l'homme ou des besoins de santé spécifiques
des pays en développement. À ce sujet, ma position est que nous
disposons déjà d'une base solide qui devrait inspirer nos travaux
collectifs au cours des mois et années à venir.
Permettez-moi de vous donner quelques exemples de la manière dont nous
travaillons dans la pratique à l'OMC et dont nous collaborons avec les
autres organisations internationales.
Les institutions de Bretton Woods: La Charte de l'OMC appelle à une plus
grande cohérence entre l'OMC, le FMI et la Banque mondiale. Dans ce
contexte, le Directeur général de l'OMC a pour mandat spécifique de
continuer d'œuvrer au renforcement de la cohérence entre ces
organisations internationales spécifiques.
Bretton Woods et le Système des Nations Unies: Un programme remarquable
de coopération interinstitutions portant sur l'assistance technique et
le renforcement des capacités est le Cadre intégré pour les PMA, auquel
participent l'OMC, le FMI, la Banque mondiale, la CNUCED, le CCI et le
PNUD. Cette coopération interinstitutions se trouve resserrée par les
travaux entrepris dans le cadre du programme “Aide pour le commerce” qui
regroupe ces organisations et des banques régionales de développement.
Nous avons de manière générale des accords de coopération formels avec
la CNUCED et, ensemble, nous avons mis en place le Centre du commerce
international — le CCI. Dans le domaine de la normalisation, nous avons
maintenant un mécanisme — le Mécanisme pour l'élaboration des normes et
le développement du commerce — auquel participent l'OMC, la Banque
mondiale, la FAO, l'Organisation mondiale de la santé et l'Organisation
mondiale de la santé animale. Son objectif est d'aider les pays en
développement à établir et mettre en œuvre des normes SPS pour assurer
la protection de la santé et faciliter l'expansion du commerce.
Dans le domaine du commerce et de l'environnement, l'OMC et le PNUE ont
conclu un accord de coopération.
Par les travaux de ses Conseils et Comités, l'OMC entretient aussi
d'étroites relations institutionnelles avec plusieurs autres
organisations internationales. Quelque 75 organisations internationales
ont obtenu un statut d'observateur formel ou ad hoc auprès des organes
de l'OMC. L'OMC participe aussi en tant qu'observateur aux activités de
nombreuses organisations internationales. Bien que l'ampleur de cette
coopération soit variable, la coordination et la cohérence entre les
travaux de l'OMC et ceux des autres organisations internationales
continuent d'évoluer d'une manière pragmatique.
Par exemple, bien qu'il n'y ait pas d'accord formel entre l'OMS et l'OMC,
l'OMC a le statut d'observateur à l'OMS et l'OMS a le statut
d'observateur aux Comités SPS et OTC. La Commission mixte FAO/OMS du
Codex Alimentarius, la Convention internationale pour la protection des
végétaux et l'Organisation mondiale de la santé animale ont un statut
d'observateur auprès du Comité SPS et l'OMC participe en tant
qu'observateur aux réunions de ces organes.
Voilà quelques exemples de nos interactions et de nos efforts de
cohérence avec les autres organisations internationales. Mais, dans la
pratique, de nombreux autres échanges ont lieu entre les secrétariats
des organisations internationales. La cohérence dans l'élaboration des
politiques économiques au niveau mondial va bien au delà des accords de
coopération formels et spécifiques de l'OMC. De fait, le Secrétariat de
l'OMC entretient des relations de travail avec près de 200 organisations
internationales dans le cadre d'activités très diversifiées, telles que
statistiques, recherches, élaboration de normes et assistance technique
et formation.
En fait, certaines dispositions de l'OMC prévoient explicitement que des
mesures en conformité avec des critères et normes élaborés dans d'autres
instances internationales déterminées — comme le Codex par exemple —
sont présumées compatibles avec les règles de l'OMC. Les Membres de l'OMC
n'ont ainsi pas d'autre choix que d'être directement concernés par les
travaux du Codex!
Dans le contexte du Cycle de Doha, le Secrétariat de l'OMC a aussi
collaboré étroitement avec les secrétariats de certains accords
environnementaux multilatéraux (AEM) ainsi qu'avec d'autres
organisations internationales, y compris le PNUE et la CNUCED, qui
participent régulièrement à des réunions de l'OMC.
Enfin, dans le contexte de la mise en œuvre des Accords de l'OMC et du
Programme de travail de Doha, l'OMC coopère ponctuellement avec un grand
nombre d'organisations intergouvernementales, y compris de nombreux
organismes régionaux.
Nous avons donc établi, je l'espère de manière à vous convaincre, que l'OMC
n'est ni l'ogre marchand affamé de pouvoir ni le gnome de Genève tapi
dans sa tanière et que sa place dans cet archipel de la gouvernance
internationale actuelle est celle d'un participant ouvert, prêt au
dialogue, et d'ores et déjà pleinement inséré dans un réseau de
solidarités administratives, juridiques et politiques souvent méconnues.
Et j'ai tendance à penser que si l'OMC peut parfois paraître encombrante
par sa musculature législative ou judiciaire, c'est que ses Etats
membres y ont pratiqué depuis cinquante ans une gymnastique à laquelle
ils ont consacré moins d'efforts dans d'autres enceintes.
Pour autant, et ce sera ma conclusion, l'OMC ne peut-elle mieux faire
pour contribuer davantage à la réalisation d'objectifs agréés et portés
par la société internationale tels que les objectifs du millénaire de
l'ONU? Et ma réponse à cette question est: Oui. Pour l'essentiel dans le
domaine qui tient aujourd'hui la première place dans la gouvernance
internationale et qui est le développement, et dans lequel des efforts
de cohérence demeurent nécessaires.
Je reste convaincu que le mandat de l'OMC relatif à l'ouverture des
marchés représente une contribution essentielle au développement et à
l'amélioration du bien être collectif. Il n'en demeure pas moins que
l'ouverture aux échanges ne peut se traduire en effets bénéfiques réels
que si elle est accompagnée par d'autres politiques, permettant de
concilier la flexibilité et la sécurité de l'emploi. Ces politiques
d'accompagnement se déclinent en politique de l'éducation, politique de
l'emploi, ou encore politique de la recherche et de l'innovation.
Certaines d'entre elles doivent être menées au niveau national alors que
d'autres ne sont efficaces que si elles sont déployées au niveau
international, grâce à l'action d'organisations spécialisées: l'OIT,
l'UNESCO, l'OMS… Il est donc indispensable d'assurer une cohérence entre
ces diverses politiques publiques internationales qui sont éminemment
complémentaires. Davantage que de profonds remaniements institutionnels,
c'est la mise en cohérence des actions des organisations internationales
qui doit être privilégiée.
La mondialisation suppose, en effet, une coopération internationale
équilibrée dans tous les domaines. La meilleure politique commerciale ne
peut suffire à elle seule à promouvoir la croissance et le
développement. Une ouverture prématurée des marchés peut même
déstabiliser l'économie nationale si certaines politiques
d'accompagnement font défaut. C'est pourquoi, des politiques
macroéconomiques saines doivent être complétées par des politiques
structurelles.
Parmi ces politiques structurelles, je mentionnerai en premier lieu, des
pratiques de bonne gouvernance au niveau national, sans lesquelles la
corruption et le manque de transparence maximisent les inégalités
sociales au lieu d'optimiser le bien être collectif. Un certain nombre
d'organisations internationales oeuvrent en sens parmi lesquelles le
FMI, la Banque mondiale, l'OCDE… L'OMC a également un rôle important à
jouer dans le renforcement de la transparence par la facilitation des
échanges.
Mais ces actions doivent encore être complétées par des politiques
d'investissement afin de développer les infrastructures locales. Là
encore, la Banque mondiale, le FMI, les Banques régionales de
développement sont là pour soutenir financièrement et techniquement les
pays en développement pour promouvoir leurs capacités de production et
d'exportation. Quant à l'OMC, elle doit apporter son savoir faire
spécifique en matière d'infrastructures commerciales.
Mais qu'est-ce que le capital physique sans le capital humain? Les
politiques d'éducation et de formation sont indispensables pour
permettre à tous de participer aux secteurs les plus productifs de
l'économie nationale. Et, la formation est d'autant plus nécessaire que
l'ouverture aux échanges internationaux induit de profondes mutations
économiques et une spécialisation accrue du pays dans les secteurs où il
est le plus productif.
L’élaboration d'un programme « Aid for trade » dans lequel est
désormais impliquée l'OMC peut nous permettre de réconcilier commerce et
développement. Elle doit aider les PED à respecter leurs engagements
multilatéraux par une assistance technique — voire financière — pour la
mise en œuvre concrète des accords. Plus largement, l’initiative «
Aid for trade » doit donner aux PED davantage de moyens pour
transformer en croissance et en réduction de pauvreté les avantages pour
eux d'échanges plus ouverts. Ce qui implique, je l'ai dit, des
infrastructures physiques ou humaines nouvelles.
Inscrire les nécessités du développement au sein de l'ouverture des
échanges commerciaux n'est pas d'abord une question institutionnelle.
C'est d'abord une question de cohérence politique. C'est l'enjeu
essentiel des négociations en cours, dont je vous remercie de m'avoir
distrait quelques instants : cet enjeu, c'est celui qui consiste à bâtir
un “consensus de Genève”, reposant sur l'idée que l'ouverture des
échanges, l'ouverture tout court, est ce dont nous avons besoin pour
rendre notre monde un peu moins injuste, un peu plus désirable. Une
condition nécessaire, en quelque sorte, à la réalisation des objectifs
plus globaux de la société internationale. Une condition parmi d'autres
pour une OMC parmi d'autres.
Je vous remercie de votre attention.