NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

“L’Organisation mondiale du commerce: un laboratoire pour la gouvernance mondiale”
Conférence Malcolm Wiener — John. F. Kennedy School of Government — Université de Harvard

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Je suis heureux d’être parmi vous aujourd’hui et, à l’occasion de mon premier voyage à Boston en qualité de Directeur général de l’OMC, de vous faire part de quelques réflexions sur la gouvernance mondiale et la contribution que l’OMC peut y apporter. Et quel meilleur endroit pour cela que la John F. Kennedy School of Government, dans le cadre de la conférence Malcolm Wiener. Malcolm Wiener, auteur de si nombreux ouvrages sur le monde antique méditerranéen et égyptien mais aussi sur des réalités plus récentes comme la transformation de l’Union soviétique ou l’économie des États-Unis, est en effet une bonne source d’inspiration pour le débat de ce soir: comment la mondialisation nous oblige à rechercher de nouvelles formes de réponses aux défis mondiaux, au-delà des États nations traditionnels.

 

La mondialisation soulève des questions de gouvernance mondiale

La mondialisation a permis aux individus, aux entreprises et aux États-nations d’exercer une influence plus rapide et plus profonde que jamais sur les actions et les événements au niveau mondial, et ce à un moindre coût, et aussi d’en retirer des avantages pour eux-mêmes. Elle peut favoriser l’essor de la liberté, de la démocratie, de l’innovation, des échanges sociaux et culturels tout en offrant des possibilités exceptionnelles de dialogue et d’entente.

Toutefois, le caractère mondial de certains phénomènes préoccupants, tels que la rareté des ressources énergétiques, la détérioration de l’environnement et les catastrophes naturelles, la propagation des pandémies, l’interdépendance croissante des économies et des marchés financiers ainsi que les mouvements migratoires provoqués par l’insécurité, la pauvreté ou l’instabilité politique sont également des produits de la mondialisation.

En même temps, il y a un décalage croissant entre les problèmes mondiaux et les manières traditionnelles de chercher des solutions, nos institutions traditionnelles. La mondialisation est tout à la fois une réalité et un processus en cours auquel les États-nations ne peuvent faire face seuls. Nous devons donc envisager de nouvelles formes de gouvernance à l’échelle mondiale.

Mais qu’est-ce que j’entends par gouvernance et en quoi cette notion diffère-t-elle de celle de gouvernement?

Le terme de “gouvernance” a d’abord été utilisé au XII e siècle en France où c’était un terme technique utilisé pour désigner l’administration des baillages. La racine commune avec le terme gouvernement renvoie à l’image du gouvernail d’un navire, et donc à l’action de piloter quelque chose. Le mot français passe alors la frontière, traverse la Manche et devient chez les Anglais le mode d’organisation du pouvoir féodal. Le pouvoir féodal se caractérise par la juxtaposition de “suzerainetés” dont il convient d’assurer la cohérence. Il n’existe pas de pouvoir central à proprement parler, mais un organe, primus inter pares, dont le but est de régler pacifiquement les différends, d’assurer la conciliation des intérêts éventuellement contradictoires, en consultation avec les parties prenantes.

La gouvernance mise donc sur l’unité — et non l’unicité — des intérêts. Si l’on compare la société internationale à une société médiévale en ce qu’elle ne dispose pas de pouvoir central organisé, elle a besoin de gouvernance. C’est-à-dire d’un concept capable de fonder une organisation des pouvoirs, ou encore les éléments de consultation et de dialogue propres à faire prévaloir une plus grande harmonie.

Si ce concept de gouvernance disparaît au XVI e siècle avec l’émergence de l’État, c’est que les deux notions de gouvernance et de gouvernement sont profondément différentes. En effet, la gouvernance ôte au gouvernement sa dimension politique. Celle-ci relève des États-nations issus du Traité de Westphalie et de leurs modes propres de gouvernement, de légitimité et de représentativité. La gouvernance est un processus de décision qui, par la concertation, le dialogue, l’échange et le respect mutuel, vise à assurer une coexistence et parfois une cohérence entre des points de vue différents et parfois divergents. Il s’agit donc de rechercher les éléments d’accord et de les élargir au point de trouver les possibilités d’actions communes.

La mondialisation révèle une nouvelle sphère d’intérêts communs qui transcende les États, les cultures et les histoires nationales. Il nous faut dépasser le système classique “inter-nations”. En effet, la disproportion entre le rôle coercitif des États et leur capacité réelle à gérer les problèmes appelle de nouvelles formes de gouvernance.

  

Enjeux spécifiques de la gouvernance mondiale

Comme pour tout système de pouvoir au sein de l’État-nation, il faut une “bonne” gouvernance mondiale, c’est-à-dire un système qui offre un bon équilibre entre efficacité et légitimité, et qui soit adapté à ce nouveau contexte planétaire.

Quels sont donc les enjeux spécifiques de la gouvernance mondiale, par opposition aux systèmes classiques de gouvernance nationale?

À mon avis, les éléments de légitimité doivent reposer sur des institutions et sur des procédures. La légitimité classique implique que les citoyens choisissent leurs représentants collectivement en votant pour eux. Mais elle suppose également la capacité politique du système à émettre un discours public et des propositions qui produisent des majorités cohérentes et donnent aux citoyens le sentiment qu’ils peuvent débattre des questions. Autrement dit, le système politique doit représenter la société, et lui permettre de se considérer comme un ensemble où tous les membres utilisent la même langue et éprouvent des sentiments identiques.

Étant donné que la légitimité dépend de la proximité de la relation entre l’individu et le processus décisionnel, le premier enjeu de la gouvernance mondiale tient à un problème de distance.

L’autre enjeu de légitimité renvoie à ce que l’on appelle le déficit démocratique et le déficit de responsabilité, qui se manifestent lorsque les individus n’ont aucun moyen de contester la façon dont les décisions internationales sont prises.

Bien que la transparence reste primordiale pour garantir la possibilité de demander des comptes aux gouvernements nationaux et de mettre en cause leur responsabilité, les définitions classiques de la responsabilité et de la démocratie nationales ne peuvent être simplement transposées et appliquées dans le contexte des institutions internationales. Nous devons étudier les moyens de garantir que les citoyens éprouvent le sentiment d’appartenance, qu’ils puissent influencer les choix accomplis par leur société et qu’ils puissent se reconnaître dans leurs représentants.

Le défi spécifique de la légitimité dans la gouvernance mondiale est donc de répondre au problème d’un processus décisionnel à l’échelon international perçu comme étant trop distant, non responsable et non directement contestable.

Le deuxième élément de validation du pouvoir est l’ efficacité. Les citoyens attendent des gouvernements qu’ils soient capables d’identifier les problèmes et attendent des résultats des institutions investies de responsabilités politiques. Mais l’efficacité n’est pas aisée à quantifier concrètement. Lorsque le pouvoir est éloigné et qu’il y a une multiplicité de niveaux de gouvernement, la tâche devient encore plus compliquée.

Le premier problème d’efficacité pour tout système de gouvernance mondiale vient de ce que l’ordre westphalien classique repose sur le monopole total de la souveraineté par les États-nations. Nous devons trouver des façons de remédier à l’opposition des États-nations souverains qui résistent avec plus ou moins d’intensité, selon les États et les questions en jeu, au transfert de tout ou partie de leurs compétences aux institutions internationales pour certaines questions.

Le deuxième enjeu spécifique est celui du manque de cohérence entre les institutions internationales. Même lorsqu’un pouvoir traditionnel de l’État est (en partie) transféré à une institution internationale, il n’est concédé qu’à des institutions internationales très spécialisées dont le mandat est limité et qui ne reçoivent d’ordres ou d’instructions que des autorités de l’État-nation. Pour paraphraser un dicton, “la cohérence commence par soi-même”, autrement dit elle ressortit en premier lieu aux États. Mais nous le savons tous, les États souvent ne sont pas cohérents et n’agissent pas de façon cohérente, et dès lors, comment leurs institutions pourraient-elles être cohérentes dans leurs actes? Le problème spécifique de la gouvernance mondiale en matière d’efficacité consiste globalement à faire face à une efficacité partielle et incohérente.

Il existe des limitations importantes à une approche des problèmes mondiaux qui reposerait sur les modèles classiques de la démocratie nationale. Le sentiment de légitimité et d’efficacité doit pourtant être garanti, sans quoi les citoyens perdront confiance en leur gouvernement local ou national, si les problèmes transnationaux qui les touchent quotidiennement ne peuvent pas être traités comme ils le devraient. En ce sens, il y a une continuité entre cette nécessité et la crédibilité des démocraties nationales, qui est menacée si la gouvernance mondiale ne parvient pas à trouver ses propres références démocratiques.

 

Étapes pragmatiques vers des éléments de gouvernance mondiale

L’interdépendance croissante et la gouvernance mondiale impliquent la reconnaissance du rôle et des responsabilités des nouveaux acteurs, l’ouverture des processus, la participation authentique et effective, l’obligation de rendre des comptes de la part des responsables et la cohérence.

Comment l’interdépendance de notre monde peut-elle être mieux gérée? À mon avis, quatre éléments devraient nous guider.

En premier lieu, les valeurs. Les valeurs sont nécessaires pour que notre sentiment d’appartenir à une communauté mondiale, même embryonnaire, puisse coexister avec les spécificités nationales. Nous devons identifier des valeurs communes en même temps que des intérêts communs. Deuxièmement, nous avons besoin d’acteurs qui aient une légitimité suffisante pour intéresser l’opinion publique au débat, qui soient capables d’assumer la responsabilité de son résultat et qui soient tenus de rendre des comptes. Troisièmement, nous avons besoin d’instances de discussion et de négociation qui soient transparentes. Quatrièmement, un suivi, une surveillance et un contrôle des actions des États doit pouvoir être assuré de manière légitime.

Je ne propose pas une révolution institutionnelle, mais plutôt une combinaison d’ambition mondiale et de suggestions pratiques. Édifier une gouvernance mondiale est un processus graduel, qui suppose que l’on modifie des pratiques anciennes, des intérêts bien établis, des habitudes culturelles et des normes et valeurs sociales.

 

Et l’OMC dans tout cela?

Comment l’OMC se situe-t-elle dans ce paysage et dans ce processus? La principale mission de l’OMC est d’ouvrir les marchés et de réguler le commerce mondial dans l’intérêt de tous les peuples. Nous utilisons pour accomplir cette tâche quatre moyens principaux: premièrement, nous proposons une enceinte dans laquelle les Membres négocient des accords internationaux qui sont alors adoptés; deuxièmement, nous disposons de mécanismes de suivi et de surveillance — y compris des examens collégiaux — des actions des Membres; troisièmement, nous disposons d’un mécanisme robuste de règlement et de contrôle du respect de leurs obligations par les Membres; enfin, nous avons pour mandat d’assurer la cohérence avec certaines autres organisations internationales.

Évaluons maintenant les activités de l’OMC par rapport aux quatre éléments de gouvernance que j’ai mentionnés précédemment.

La valeur fondamentale sur laquelle repose l’OMC est que l’ouverture des marchés est bonne. Le système commercial multilatéral contribue à accroître l’efficacité économique et il peut aussi aider à lutter contre la corruption et la mauvaise gestion des affaires publiques. Parallèlement, l’OMC reconnaît également l’importance d’autres valeurs que l’ouverture des marchés et l’efficacité du commerce. Tout d’abord, l’Accord sur l’OMC reconnaît dans son préambule le développement durable comme l’un de ses objectifs. Cela impose la prise en considération d’autres valeurs fondamentales que celles de l’ouverture des marchés, par exemple la protection de l’environnement, le développement ainsi que des valeurs sociales. Les Membres de l’OMC ont le droit de déroger aux obligations d’accès aux marchés pour favoriser des valeurs de moralité publique, de protection de la santé des personnes et des animaux ou de préservation des ressources naturelles. De plus, conformément à l’Accord sur l’OMC, chaque Membre a la faculté de déterminer les valeurs auxquelles il accorde la priorité et le niveau de protection qu’il juge adéquat pour ces valeurs.

Concernant les acteurs, l’OMC est une organisation internationale classique dont les membres sont les gouvernements. Nombreux sont ceux qui estiment que l’OMC a des problèmes de responsabilité. Je pense que nous témoignons d’un degré élevé de responsabilité devant nos Membres. Le vieux club du GATT a désormais laissé place à de nouveaux groupements d’États et à de nouvelles coalitions: un nouveau G-6 (Australie, Brésil, UE, Inde, Japon, États-Unis) a remplacé l’ancienne QUAD (Canada, UE, Japon, États-Unis). Les propositions du G-20 — alliance de pays en développement sur l’agriculture — font désormais référence dans bien des domaines des négociations en cours. Il y a également de nouveaux acteurs importants tels que le groupe de pays en développement G-33 ou le Groupe africain, constitué de nations africaines. Ceux qui critiquent les réunions à participation réduite — par exemple celles du “salon vert” — méconnaissent le fait que, l’Organisation comptant aujourd’hui quelque 150 Membres, les décisions qui doivent être prises par l’ensemble des Membres doivent d’abord être préparées dans des cadres plus restreints, comme les commissions d’un parlement. Le consensus entre tous les Membres pour l’adoption des décisions est une garantie de légitimité.

Vis-à-vis des acteurs non étatiques, la situation est en revanche plus problématique. En effet, nous n’avons aucun mandat de nos Membres pour élargir la famille de l’OMC au-delà de la représentation gouvernementale. Nous avons cependant fait des efforts dans le cadre du système actuel. Nous tenons désormais des forums publics annuels ouverts à tous les participants, étatiques et non étatiques, et des séances d’information de l’OMC ont lieu régulièrement à l’intention des ONG et des parlementaires. Des membres de la société civile peuvent remettre des mémoires d’ amicus curiae (“amis de la cour”) aux organes d’arbitrage de l’OMC (groupes spéciaux et organe d’appel) lors des procédures de règlement des différends. Cette année précisément, et pour la première fois, certaines audiences de groupes spéciaux sur des affaires en cours ont été ouvertes au public.

Pour ce qui est de l’OMC en tant que lieu de débat, il importe de noter que l’OMC offre une enceinte permanente pour les négociations entre ses Membres au sujet de leurs relations commerciales multilatérales. La gouvernance mondiale passe par des discussions et des négociations intenses et, dans cette perspective, la structure institutionnelle de l’OMC est bien développée. Nous avons différents niveaux et modalités de prise de décision — ce qui fait que le processus peut se dérouler en plusieurs étapes et de manière séquentielle. Globalement, ce système fait que les questions portées devant l’OMC ne peuvent tout simplement pas être ignorées.

Enfin, s’agissant des mécanismes de suivi/surveillance et de contrôle de l’OMC, il existe à l’OMC de nombreux comités et conseils où la législation des Membres est soumise à un examen collégial. Le mécanisme d’examen des politiques commerciales permet une évaluation et une appréciation collectives régulières des politiques et pratiques commerciales des Membres et de leur impact sur le fonctionnement du système commercial multilatéral. Par une transparence et une compréhension plus grandes des politiques commerciales, ce mécanisme d’examen contribue à améliorer le respect par tous les Membres des règles, disciplines et engagements acceptés en vertu des accords de l’OMC. Les négociations en cours renforceront cette surveillance dans le domaine primordial des accords régionaux commerciaux conclus par nos Membres. L’OMC accueillera aussi bientôt un forum de surveillance Aide pour le commerce assuré à titre bilatéral, régional et multilatéral.

À l’OMC, le non-respect des règles peut donner lieu à une procédure de règlement, et les parties au litige sont tenues d’accepter la décision rendue par les groupes spéciaux ou l’Organe d’appel. Sinon, des sanctions peuvent être imposées. Pour de nombreux opposants, l’existence de sanctions permet au commerce de prendre le pas sur d’autres secteurs de la gouvernance internationale, notamment la santé, l’environnement ou les droits humains et sociaux fondamentaux, par exemple. L’expérience de dix années de règlement des différends montre qu’au contraire, l’OMC s’est attachée à maintenir un équilibre entre les valeurs commerciales et les autres valeurs.

Si elle est loin d’être un modèle parfait, l’OMC n’en est pas moins un laboratoire pour maîtriser la mondialisation et contribuer à l’édification d’un système de gouvernance mondiale. Un lieu qui, en garantissant la légitimité des décisions, peut fournir des bases solides à une gouvernance mondiale en pleine évolution. Et par ailleurs une institution qui est aussi capable d’évoluer en permettant la participation croissante des acteurs internationaux et nationaux non traditionnels. Une enceinte où les valeurs peuvent être débattues, ce qui est fondamental car les restrictions commerciales vont avoir de plus en plus tendance à être motivées par des valeurs. Étant donné ses dimensions économique et politique, l’OMC peut être un acteur fondamental dans l’édification d’un système de gouvernance mondiale. J’espère profondément que tous les Membres de l’OMC songent à ce qui peut être fait par l’OMC pour garantir une mondialisation qui soit utile à tous les peuples, au moment où ils réfléchissent à la reprise des négociations engagées au titre du Programme de Doha pour le développement.

Merci de m’avoir écouté.

 

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