NOUVELLES: ALLOCUTIONS DG PASCAL LAMY
Sorbonne, Paris, 19 mai 2006
La place et le rôle (du droit) de l'OMC dans l'ordre juridique international
Intervention devant la Société européenne de droit international
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Pascal Lamy
Je suis particulièrement honoré de votre invitation à cette deuxième Conférence biennale de la Société européenne de droit international. Honoré et heureux, non seulement parce que je suis à Paris, mais surtout parce que j'adhère au projet de la SEDI, dont le but est de développer les échanges et une plus grande compréhension entre tous ceux qui travaillent dans le champ du droit international.
Je dois vous avouer que mes souvenirs de l'académie de droit
international de La Haye où j'avais planché sur l'estoppel sont
lointains, mais le thème général de cette conférence — à quoi sert le
droit international ? — m'a convaincu qu'il y avait place, ce soir, pour
un non spécialiste. C'est donc en cette qualité que je m'adresse à vous,
pour apporter le regard du praticien sur la place et le rôle du droit de
l'OMC au sein de l'ordre juridique international. Cette contribution
s’inscrit dans la recherche d’un dialogue constructif entre la doctrine
et la pratique en vue d’une meilleure cohérence normative et
institutionnelle au sein de l’ordre juridique international.
Je tiens à préciser à titre préliminaire que mon intervention sera pour
partie en français et pour partie en anglais, comme me l’a demandé la
Société européenne de droit international afin d’utiliser ses deux
langues officielles.
Le commerce est à l’origine de pans entiers du droit international
public et notamment de l’une de ses principales sources : le traité. En
témoigne l’un des tous premiers instruments juridiques internationaux
dont l’humanité a retrouvé la trace : le traité de commerce passé entre
Aménophis IV et le Roi de Chypre Alasia au XIVe siècle avant JC. Ce
traité accorde aux marchands chypriotes l’exemption des droits de douane
en contrepartie de l’importation d’une certaine quantité de cuivre et de
bois. Rien n’a fondamentalement changé en ce début de XXIe après JC, en
ce qu'il existe toujours des accords bilatéraux de commerce. Mais, un
tel accord doit désormais être notifié à l’OMC et sa compatibilité avec
les règles du commerce international doit y être contrôlée.
L’ordre juridique international a, quant à lui, profondément évolué. Les
grands Empires se sont éteints. Les légistes de Philippe le Bel et Jean
Bodin ont progressivement conceptualisé le concept de souveraineté, les
traités de Westphalie ont marqué la prééminence d’une société d’Etats
souverains, le congrès de Vienne de 1815 a posé les bases du
multilatéralisme et le XIXe siècle a inventé les premières organisations
internationales. Avec la création de la Société des Nations d'abord, du
système des Nations Unies ensuite et enfin, avec l’éclatement du bloc de
l’Est, le XXe siècle a permis l'évolution du droit international
classique, interétatique, vers un droit international contemporain et
universel, qui s’ouvre à de nouveaux acteurs tels que les organisations
internationales et les organisations non gouvernementales.
L’ordre juridique international a donc été traversé par de multiples
bouleversements. Mais le processus d’évolution n’est ni linéaire, ni
homogène. C’est pourquoi, la société internationale porte encore
aujourd’hui les marques de plusieurs stades historiques de cette
évolution.
Pour illustrer ce propos, je prendrai une image : celle des trois états
physiques de la matière : son état gazeux, puis liquide, et enfin solide.
L’ordre juridique international d'aujourd'hui comporte ces trois états
simultanément. Le gaz, c’est la coexistence de particules dépourvues de
différenciation hiérarchique ; c’est l’ordre westphalien constitué
d’Etats souverains, organisé selon une logique essentiellement “horizontale”
et dont le mécanisme de responsabilité reste décentralisé. Le solide,
c’est l'Union européenne, exemple même d’une organisation internationale
d’intégration, à la fois productrice de normes qu’elle interprète de
manière “autonome” et dont elle garantit la primauté et l’applicabilité
directe par des voies de recours juridictionnels. La
juridictionnalisation de la responsabilité des Etats membres pour la
violation du droit communautaire est un élément clé de cet ordre
juridique intégré. Entre l’état gazeux et l’état solide, reste le
liquide. C’est à cette catégorie liquide qu’appartient l’OMC. Selon une
logique ni totalement verticale, ni totalement horizontale ; proche de
l’organisation intergouvernementale de coopération à certains égards,
plus proche de l’organisation internationale d’intégration à d’autres
égards, l’OMC est porteuse d’un ordre juridique ou d’un système de droit
sui generis. Quitte à appauvrir ces notions, je ne ferai d’ailleurs pas
de distinction entre un système de droit, un système juridique et un
ordre juridique. Si l’ordre juridique international comporte plusieurs
états physiques, c’est parce qu’il est en pleine évolution. Et l'OMC est
à la fois un produit et un vecteur de cette évolution.
L’OMC est en effet une organisation internationale à la charnière entre
les deux conceptions du droit international. C’est un forum de
négociation permanent entre Etats souverains — sous réserve de quelques
spécificités — ce qui en fait une organisation de coopération proche des
conférences internationales du droit international classique. Mais,
c’est aussi un mécanisme sophistiqué de règlement des différends qui
fait de l’OMC une organisation d’intégration, ancrée dans le droit
international contemporain. Disons simplement que du fait de son
mécanisme sophistiqué de règlement des différends, l'OMC est une
organisation particulière.
Surtout, l’OMC est porteuse d’un véritable ordre juridique. Si l’on
définit ce dernier comme “un ensemble de règles de droit, constituant un
système et régissant une société ou un groupement donné”, en retenant la
définition du Professeur Jean Salmon, alors nous pourrons constater
qu’il existe, au sein de l’ordre juridique international, un ordre
juridique spécial propre à l’OMC. Le système OMC possède bien deux
attributs essentiels : des règles valides et des mécanismes
d'application. Mais, pour être spécial, ce système n'est pas pour autant
insularisé ou isolé. Tels sont les deux points que je vais développer
devant vous en tentant d'éclairer d'abord comment ce système de droit
s’intègre à l’ordre juridique international puis, dans un second temps,
comment il s’articule avec les autres systèmes de droit.
Commençons par le premier point et voyons en quoi le droit de l'OMC
constitue un système de droit sui generis au sein de l'ordre juridique
international.
L'OMC est une organisation internationale. Ce constat semble évident, et
pourtant il a fallu près de cinquante ans pour parvenir à ce résultat.
Ce long effort pour exister sur le plan juridique y a laissé ses
empreintes.
Le GATT dont l'OMC a pris la place en 1994 était en effet un accord
provisoire, entré en vigueur en janvier 1948, qui devait s'effacer
derrière le traité créant l'Organisation internationale du commerce.
Comme ce dernier n’entra jamais en vigueur, le GATT est resté pendant un
demi-siècle un accord en forme simplifiée, en principe dépourvu de tout
prolongement institutionnel. Le GATT n'avait donc pas de “Membres” mais
des “Parties contractantes”, terme qui soulignait la nature purement
contractuelle. Sans organisation internationale à proprement parler,
dépourvu de personnalité juridique, le GATT ne pouvait agir que par ses
PARTIES CONTRACTANTES, et grâce à l'appui, pour le quotidien, de la
Commission internationale de l'Organisation du commerce international (ICITO)
qui était la Commission provisoire chargée de mettre en place l'O.I.C.
Il faut donc attendre près de 50 ans et les accords de Marrakech pour
avoir une véritable organisation internationale, à savoir “une
organisation instituée par un traité ou un autre instrument régi par le
droit international et dotée d’une personnalité juridique internationale
propre”, selon la définition donnée par la Commission du droit
international dans son Projet d’articles sur la Responsabilité des
organisations internationales. Pour éviter toute ambiguïté, l'accord
instituant l’OMC précise en son article VIII que l’organisation a la
personnalité juridique.
Les implications de ce statut sont multiples. L’Accord de Marrakech
précise que les Membres de l’OMC lui accordent les privilèges et
immunités et la capacité juridique nécessaires à l’exercice de ses
fonctions. Sa personnalité juridique se décompose donc en un volet
international qui lui permet d’agir sur la scène internationale et une
personnalité interne qui lui permet de contracter pour son bon
fonctionnement quotidien et d’employer notamment ses 600 agents
permanents. Comme pour toute organisation internationale, les
compétences de l’OMC sont limitées par le principe de spécialité. Mais,
à côté de ses compétences d’attribution, explicitement prévues dans son
acte constitutif, l’OMC a aussi des compétences implicites. La
principale conséquence du statut d’organisation internationale est donc
de lui permettre d’avoir une volonté propre qui s’exprime par une
production normative dans les limites fixées par son acte constitutif et
d'interagir avec les autres acteurs internationaux.
Désormais véritable organisation internationale, l’OMC est porteuse d’un
ordre juridique intégré et particulier. Elle produit en effet un
ensemble de règles de droit (1) constituant un système (2) et régissant
une communauté (3).
(1) Un ensemble de règles de droit, tout d’abord. L'OMC est un traité
comportant quelque 500 pages de texte s'accompagnant de plus de 2 000
pages de listes d'engagements. En outre, 50 années de pratique et de
décisions du GATT — ce que nous appelons l' “acquis du GATT ” — ont été
incorporées dans ce qui a constitué le nouveau traité de l'OMC. Les
règles de l'OMC sont régulièrement renégociées. S'il est vrai que le
Secrétariat de l'OMC et les organes de l'OMC n'ont aucun pouvoir général
d'adopter des normes formellement contraignantes, les organes de l'OMC
parviennent à adopter des décisions effectives qui fournissent des
réponses pragmatiques à des besoins spécifiques et, en ce sens, ces
organismes produisent des formes de droit dérivé. Le système n’est plus
uniquement fondé sur les principes d’une certaine diplomatie, qui a
souvent conduit dans le cadre du GATT à l’adoption de solutions
négociées reflétant la puissance respective des Etats en présence. L’OMC
ne produit pas de l’équité — au sens que le droit international public
donne à cette notion —, mais de la légalité.
(2) En second lieu, ces règles de droit constituent un système intégré.
En effet, les accords de l’OMC sont intégrés dans un “engagement unique”
qui forme un ensemble qui se veut cohérent. Plusieurs dispositions le
rappellent et notamment l’article II:2 qui précise que les Accords
commerciaux multilatéraux “font partie intégrante” de l’accord
instituant l’OMC “et sont contraignants pour tous les Membres”. C’est
pourquoi ils figurent en annexe à l’accord instituant l’OMC. Dans
l’affaire Indonésie — Automobile, le groupe spécial qui statue au
contentieux en première instance a rappelé qu’il existe une présomption
d'absence de conflits entre les diverses dispositions du traité de l'OMC
puisqu’elles s’insèrent dans des accords ayant des champs d’application
différents ou dont l’application se fait dans des circonstances
différentes. A plusieurs reprises, l’Organe de règlement des différends
(ORD) a affirmé que ses Membres doivent se conformer à toutes les
dispositions de l'OMC lesquelles doivent être interprétées de façon
harmonieuse et appliquées de façon cumulative et simultanée. Ainsi, le
traité de l'OMC est bien un “accord unique” ayant mis en place un “ordre
juridique organisé”.
(3) Troisièmement, le droit de l’OMC régit une communauté, celle
des Membres de l’OMC. Dans l’affaire Etats-Unis — Section 301, le groupe
spécial confirme l'existence d'un ordre juridique GATT/OMC et semble
même insinuer que cet ordre juridique serait caractérisé par son
“'incidence indirecte sur les particuliers”. Car en revanche, “lorsqu'il
y a effectivement violation d'un traité dont les avantages dépendent en
partie de l'activité de différents agents, la loi elle-même peut être
considérée comme une violation, puisque sa seule existence peut avoir
pour “effet de refroidir” de manière appréciable les activités
économiques des particuliers.” La qualification des ressortissants, non plus seulement d’objets du droit de l’OMC, mais
aussi de sujets reste controversée. Sans entrer dans ce débat, je
retiendrai surtout que les règles de l’OMC régissent effectivement la
communauté de ses Membres, puisque leur non respect est sanctionné dans
le cadre de l’Organe de règlement des différends (ORD). Elles forment
donc bien un nouvel ordre juridique, tel que nous l’avons défini.
Mais ce système juridique intégré n’est pas en “isolation clinique”. Il
existe une présomption de validité en droit international et les règles
de ses traités doivent donc se lire harmonieusement avec les principes
de droit international. L'ordre juridique de l'OMC respecte donc
notamment l’égalité souveraine des Etats, la bonne foi, la coopération
internationale ou encore l'obligation de règlement pacifique des
différends — sans parler des règles d'interprétation en matière
conventionnelle que l'Organe d'appel, par exemple, applique sans hésiter.
L’OMC respecte le droit international général, tout en l’adaptant aux
réalités du commerce international. En s’insérant dans l’ordre juridique
international, l’OMC en vient à produire un système de droit sui generis.
Sans entrer dans le débat doctrinal sur l’autonomie éventuelle du droit
international économique, il est clair que le droit de l’OMC est en
grande partie une application circonstanciée du droit international
général.
Je donnerai deux exemples pour illustrer cette affirmation, deux
principes de droit international général que l’OMC fait vivre à sa
manière et influence durablement : l’égalité souveraine des Etats et
l'obligation de régler pacifiquement les différends.
L’égalité souveraine des Etats exige une égalité formelle entre Etats de
taille ou de puissance différente. Ce principe est parfaitement respecté
à l’OMC.
Alors que les organisations internationales économiques possèdent le
plus souvent un organe restreint, à côté de leur organe plénier, l'OMC
présente la particularité de réunir, en droit, la totalité de ses
membres dans tous ses organes : aussi bien dans la Conférence
ministérielle qui se réunit au moins tous les deux ans que dans le
Conseil général qui exerce ses fonctions dans l’intervalle, ainsi que
dans tous les conseils et comités. Toutes les décisions sont prises
selon le principe “un Gouvernement / une voix” et par la procédure du
consensus. La règle du consensus est certes respectée au prix d’une
certaine lenteur dans les négociations mais elle permet à tous les Etats
quelle que soit leur part dans le commerce mondial de s’exprimer et de
s’engager à égalité.
Le principe d’égalité se décline aussi sur le plan matériel dans les
règles substantielles de l’OMC. Sous la forme du principe de
non-discrimination, il se retrouve notamment dans la clause de la nation
la plus favorisée et la règle du traitement national. Il est également
sous-jacent dans le principe de réciprocité qui est au cœur du mécanisme
des négociations. L’égalité est en effet une exigence fondamentale que
le Secrétaire général de l’ONU rappelait devant l'Assemblée générale des
Nations Unies en 2004. Il disait:
“[a]u niveau international, tous les Etats, les forts et les faibles, les grands et les petits, doivent disposer d’un ensemble de règles équitables et savoir que les autres s’y plieront. Heureusement cet ensemble de règles existe. Du commerce au terrorisme, du droit de la mer aux armes de destruction massive, les Etats se sont dotés d’une impressionnante collection de normes et de lois”.
Mais, comme le précise bien Kofi Annan, ces règles doivent aussi être
équitables. C’est pourquoi, l’OMC va plus loin que l’égalité formelle
pour rechercher une égalité réelle. Il n’y a, en effet, de véritable
égalité qu’entre égaux. En matière commerciale, certains pays moins
développés doivent bénéficier de flexibilités pour que commerce et
développement continuent à aller de pair. Les pays en voie de
développement peuvent donc bénéficier de mécanismes non réciproques :
notamment, le traitement spécial et différencié. Cette renonciation aux
principes du GATT pour les pays en développement a été officialisée, en
1964, par l'ajout au texte du GATT de la partie IV consacrée au
“Commerce et développement”.
L’article XXXVI.8 précise que “les parties contractantes développées
n'attendent pas de réciprocité pour les engagements pris par elle dans
les négociations commerciales de réduire ou d'éliminer les droits de
douane et autres obstacles au commerce des parties contractantes peu
développées”. Elle a également été mise en oeuvre par une Clause dite
d'habilitation qui permet l'établissement du “système généralisé de
préférences” autorisant les pays développées à octroyer des avantages
tarifaires aux pays en voie de développement en dérogation de la clause
de la nation la plus favorisée. Ce sont en fait des mécanismes de
discrimination positive pour assurer une égalité effective des Membres.
Et il n'y a rien là d'incompatible avec l'égale souveraineté des États;
au contraire: exactement comme dans les droits internes, où le droit
social constitue le prolongement indispensable de l'égale dignité entre
les hommes et les femmes, cette adaptation des règles applicables en
fonction de la situation réelle des États porte la promesse d'une
égalité plus réelle. Vous reconnaîtrez là les remarques pertinentes de
mon très vieil ami, le Professeur Alain Pellet.
L’OMC est donc fondée en grande partie sur le respect du principe de
l’égalité souveraine des Etats. Mais, elle sait aussi faire œuvre de
pragmatisme — propre à la discipline du commerce — dans l’application
des principes du droit international classique.
Autre remarque liée à l’égalité souveraine des Etats. Ne sont a priori
égaux que des Etats souverains. C’est pourquoi, les organisations
internationales classiques sont en principe composées exclusivement
d’Etats. L’OMC reste, il est vrai, un cadre interétatique. Mais, elle a
su là aussi s’adapter à l’évolution de la société internationale et à
l’émergence de nouveaux acteurs.
Les Membres peuvent être des “territoires douaniers”, ce qui a permis au
Taipei chinois de rejoindre l’OMC et à Hong Kong de continuer à
participer comme Membre autonome après son retour à la Chine. De même,
la participation de la Communauté européenne comme Membre de l’OMC est
sui generis. Dès les années 1970, la Commission participait de facto aux
réunions du GATT et se substituait aux Membres de la Communauté
économique européenne pour exprimer leur position commune. La création
de l’OMC a permis la formalisation de cette pratique. Son traité
constitutif prévoit au surplus qu’en cas de vote, le nombre de voix des
Communautés européennes et de leurs Etats membres ne dépassera en aucun
cas le nombre des Etats membres des Communautés européennes.
L’innovation tient avant tout à la participation de la Communauté à côté
de ses États membres.
Soulignons encore à ce titre la participation croissante des ONG,
concept d'ailleurs entendu dans un sens très large par l'OMC. A cet
égard, l’article V:2 de l’accord instituant l’OMC précise que “le
Conseil général pourra conclure des arrangements appropriés aux fins de
consultation et de coopération avec les organisations non
gouvernementales s’occupant de questions en rapport avec celles dont
l’OMC traite”. Aucun arrangement détaillé n’a été élaboré à ce jour,
mais en 1996, le Conseil général adopta des lignes directrices précisant
la nature et l'étendue des relations entre le Secrétariat de l'OMC et
les ONG. Ces nouvelles règles ont servi de fondement à une politique de
plus grande transparence envers les ONG. Elles ne sont néanmoins pas
admises dans l’enceinte de négociation elle-même car l’OMC reste un
cadre interétatique de négociation. De même, les ONG ne sont pas admises
à l’Organe de règlement des différends, même si une place croissante
leur est laissée dans la procédure par la voie de l’amicus curiae,
depuis le rapport de l’Organe d’appel dans l’affaire Etats-Unis —
Crevettes.
Il est, en effet, nécessaire de préserver le cadre étatique de l’OMC
tout en ayant une écoute attentive envers les acteurs non étatiques qui
représentent la société civile. L’équilibre vise à garantir le respect
de l’intérêt général incarné en principe par l’Etat, alors que les ONG
défendent — légitimement — des intérêts, souvent, particuliers. Il n’en
demeure pas moins qu’en reconnaissant le rôle des ONG, l’OMC accroît
leur résonance dans l’ordre juridique international. Ainsi, l’OMC est
aussi un vecteur d’évolution du droit international vers sa forme
contemporaine, voire un moteur dans la transformation progressive de la
société internationale en une communauté internationale.
*
Un autre exemple, celui du principe de l'obligation de régler
pacifiquement les différends, montre, lui aussi, que l'OMC respecte le
droit international général en l'adaptant aux contraintes de son ordre
juridique propre.
L'obligation de règlement pacifique des différends est un principe
inscrit au cœur du droit international général qui figure dans la Charte
des Nations Unies. Vingt-cinq ans plus tard, l'Assemblée générale votait
la fameuse Déclaration sur les sept principes de la coexistence
pacifique qui rappelle que “[t]ous les États doivent régler leur
différends internationaux avec d'autres États par des moyens pacifiques,
de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la
justice ne soient pas mises en danger”. En créant des organisations
internationales, les Etats leur ont donc assigné comme finalité
principale le maintien de la paix, par l'apaisement et la prévention des
tensions internationales, puis ils ont mis en place des systèmes de
règlement des différends. Dans ce contexte, la création d'un système
multilatéral commercial a été un moyen d'assurer à la fois la paix par
le droit et la paix par la prospérité.
La mise en œuvre du principe d'obligation du règlement pacifique des
différends, avec des organes créés à cette fin, est un moyen
d’institutionnaliser la responsabilité internationale dont la principale
caractéristique, dans le droit international classique, est d’être
décentralisée. En effet, il est désormais établi que les États sont
responsables des conséquences néfastes résultant de leur actes illicites
mais la détermination de leur responsabilité et, surtout, sa mise en
œuvre reste essentielle pour garantir l'effectivité et l'efficacité de
tout système de droit. L’une des caractéristiques de l'OMC réside
précisément dans son mécanisme sophistiqué de règlement des différends
qui, comme je le mentionnais plus tôt, la rapproche d'une organisation
d’intégration, plus “solide” que “liquide”. Aux termes de l'article 56
des Articles de la Commission du droit international sur “La
Responsabilité des Etats pour faits internationalement illicites” annexé
à la résolution 56/83 de l'Assemblée générale, le système de règlement
des différends de l'OMC est un système spécial ou lex specialis. Il en
résulte que l’Organe de règlement des différends (ORD) peut aller au-delà
du droit international général sur la voie d’une communautarisation du
droit de l’OMC. J'entends par là une consolidation de son système
juridique à la suite d'une institutionnalisation de la responsabilité
internationale.
Quoique toujours influencé par ses origines qui l'apparentait à un
mécanisme de conciliation quasi-judiciaire — pour reprendre l'expression
du professeur Canal-Forgues —, le système de règlement des différends de
l'OMC a mis en place une nouvelle “juridiction” qui garantit l'exécution
des décisions et des recommandations. La procédure tend, en outre, à
préserver les exigences fondamentales du procès équitable. C'est une
juridiction obligatoire dont l'accès est largement ouvert à ses Membres
; elle statue en droit; la procédure d’adoption des décisions est quasi-automatique
; les jugements sont rendus par des personnes indépendantes et leur mise
en œuvre fait l'objet d'une surveillance multilatérale continue jusqu'à
pleine satisfaction du plaignant si une violation a été constatée. En
outre, l'Organe d'appel fonctionne à peu près comme une cour de
cassation qui n'entend que des questions de droit, ce qui confirme le
caractère essentiellement juridique du système.
Surtout, la juridiction de l'OMC s'impose obligatoirement à tous les
Membres de l'OMC. Ainsi, un Membre ne peut s'opposer à ce qu'un autre
membre initie une procédure de règlement des différends. Il doit alors
se soumettre à la juridiction de l'OMC. Contrairement à ce qui peut
exister dans d'autres instances internationales, notamment à la Cour
internationale de Justice, tous les Membres de l'OMC ont par définition
accepté la juridiction obligatoire et exclusive de l'Organe de règlement
des différends pour toute affaire se rapportant aux accords de l'OMC.
Pour éviter l’éclatement des mécanismes de règlement des différends qui
existait sous le régime GATT, les accords de Marrakech ont également
souhaité préserver l’unité du système sous l’empire de l’ORD. Le
règlement de tous les différends relatifs aux règles de l'OMC est donc
placé sous la gouverne d'un même corps institutionnel, l'Organe de
règlement des différends, et il est soumis à un même ensemble de règles
de procédure contenues dans le Mémorandum d'accord, ce qui en fait un
système intégré.
Caractéristique importante et à de nombreux égards innovante, l'intérêt
juridique et économique à agir est présumé, ce qui confirme l'hypothèse
d'une “communautarisation” du droit de l'OMC, en ce sens que chaque État
membre peut le faire respecter quand bien même il n'y aurait pas un
intérêt direct et personnel — dans l'intérêt, en quelque sorte, de la
“communauté des États parties”. Ce principe qui date des temps du GATT a
été réitéré par l'Organe d'appel dans l'affaire CE — Bananes confirmant
l'intérêt suffisant des Etats-Unis à poursuivre la Communauté européenne,
même si, à toutes fins pratiques, les Américains n’exportent pas de
bananes. Tout État peut donc initier une procédure de règlement des
différends sur la base d'une allégation qu'un Membre ne respecte pas ses
obligations relevant du droit de l’OMC.
Tout est fait pour que la plainte, si elle est fondée, soit suivie
d’effets concrets. Après l'adoption par les groupes spéciaux et
éventuellement par l'Organe d'appel de leurs “recommandations”, les
Membres de l'OMC continuent d'exercer une surveillance et un suivi de la
mise en œuvre des conclusions du différend par le pays perdant. Et, qui
plus est, si la mise en œuvre n'aboutit pas, la partie ayant eu gain de
cause qui en fait la demande sera autorisée à imposer des contre mesures,
sous forme de sanctions commerciales.
Que déduire de tous ces mécanismes ? Ils confirment d’abord une certaine
“communautarisation” en cours du droit de l'OMC, avec une
institutionnalisation de la responsabilité internationale. On y
recherche plus le respect de la règle que la réparation, caractéristique
même de la mutation d’une société en une communauté. Ce n’est plus
l’intérêt particulier lésé qui est en cause mais l’intérêt commun. En
effet, la violation du droit applicable à la communauté est en soi une
atteinte à tous les Etats parties qui peuvent tous se sentir lésés.
Autrement dit, la responsabilité est générée par un fait “objectif” ;
elle résulte du manquement, quelles qu'en puissent être les conséquences.
Mais, là où l’institutionnalisation de la responsabilité internationale
par l’Organe de règlement des différends est intéressante, c’est que les
Etats souverains gardent d’une certaine manière la maîtrise ultime du
résultat du règlement pacifique des différends. En effet, dans la mise
en œuvre des conséquences d'une décision de l'ORD, on retombe sur le
droit le plus classique puisque cette décision autorise en réalité
l'État qui a gain de cause à exercer son droit aux contre-mesures. Ces
dernières sont déterminées par l’Etat, à son choix, dans les limites
indiquées au traité et sous contrôle de l'arbitrage quant à leur ampleur.
Or, les contre-mesures (les anciennes “représailles non armées”)
relèvent de ce qu'il y a de plus traditionnel dans le droit
international : le droit de chaque État de se faire justice à lui-même.
Il existe donc une marge de liberté — de souveraineté — contrôlée, un
équilibre entre la responsabilité décentralisée du droit international
classique et la juridictionnalisation complète du règlement pacifique
des différends. L'OMC est l'un des rares systèmes à avoir bien réussi à
réglementer les contre-mesures appliquées par des États puissants en les
subordonnant l'exercice à l'approbation préalable collective des Membres.
Somme toute, je partage l'avis du Professeur Ruiz-Fabri: à toute fin
pratique l'OMC est une véritable juridiction puisque le contrôle
politique que l'ORD est en mesure d'exercer reste largement théorique.
Le mécanisme de consensus “renversé” impose de manière quasi-automatique
la prise de décision de l'ORD, pourvu que le plaignant reste déterminé
dans son action.
Ainsi, le droit de l’OMC est un ensemble de règles de droit, constituant
un système et s’adressant à une communauté. L’OMC est alors porteuse
d’un ordre juridique intégré et particulier. A la charnière entre le
droit international classique qu’elle respecte, et le droit
international contemporain qu’elle contribue à impulser, l’OMC s’est
intégrée à l’ordre juridique international comme un système de droit sui
generis. Reste désormais à comprendre comment le droit de l’OMC
s’articule avec les systèmes de droit des autres organisations
internationales au sein de l’ordre juridique international.
*
Cela m'amène à mon deuxième point, à
savoir l'analyse du “lien entre le système juridique de l'OMC et les
systèmes juridiques d'autres organisations internationales”.
L'efficacité et la légitimité de l'OMC dépendent de sa position par
rapport aux normes des autres systèmes juridiques et de la nature et de
la qualité de ses relations avec les autres organisations
internationales. Afin d'examiner plus spécifiquement la place et le rôle
du système juridique de l'OMC dans l'ordre juridique international,
j'exposerai brièvement la manière dont fonctionnent les dispositions de
l'OMC et dont elles traitent les autres normes juridiques, y compris les
normes élaborées par d'autres organisations internationales.
J'examinerai d'abord cette question d'un point de vue normatif, puis
dans une perspective institutionnelle. Je montrerai que l'OMC, loin
d'avoir le rôle hégémonique qu'on lui prête parfois, reconnaît les
limites de sa compétence et le caractère spécialisé d'autres
organisations internationales. En ce sens, l'OMC œuvre pour la cohérence
internationale et renforce l'ordre juridique international.
L'OMC, ses dispositions conventionnelles et l'interprétation de ses
accords confirment l'absence de toute hiérarchie entre ses propres
normes et celles qui ont été élaborées dans d'autres enceintes: les
normes de l'OMC ne l'emportent pas sur d'autres normes internationales
ni ne les éclipsent.
En fait, le GATT, et maintenant l'OMC, reconnaissent explicitement que
le commerce n'est pas la seule politique générale que les Membres
peuvent favoriser. Les Accords de l'OMC contiennent diverses
dispositions qui prévoient des exceptions pour des objectifs de
politique autres que le commerce, qui relèvent souvent de la
responsabilité d'autres organisations internationales. Notre Organe
d'appel a réussi à rendre ces dispositions opérationnelles de manière à
ménager aux Membres la marge de manœuvre nécessaire pour faire en sorte,
s'ils le désirent, que leur action dans diverses enceintes soit
cohérente.
Permettez-moi de vous donner quelques exemples de la manière dont notre
système traite les préoccupations autres que d'ordre commercial et les
normes élaborées dans d'autres instances et vous verrez pourquoi je suis
convaincu que l'OMC a beaucoup contribué à stimuler les efforts visant à
assurer la cohérence au niveau international.
L'OMC est bien entendu une organisation “commerciale”; ses accords
contiennent des dispositions qui favorisent l'ouverture du commerce et
établissent des disciplines concernant les restrictions commerciales. La
philosophie fondamentale de l'OMC est que les obligations relatives à
l'ouverture des échanges sont utiles, et même nécessaires pour améliorer
le niveau de vie et le bien être des gens. Parallèlement, les Accords du
GATT, et maintenant de l'OMC, comportent des dispositions prévoyant des
“exceptions” à ces obligations relatives à l'accès aux marchés. Le vieil
article XX du GATT, toujours en vigueur, dispose que rien n'empêche un
Membre de ne pas respecter les obligations en matière d'accès aux
marchés s'il décide, unilatéralement, que des considérations autres que
d'ordre commercial doivent prévaloir. Cela peut arriver par exemple
lorsqu'un Membre a pris des engagements dans d'autres enceintes, disons
sur une question environnementale, si ces engagements peuvent entraîner
des restrictions en matière d'accès aux marchés.
La révolution créée par la jurisprudence de l'OMC a été de proposer une
nouvelle interprétation téléologique de l'OMC qui reconnaît la place du
commerce dans l'action globale des États et l'équilibre qu'il
conviendrait de maintenir entre toutes ces politiques.
Comment cela peut il se faire dans l'ordre juridique de l'OMC?
Premièrement, tout simplement, le traité de l'OMC a été considéré et
interprété comme un “traité”. Au cours du tout premier différend porté
devant l'OMC, différend lié à l'environnement (États Unis — Essence),
l'Organe d'appel a conclu que le Groupe spécial avait négligé une règle
fondamentale de l'interprétation des traités, formulée dans la
Convention de Vienne sur le droit des traités (la “Convention de
Vienne”). Je suis sûr que pour vous, experts en droit international,
c'est là une évidence. L'Organe d'appel a d'abord rappelé que cette
règle générale d'interprétation des traités était devenue une règle du
droit international coutumier ou général. Cette précision était
importante puisque, comme vous le savez peut-être, ni les États Unis ni
les CE n'ont ratifié la Convention de Vienne sur le droit des traités.
L'Organe d'appel a ensuite fait sa première déclaration, désormais
célèbre, concernant la nature du lien entre l'OMC et l'ordre juridique
international: “Il ne faut pas lire le GATT en l'isolant cliniquement du
droit international public.”
Rappelant que, conformément à l'article 31 de la Convention de Vienne,
les termes d'un traité doivent être interprétés “suivant leur sens
ordinaire, dans leur contexte et à la lumière de l'objet et du but” du
traité, l'Organe d'appel a relevé que le Groupe spécial, dans son
rapport, n'avait pas tenu dûment compte des différents termes
effectivement utilisés dans chacune des exceptions prévues à l'article
XX. Cela a abouti à une lecture offrant beaucoup plus de souplesse pour
ce qui est de l'exception “environnementale” et a constitué un tournant
radical après 50 ans de jurisprudence du GATT.
Suivant la Convention de Vienne et les principes qui y sont énoncés, les
groupes spéciaux et l'Organe d'appel ont, depuis, souvent fait référence
au “contexte” du traité de l'OMC et à des normes autres que celles de l'OMC
lorsqu'elles étaient pertinentes. Je me suis laissé dire qu'aucun autre
système international de règlement des différends n'était aussi attaché
à la Convention de Vienne! Selon moi, invoquer la Convention de Vienne
avec une telle persistance confirme clairement que l'OMC se veut aussi
pleinement intégrée que possible dans l'ordre juridique international.
Le lien entre l'OMC et les autres ensembles de normes internationales a
aussi été renforcé quand l'Organe d'appel a déclaré que les dispositions
de l'OMC prévoyant des exceptions — pour tenir compte de préoccupations
autres que d'ordre commercial (environnement, moralité, religion, etc.)
ne devaient pas être interprétées de façon étroite: les exceptions
devraient être interprétées suivant le sens ordinaire des termes
utilisés. Dans ce contexte, notre Organe d'appel a insisté sur le fait
que les exceptions ne pouvaient pas être interprétées et appliquées de
façon si étroite qu'elles n'aient aucune application pertinente ou
effective.
L'Organe d'appel a également élargi la possibilité d'invoquer les
exceptions aux règles de l'OMC de la manière suivante. À l'OMC, les
exceptions sont soumises à ce que nous appelons un “critère de
nécessité”, critère qui comporte une obligation de “proportionnalité”.
Afin d'évaluer si une mesure est “nécessaire” pour répondre à une
préoccupation sans lien avec l'OMC, un nouveau critère de mise en
balance doit être utilisé.
Une telle évaluation devra mettre en balance premièrement 1) la “valeur”
protégée par une telle mesure — et plus cette “valeur” sera importante,
plus il sera facile de prouver la nécessité (et l'importance de la
valeur influera sur tout le processus de mise en balance); deuxièmement
2), le choix de la mesure prise pour faire face à une telle
préoccupation autre que d'ordre commercial s'agit il d'une interdiction
complète ou partielle des échanges? S'agit il d'une prescription en
matière d'étiquetage? d'une taxe discriminatoire?; et, enfin, un
troisième élément 3) l'incidence commerciale de la restriction.
Une fois qu'une mesure accordant la priorité à une valeur ou une norme
autre que d'ordre commercial est jugée “nécessaire”, il y a toujours une
évaluation de la question de savoir si cette mesure est effectivement
appliquée d'une manière non protectionniste, conformément au texte
introductif de l'article XX. Là encore, l'Organe d'appel a dit que pour
évaluer si une mesure respectait l'article XX, il fallait toujours
“mettre en balance” les obligations dans le cadre de l'OMC en matière
d'accès aux marchés et le droit d'un gouvernement de privilégier des
politiques autres que commerciales.
Notre jurisprudence a déterminé que la prévention des mesures
protectionnistes déguisées imposée par le texte introductif de l'article
XX du GATT était en fait une façon d'exprimer le principe général de la
“bonne foi” ou le principe interdisant l'“abus de droit”. Je cite:
“Pour interpréter et appliquer le texte introductif, il nous faut donc essentiellement mener à bien la tâche délicate de localiser et de circonscrire le point d'équilibre entre le droit qu'a un Membre d'invoquer une exception … et les droits que les autres Membres tiennent de diverses dispositions de fond … La localisation du point d'équilibre n'est pas fixe ni immuable; ce point se déplace dès lors que le type et la forme des mesures en cause varient et que les faits qui sous-tendent les affaires considérées diffèrent.”
Attention au vertige ou au mal de mer! Là
encore, face aux tensions existant entre les obligations des Membres en
matière d'accès aux marchés et leur droit de privilégier des
considérations ne relevant pas de l'OMC (et des normes d'autres systèmes
juridiques), l'Organe d'appel a adopté une certaine forme de “critère de
mise en balance” ou de “critère de la proportionnalité” entre des
ensembles de valeurs ou entre des ensembles de droits et d'obligations.
J'espère avoir montré clairement que les restrictions commerciales
appliquées par des Membres de l'OMC pour répondre à des considérations
autres que d'ordre commercial pourront prévaloir sur leurs obligations
en matière d'accès aux marchés contractées dans le cadre de l'OMC pour
autant qu'elles ne sont pas protectionnistes. En d'autres termes, les
dispositions de l'OMC elles-mêmes reconnaissent l'existence de normes ne
relevant pas de l'OMC et l'existence d'autres ordres juridiques et
établissent des limites à leur propre champ d'application, favorisant
ainsi une cohérence durable à l'intérieur de l'ordre juridique
international.
Un autre principe fondamental de l'OMC est que les Membres peuvent
élaborer des normes nationales du niveau qu'ils souhaitent, tant qu'ils
sont cohérents. Par exemple, dans le différend entre le Canada et les
Communautés européennes sur l'importation de matériaux en rapport avec
l'amiante, l'Organe d'appel a déclaré clairement que la France était
autorisée à maintenir son interdiction étant donné que celle-ci était
fondée sur des risques réels pour la santé et des normes sanitaires
reconnues dans d'autres instances et qu'il n'y avait pas d'autres
mesures pouvant garantir le risque zéro prescrit par le règlement des
CE.
L'intégration de l'OMC dans l'ordre juridique international est
également confirmée par la valeur et le statut juridiques qu'elle
accorde à des normes internationales élaborées dans d'autres instances.
Ainsi, l'Accord sanitaire et phytosanitaire (SPS) prévoit que les
mesures prises par les Membres sur la base des normes élaborées par le
Codex Alimentarius, l'Office international des épizooties et la
Convention internationale pour la protection des végétaux seront
présumées être compatibles avec les règles de l'OMC. Ainsi, si le Codex
et d'autres organisations ne légifèrent certainement pas au sens
habituel de ce terme, le respect des normes internationales qu'ils
établissent permet dans une certaine mesure de créer une présomption de
compatibilité avec l'OMC. Les dispositions de l'Accord SPS incitent donc
fortement les États à faire en sorte que leurs normes nationales soient
fondées sur les normes internationales ou y soient conformes. L'OMC
encourage par conséquent les Membres à négocier des normes dans d'autres
instances internationales, normes qu'ils mettront ensuite en œuvre de
manière cohérente dans le contexte de l'OMC.
Je pourrais vous donner d'autres exemples, mais je me contenterai de
renvoyer au préambule de l'Accord sur l'OMC qui, contrairement à celui
du GATT, fait expressément référence au développement durable en tant
qu'objectif de l'OMC. On ne peut pas encore dire clairement si le
développement durable est véritablement devenu un principe de droit
général, mais la référence à un principe non commercial aussi important
montre que les signataires de l'Accord sur l'OMC étaient, en 1994, tout
à fait conscients de l'importance et de la légitimité de la protection
de l'environnement en tant qu'objectif de la politique nationale et
internationale.
Dans le célèbre différend États-Unis — Crevettes, il a été considéré que
le libellé du préambule indiquait qu'il fallait faire preuve d'une plus
grande souplesse dans l'interprétation de l'expression “ressources
naturelles” figurant dans l'exception relative à l'environnement et que
celle-ci, je cite: “éclaire, ordonne et nuance les droits et les
obligations des Membres” au titre des dispositions de l'OMC. Dans cette
affaire, il a aussi été fait explicitement référence à la nécessité
d'interpréter les dispositions de l'OMC — et en particulier les
anciennes dispositions du GATT — d'une “manière évolutive” en tenant
compte du sens ordinaire des termes des dispositions de l'OMC au moment
du différend plutôt qu'au moment de leur rédaction en 1947. Cela a
permis à l'Organe d'appel de prendre en considération des traités
contemporains qui définissent les “ressources naturelles” et de conclure
que ces définitions devraient également être utilisées à l'OMC afin
d'assurer une certaine cohérence internationale pour ce qui est des
ressources naturelles.
Je pense donc comme M. Abi-Saab, membre de notre Organe d'appel, qu'en
appliquant les principes généraux du droit international public dans son
interprétation des dispositions de l'OMC, l'Organe d'appel a confirmé
que l'OMC fonctionnait dans le cadre de l'ordre juridique international.
L'OMC tient donc effectivement compte des autres normes du droit
international. S'il n'y a pas protectionnisme, une restriction à l'OMC
fondée sur des normes ne relevant pas de l'OMC l'emportera sur les
normes de l'OMC en matière d'accès aux marchés. Cela renforce la
cohérence entre les systèmes de normes ou les ordres juridiques. En
outre, j'estime qu'en laissant aux Membres la marge de manœuvre
nécessaire pour privilégier des préoccupations ne concernant pas l'OMC,
celle-ci reconnaît aussi la spécialisation, les compétences et
l'importance d'autres organisations internationales. En résumé, l'OMC
est parfaitement consciente de l'existence d'autres systèmes de normes
et sait qu'elle n'agit pas seule dans la sphère internationale.
Les relations actuelles entre l'OMC et les autres organisations
internationales montrent, là encore, les efforts déployés pour assurer
la cohérence au sein de l'ordre juridique international. Maintenant que
l'OMC est devenue une véritable organisation internationale dotée de la
personnalité juridique, elle a mis en place un important réseau
d'arrangements formels et de fait avec d'autres acteurs sur la scène
internationale. Plus la cohérence est grande au sein de l'ordre
juridique international, plus la “communauté” internationale sera forte.
Examinons brièvement l'interaction réelle entre l'OMC et les autres
organisations internationales. Il existe par exemple des dispositions
explicites de l'OMC concernant la cohérence entre le FMI, la Banque
mondiale et l'OMC, qui confèrent un mandat explicite au Directeur
général. Il existe une série d'activités interinstitutions en matière
d'assistance technique et de renforcement des capacités qui sont
réalisées en coopération avec plusieurs organisations internationales.
De fait, le Cycle de négociations actuel repose dans une certaine mesure
sur la cohérence, puisque nous proposons un nouveau programme “Aide pour
le commerce” qui fait intervenir plusieurs organisations multilatérales
et des banques régionales de développement pour aider les pays en
développement à profiter des avantages d'un commerce ouvert!
Nous avons également conclu des accords de coopération formels avec
d'autres organisations internationales. Par exemple, dans le domaine de
la normalisation, nous disposons maintenant d'un mécanisme — le Fonds
pour l'application des normes et le développement du commerce — auquel
participent l'OMC, la Banque mondiale, l'Organisation des Nations Unies
pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), l'Organisation mondiale de
la santé et l'Organisation mondiale de la santé animale. Quelque 75
organisations internationales ont obtenu le statut d'observateurs
réguliers ou ad hoc auprès d'organes de l'OMC. L'OMC aussi est présente
en tant qu'observateur dans de nombreuses organisations internationales.
Bien que l'ampleur de cette coopération varie, la coordination et la
cohérence entre l'action de l'OMC et celle des autres organisations
internationales continuent de progresser de manière pragmatique. Le
Secrétariat de l'OMC a des relations de travail avec près de 200
organisations internationales dans des domaines très variés:
statistiques, recherche, normalisation, assistance technique et
formation.
Comme je l'ai écrit en 2004 dans un ouvrage consacré à la “démocratie
internationale”, je suis un fervent partisan de la cohérence
internationale. Je n'irai pas jusqu'à dire que la “cohérence
internationale” est un principe général du droit international, mais la
coopération internationale est l'un des objectifs des Nations Unies,
comme cela est indiqué à l'article 1 de la Charte des Nations Unies. Je
suis convaincu que seuls des efforts visant à garantir la cohérence
internationale permettront d'assurer l'évolution pacifique des relations
internationales et de notre système juridique international. Mais la
cohérence internationale est aussi indispensable pour assurer la
légitimité de l'OMC et l'efficacité des règles commerciales.
L'OMC ne cesse de lancer des appels en faveur de l'ouverture du
commerce. Celle ci joue un rôle vital dans la croissance et le
développement des Membres mais ce n'est pas une panacée pour tous les
problèmes liés au développement. Cette ouverture n'est pas non plus
forcément facile à réaliser et, dans de nombreux cas, elle ne peut être
efficace que si elle s'inscrit dans un contexte économique, social et
politique favorable et dans le cadre d'une politique générale
pluridimensionnelle cohérente. L'ouverture des échanges ne peut être
durable, politiquement et économiquement, que si elle est complétée par
des politiques qui traitent aussi les problèmes de capacité (humaine,
administrative et structurelle), la question de la répartition des
avantages résultant de la libéralisation du commerce, la nécessité
d'assurer un environnement durable, le respect de la moralité publique,
etc. C'est, là aussi, une question de cohérence juridique
internationale.
Toutes ces politiques sont liées aux autres obligations conventionnelles
des Membres de l'OMC. Une cohérence internationale accrue ne fera
qu'aider à tirer tout le profit possible du système de l'OMC! Étant
donné que les normes de l'OMC ne sont pas hiérarchiquement supérieures
ou inférieures à d'autres normes (jus cogens excepté) les États doivent
trouver le moyen de coordonner toutes ces politiques d'une manière
cohérente. Je pense que l'OMC favorise et encourage une telle cohérence.
Cependant cela ne suffit pas, et la description que je viens de vous
donner prête, dans une certaine mesure, à confusion.
Bien que, personnellement, je sois convaincu de la nécessité d'une
gouvernance accrue à l'échelle mondiale, je suis un “praticien
pragmatique”. Je suis donc doublement réaliste. En tant qu'experts en
droit international, vous n'ignorez pas que les États se trouvent
souvent face à des ensembles d'obligations internationales opposées,
voire contradictoires. En outre, les traités se multipliant, les
mécanismes de règlement des différends et, par conséquent, les risques
de conflit avec le mécanisme impératif et contraignant de règlement des
différends de l'OMC, deviennent eux aussi plus nombreux.
Un exemple suffira à vous montrer les “fissures” dans la cohérence de
l'ordre juridique international. Le différend CE — Espadons portait sur
la question suivante: en 1999, le Chili a adopté des mesures de
protection de l'espadon; il a réglementé le matériel pouvant être
utilisé et limité les volumes de pêche en refusant de délivrer de
nouveaux permis. Le Chili a en fait interdit l'accostage et
l'utilisation des services portuaires aux palangriers et aux
navires-usines des CE qui ne respectaient pas les normes minimales de
conservation. Les CE ont contesté ces mesures comme étant contraires aux
règles de l'OMC en matière de transit. Le Chili a exigé que les CE
adoptent et mettent en œuvre des mesures de conservation applicables à
la pêche hauturière, conformément à la Convention des Nations Unies sur
le droit de la mer. Il a répondu à l'action engagée par les CE devant l'OMC
en recourant aux dispositions relatives au règlement des différends de
ladite Convention et a cité les CE devant le Tribunal international du
droit de la mer. Les questions de fond dont était saisie l'OMC portaient
notamment sur le droit qu'avait le Chili de bénéficier de l'application
de l'article XX du GATT concernant la conservation des ressources
naturelles lorsqu'il agissait conformément à la Convention des Nations
Unies sur le droit de la mer. Le Tribunal international du droit de la
mer a peut-être été saisi, entre autres, de la question de savoir si le
Chili était habilité à réglementer et à limiter l'accès aux stocks
d'espadons dans le cadre d'un programme de conservation.
Dans une telle situation, on peut concevoir que les deux instances
auraient examiné la question de savoir si la Convention des Nations
Unies sur le droit de la mer prescrivait, autorisait ou tolérait en fait
les mesures chiliennes et si celles-ci étaient compatibles avec ladite
Convention, élément qui aurait pu influer sur la décision d'un groupe
spécial de l'OMC sur le point de savoir si le Chili pouvait se prévaloir
de la disposition prévoyant une exception concernant l'environnement.
Les deux instances auraient donc pu parvenir à des conclusions
différentes en se fondant sur les mêmes faits ou sur l'interprétation du
droit applicable.
Heureusement, dans ce différend, les parties se sont entendues pour
suspendre leur action tant devant le Tribunal international du droit de
la mer que devant l'OMC. Mais sans cela, le groupe spécial de l'OMC
aurait progressé bien plus rapidement que le Tribunal. En l'absence
d'accord entre les parties et de toute règle internationale concernant
l'interaction entre ces deux mécanismes différents, on peut échafauder
de nombreux scénarios. Compte tenu du caractère quasi automatique du
mécanisme de règlement impératif et contraignant de l'OMC, il est peu
probable qu'un groupe spécial de l'OMC se déclare incompétent parce
qu'un autre système de règlement — même plus pertinent et mieux à même
de régler la question — a été saisi d'une question similaire ou connexe.
Si les deux processus étaient lancés en même temps, il est fort probable
que le processus de groupe spécial de l'OMC aboutirait bien plus
rapidement que tout autre processus.
C'est là que réside en partie le déséquilibre de l'ordre juridique
international. L'OMC, dans le cadre de son système de règlement des
différends, montre qu'elle tient réellement compte des normes d'autres
ordres juridiques, mais nombreux sont encore ceux qui critiquent le fait
qu'il appartiendra à l'organe juridictionnel de l'OMC de déterminer le
“point d'équilibre” entre les normes commerciales et les normes d'autres
ordres juridiques. De fait, actuellement, si une mesure a une incidence
sur les échanges, la question peut toujours être portée devant le
système de règlement des différends de l'OMC de manière assez simple et
rapide. L'organe juridictionnel de l'OMC devra ensuite déterminer si la
restriction commerciale peut être justifiée en vertu des dispositions de
l'OMC prévoyant une exception. Lorsqu'il cherche à savoir s'il est
justifié d'invoquer de telles exceptions, l'organe juridictionnel de l'OMC
décide peut-être en fait de la valeur hiérarchique relative de deux
ensembles de normes.
En effet, si un Membre de l'OMC invoque l'exception relative à
l'environnement pour justifier une restriction commerciale adoptée
conformément à un accord environnemental multilatéral (AEM), dans la
pratique, c'est l'organe juridictionnel de l'OMC qui déterminera si le
respect d'un tel AEM peut justifier une restriction commerciale dans le
cadre de l'OMC et la mesure dans laquelle il le peut. Si, à l'appui de
son recours à une exception relative à la moralité publique prévue dans
les dispositions de l'OMC, un Membre fait référence à une résolution de
l'Organisation internationale du travail condamnant un État pour
violation des normes fondamentales du travail, c'est l'organe
juridictionnel de l'OMC qui se prononcera finalement sur la valeur
juridique et l'incidence d'une telle résolution de l'OIT dans le domaine
du commerce international et décidera si elle l'emporte sur les règles
commerciales.
Je pense toutefois qu'il n'y a pas de raison de donner à l'OMC le
pouvoir exclusif d'assurer la cohérence indispensable entre les normes
de différents ordres juridiques. L'absence de cohérence dans notre
système juridique international est amplifiée par le pouvoir relatif de
l'OMC et en particulier de son mécanisme de règlement des différends.
Cela montre l'écart existant entre le très puissant mécanisme dont
dispose l'OMC pour faire respecter les règles et le système décentralisé
traditionnel de contre mesures toujours appliqué dans divers ordres
juridiques. Je ne pense pas que la solution consiste à affaiblir notre
système de règlement des différends. De nombreux aspects de l'OMC
doivent être améliorés mais je suis convaincu que le système de
règlement des différends fonctionne bien. Pour remédier au déséquilibre
potentiel auquel j'ai fait allusion, il faut à mon avis, renforcer
l'efficacité des autres ordres juridiques afin de rééquilibrer le
pouvoir relatif de l'OMC dans l'ordre juridique international.
Cela ne réglerait pas tous nos problèmes parce que nous nous
retrouverions alors avec plusieurs ordres juridiques puissants entre
lesquels il n'y aurait toujours pas de coordination! Il nous faut
également traiter la question de la fragmentation du droit international
et de la prolifération de sous systèmes juridiques internationaux. Tant
que nous ne l'aurons pas fait, les ordres et les systèmes juridiques
continueront de coexister et la cohérence sera tributaire de solutions
ad hoc fondées sur la bonne volonté et les intérêts des juridictions
concernées. Plusieurs personnes ont proposé des solutions peu
satisfaisantes, y compris la saisine de la Cour internationale de
Justice en cas de juridictions concurrentes. La Cour internationale de
Justice a déjà mis en garde contre les dangers d'un droit international
fragmenté et contradictoire. La Commission du droit international a déjà
entrepris d'importants travaux dans cette direction.
Quelques mots pour conclure:
L'ordre juridique international actuel ne pourra progresser sans heurts
que dans la mesure où les ordres juridiques existants évolueront dans le
respect mutuel. Il n'y a aucune exception à cette règle et l'OMC
n'ignore pas son importance.
L'OMC est issue du GATT. Les États signataires du GATT souhaitaient
renforcer le statut du système commercial international et l'ont doté
d'une organisation internationale formelle: l'OMC. Cette organisation
internationale a maintenant atteint sa vitesse de croisière; elle
produit même des normes efficaces de droit dérivé. On peut s'interroger
sur la valeur juridique et le respect de ces normes adoptées par des
organes de l'OMC, mais la capacité normative de l'OMC, y compris en tant
que forum de négociation permanente, et son mécanisme de règlement des
différends, puissant mais ouvert, confirment le caractère sui generis de
son ordre juridique.
En outre, l'OMC tire pleinement parti de sa personnalité juridique
internationale et collabore maintenant activement avec d'autres
organisations internationales. Mais ce n'est pas tout. En établissant un
système dans lequel les normes fondées sur la bonne foi, élaborées dans
d'autres instances, sont présumées être compatibles avec les règles de
l'OMC, celle-ci non seulement observe une déférence appropriée à l'égard
d'autres systèmes juridiques, mais stimule également les négociations
dans ces autres instances spécialisées et renforce la cohérence de notre
ordre juridique. En ce sens, l'OMC est un moteur qui dynamise l'ordre
juridique international. C'est là, selon moi, la place et le rôle de l'OMC
et de son ordre juridique dans l'ordre juridique international:
encourager le respect mutuel au niveau international qui permettra une
plus grande cohérence internationale et même une gouvernance accrue à
l'échelle mondiale, laquelle, j'en suis convaincu, est nécessaire si
nous voulons que le monde dans lequel nous vivons devienne moins
violent, que ce soit sur le plan social, politique, économique ou
environnemental.
Je vous remercie de votre attention.