NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY


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> Allocutions: Pascal Lamy

  

Honorables invités,
Mesdames et Messieurs,

C’est un grand plaisir d’être à la Humboldt-Viadrina School of Governance pour aborder une question centrale en ce qui concerne la gestion de l’interdépendance dans le monde d’aujourd’hui — le multilatéralisme est-il en crise?

C’est une question légitime du point de vue de l’environnement et de la durabilité, comme nous l’avons vu lors du récent Sommet de Rio+20.  C’est vrai pour le commerce et d’autres questions économiques.  Le Sommet du G-20 à Los Cabos (Mexique) a précisément été axé sur la façon d’améliorer notre réponse collective aux turbulences économiques actuelles.  C’est aussi l’une des questions essentielles au cœur de l’actualité de l’Union européenne.

Je suis convaincu que le débat d’aujourd’hui fera émerger des idées intéressantes pour les délibérations que vous mènerez vous-mêmes dans le courant de l’année.

Avant de me pencher sur les problèmes spécifiques auxquels le multilatéralisme est confronté dans l’architecture internationale d’aujourd’hui, permettez-moi de donner un bref aperçu de l’environnement économique dans lequel nous évoluons.

Plus de trois ans se sont écoulés depuis le début de la crise de 2008-2009 et l’économie mondiale reste très fragile.  La croissance mondiale est toujours inférieure à ce qu’elle pourrait être.  Les projections de l’OMC indiquent que la croissance du commerce va encore ralentir cette année pour s’établir à 3,7 pour cent, contre 5 pour cent en 2011.  En outre, les économistes de l’OMC estiment qu’il subsiste un risque élevé de dégradation de la situation, qui conduirait à un ralentissement encore plus marqué de la croissance du commerce.  Le niveau de chômage reste inacceptable dans un grand nombre de nos sociétés.  Nombre des progrès réalisés en matière de lutte contre la pauvreté ces dix dernières années risquent de partir en fumée.

Et l’impact de la crise se fait sentir non seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays en développement.  La contribution du commerce à la croissance dans les pays émergents et dans les pays en développement diminue.  L’économie dynamique de la Chine devrait afficher une croissance moins forte en 2012.  La croissance de l’Inde ralentit.  De nombreux pays pauvres voient leurs exportations vers des marchés majeurs comme l’UE et les États-Unis diminuer.

La lenteur de la reprise fait craindre que le recours limité mais soutenu à des mesures commerciales restrictives ne compromette peu à peu les bénéfices de l’ouverture des échanges.  Bien que, jusqu’à présent, l’OMC ait réussi à décourager le nationalisme économique à grande échelle, nous devons redoubler de vigilance dans ce domaine.  L’Histoire nous enseigne que les pressions protectionnistes vont persister tant que les taux de chômage demeureront à des niveaux inacceptables.  L’histoire récente nous montre aussi que le protectionnisme ne protège pas.  Puisque les exportations d’un pays sont des importations d’un autre pays, un comportement de ce type ne peut que nous entraîner tous dans une spirale descendante — où il n’y aura que des perdants et pas de gagnants.

Alors que la menace de la crise demeure, le monde ne reste pas immobile.  De nouveaux acteurs économiques et de nouvelles structures d’échange ont émergé, modifiant complètement la nature de l’interdépendance commerciale et de l’interdépendance économique, qui est plus grande encore.  La carte des émissions mondiales de gaz à effet de serre a considérablement changé.  L’internationalisation des processus de production a entraîné une dépendance accrue.

Au cours de la dernière décennie, la part des économies en développement et des économies émergentes dans le PIB mondial est passée d’un tiers à la moitié.  La valeur des échanges Sud-Sud est passée d’environ un dixième à quelque deux cinquièmes du commerce total.  La part des pays en développement dans les exportations mondiales est passée de 33 à 43 pour cent au cours de la dernière décennie.  Les exportations de la Chine augmentent au rythme stupéfiant de 20 pour cent par an.  La composition des investissements étrangers directs suit une évolution similaire.  Alors que les entrées mondiales d’IED n’ont guère varié au cours de la dernière décennie, la part correspondant aux pays émergents et aux pays en développement a quant à elle bondi de 20 à plus de 50 pour cent.

De la même manière, les structures du commerce mondial changent rapidement et de façon spectaculaire.  Il n’y a pas si longtemps, les marchandises étaient estampillées "fabriquées en Chine" ou "fabriquées en Allemagne".  Aujourd’hui, l’expansion des chaînes de valeur mondiales fait que la plupart des produits sont assemblés à partir d’intrants provenant de nombreux pays.  En d’autres termes, les marchandises d’aujourd’hui sont "fabriquées dans le monde".  Avec un taux de croissance de 6 pour cent par an, le commerce des biens intermédiaires représente maintenant près de 60 pour cent du commerce total des marchandises et est devenu le secteur le plus dynamique du commerce international.  Il est important de noter que ce commerce concerne des secteurs des technologies de pointe, créateurs d’emplois bien rémunérés.

Il est clair que cette expansion des chaînes de valeur mondiales a une incidence sur les mesures et la politique commerciales et appelle une nouvelle conception du commerce.  Si une part importante du commerce concerne des biens intermédiaires, il devient d’autant plus important pour les pays de garder leurs marchés ouverts.

Une conséquence importante de l’intégration des réseaux de production est que les importations comptent autant que les exportations et que les deux flux contribuent à la création d’emplois et à la croissance.  L’ajout de valeur tout au long des chaînes de production mondiales exige que nous changions la manière dont nous mesurons le commerce.  Elle exige également que nous réfléchissions à l’utilité d’analyser les balances commerciales bilatérales comme nous le faisons habituellement, étant donné que celles-ci deviennent beaucoup moins importantes dans ce nouveau modèle, du moins sur le plan des politiques et des mesures à adopter.

La carte des émissions mondiales de gaz à effet de serre a aussi changé et, aujourd’hui, elle ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était hier.  Les émissions des pays en développement augmentent rapidement et l’on considère que les émissions de la Chine sont égales à celles des États-Unis, voire les ont dépassées.  L’Agence internationale de l’énergie nous indique que, même si les pays de l’OCDE ramenaient à zéro leurs émissions, il est probable que le monde ne parviendrait pas à respecter l’objectif que s’est fixé la communauté internationale, à savoir limiter la hausse des températures à 2 degrés Celsius supplémentaires.  Dans un monde en mutation aussi rapide, la coopération internationale est vitale pour faire face au changement climatique.

Cela est également vrai pour la coopération macro-économique.  Comme les sommets ultérieurs du G-20 l’ont montré, qu’il s’agisse des politiques monétaires, des politiques budgétaires, des devises, de la lutte contre les paradis fiscaux ou de la règlementation des activités financières, la mise en place d’un cercle vertueux nécessite une coopération internationale.

Or, si de nouvelles tendances économiques et politiques ont émergé, les règles qui régissent la coopération multilatérale n’ont pas évolué au même rythme.  En fait, nous fonctionnons dans une large mesure sur la base des règles mondiales établies dans les années 1990, qui est la dernière période de gouvernance mondiale active.

En 2001, les gouvernements ont lancé un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales, reconnaissant ainsi la nécessité de règles commerciales internationales plus en phase avec l’évolution rapide du commerce.  Au bout de plus de dix ans, malgré des négociations ardues, les Ministres ont reconnu en décembre dernier que le Cycle de Doha, dans sa configuration actuelle, était dans l’impasse.

Il en va de même pour les changements climatiques et, plus généralement, pour la coopération sur les questions de durabilité.  Le Sommet de Rio de 1992 était un point culminant de la coopération mondiale, avec la naissance de nouvelles conventions sur les changements climatiques, la biodiversité et la désertification.  La semaine dernière, soit 20 ans plus tard, la communauté des Nations Unies réunie à Rio peinait à mettre en avant des réalisations concrètes lors de ce que certains ont appelé le Sommet Rio-20.

Quelques jours plus tôt, confrontés à la nécessité de rassurer des marchés en manque de confiance, les membres du G-20 réunis à Los Cabos ont travaillé d’arrache-pied pour faire passer un message unanime:  ils collaboreraient pour adopter des mesures visant à remédier aux problèmes de la croissance, du rééquilibrage budgétaire et de la réglementation financière, entre autres choses.  Toutefois, force est de constater que les progrès sont lents et qu’une plus grande précision reste nécessaire, en particulier dans la zone euro.

De fait, les difficultés observées dans l’Union européenne reflètent les problèmes du système multilatéral, étant donné que l’Europe demeure un microcosme du cosmos.  La gouvernance mondiale, cadre juridique et institutionnel destiné à gérer l’interdépendance et l’interconnexion toujours plus importantes au niveau mondial, repose, tout comme l’édifice européen, sur un équilibre fragile entre disciplines, solidarité et légitimité.  Bien que l’intégration soit moins profonde à l’échelle mondiale, le mécanisme et la dynamique de cet équilibre ne sont pas différents.

Permettez-moi de citer deux exemples.  Le premier est tiré de ma propre expérience en ce qui concerne les négociations commerciales du Cycle de Doha et le second a trait à l’action multilatérale face aux changements climatiques.

Le GATT, prédécesseur de l’OMC, reposait sur la notion du "traitement spécial et différencié" accordé aux pays en développement.  Pour l’essentiel, cela signifiait que, si les pays développés acceptaient d’ouvrir leurs marchés, les pays en développement n’étaient pas censés rendre exactement la pareille.  Cet arrangement reflétait l’équilibre entre disciplines, solidarité et légitimité dans le système commercial multilatéral tel qu’il existait avant l’OMC.

Cependant, ces dernières années, le taux de croissance impressionnant de certains pays en développement a entraîné un changement important dans l’économie mondiale et a déréglé l’équilibre du système commercial.  Pour certains, les économies émergentes ont atteint un niveau de développement qui justifierait une plus grande réciprocité en matière d’obligations;  pour d’autres, l’écart de revenus qui existe par rapport aux pays développés fait qu’une égalité des disciplines serait injuste.  L’incapacité de trouver un nouvel équilibre dans le système commercial multilatéral a pour le moment empêché la conclusion du Cycle de Doha.

À bien des égards, il faut affronter des difficultés similaires pour parvenir à un accord valable sur l’action à entreprendre au niveau mondial face aux changements climatiques.  Dans la Déclaration du Sommet "Planète Terre" de Rio de 1992, il est reconnu que, s’il incombe à tous les pays de lutter contre les changements climatiques, tous n’ont pas contribué autant au problème et tous n’ont pas les mêmes moyens pour y remédier.

La notion de "responsabilité commune mais différenciée" a été introduite dans le Protocole de Kyoto de 1997, qui établissait des engagements spécifiques et contraignants en matière de réduction des émissions pour les pays développés.  Les pays en développement n’étaient quant à eux liés par aucune obligation.  Aujourd’hui, les négociations sur les changements climatiques se heurtent à la difficulté de convenir d’une action multilatérale après l’expiration de la première période d’engagement du Protocole de Kyoto, dans un monde où la croissance des pays en développement a dépassé celle des pays développés.

Ces deux dernières années ont vu l’apparition d’une attitude inquiétante vis-à-vis du multilatéralisme.  Contrastant radicalement avec les appels à une plus grande cohérence réglementaire au niveau international qui ont dominé les gros titres au début de la crise financière mondiale en 2008, la coopération internationale a ralenti et se trouve dans une situation toujours plus précaire.

Les observateurs cyniques des relations internationales diront que, au cours de la dernière décennie, les tentatives internationales visant à établir des accords juridiquement contraignants ont placé les attentes toujours plus bas, si bien que le simple fait de s’entendre pour poursuivre le dialogue est considéré comme une réussite.

Selon ce point de vue, le fait que les négociations sur les changements climatiques menées l’année dernière en Afrique du Sud, la huitième Conférence ministérielle de l’OMC tenue à Genève, la treizième session de la CNUCED qui a eu lieu récemment, le Sommet du G-20 au Mexique et le Sommet Rio+20 n’ont pas échoué sous l’effet de l’acrimonie, peut être considéré comme un accomplissement important pour le multilatéralisme.

À mes yeux, faire preuve d’un tel cynisme revient à faire abstraction de plus d’un siècle d’enseignements fondamentaux sur la coopération internationale et, surtout, à rester sourd au fait qu’un renforcement du multilatéralisme et de la coopération internationale demeure pour la plupart des pays la seule option viable pour l’avenir.

Certes, les changements survenus ces dernières années font qu’il est nécessaire de reconfigurer, de repenser et d’adapter la coopération multilatérale traditionnelle, y compris à l’OMC.  La multiplication des coalitions et groupes informels de pays et d’acteurs de la société civile, comme le G-8+, le G-8+5, le G-20, le B-20 et le L-20, pour n’en citer que quelques-uns, sont symptomatiques de l’évolution constante de la nature des relations internationales aujourd’hui.

Plus fondamentalement, je pense que, tant que la crise continuera à malmener les systèmes nationaux, il sera très difficile de parvenir à un multilatéralisme de qualité.  En effet, dans un système qui demeure westphalien, un système multilatéral fort nécessite avant tout des systèmes nationaux forts, étant donné que la formation de consensus reste fondamentalement entre les mains de l’État-nation.

Contrairement aux idées reçues, les accords internationaux demandent une énergie politique considérable au niveau national.  Ils nécessitent un grand leadership politique, car il s’agit de mobiliser les parties prenantes nationales.  Il s’agit de forger des compromis qui bénéficient à certains mais aussi causent du tort à d’autres.  Tel sera le cas tant que la légitimité des systèmes internationaux demeurera faible par rapport aux systèmes nationaux.

Cette situation est dangereuse car elle risque de se transformer en un cercle vicieux:  pour sortir de la crise au plus vite, il faut beaucoup de leadership afin d’élaborer les accords de coopération internationale nécessaires.  Or, la légitimité des gouvernements est affaiblie par le mécontentement de la population engendré par les difficultés économiques et sociales.  Cela réduit la capacité d’agir ensemble, ce qui a pour effet de prolonger la crise et de générer le syndrome du "trop peu, trop tard".  Telle est indéniablement la situation aujourd’hui en Europe.

Je pense que le multilatéralisme est à la croisée des chemins.  Soit nous veillons à ce qu’il progresse dans un esprit de valeurs communes et de coopération renforcée, soit nous prenons le risque de le voir régresser.  Sans une coopération mondiale en matière de finances, de sécurité, de commerce, d’environnement et de réduction de la pauvreté, les risques de division, de troubles et de guerre resteront dangereusement réels.  Attendre des jours meilleurs est tout simplement impossible.  S’entendre pour ne rien faire reviendrait tout simplement à faire le choix du pire.  Ensemble, nous devons être plus audacieux pour faire face à des risques toujours plus importants.

Merci de votre attention.

 

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