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LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE: OMS-OMPI-OMC

Chapitre 2: Politiques favorisant l'innovation et l'accès

C. Économie de l'innovation et accès aux technologies médicales

 

Points essentiels

 
  • Les connaissances ou les nouvelles informations utiles possèdent la caractéristique de ce qu'on appelle couramment un "bien public".
  • Le financement des nouvelles technologies médicales soulève des difficultés particulières. Les facteurs à prendre en compte sont, entre autres, le long délai de développement des produits, le besoin de normes réglementaires strictes, le risque élevé d'échec et les faibles coûts marginaux de production.
  • Le secteur pharmaceutique se distingue par le fait qu'il dépend des brevets pour rentabiliser la recherche‑développement (R‑D).
  • Il existe plusieurs options à l'intérieur et à l'extérieur du système des brevets pour atténuer les effets négatifs des brevets de produits sur les prix et le bien‑être, notamment en ce qui concerne les produits pharmaceutiques. Les économistes ont fait observer que certaines de ces options pouvaient bénéficier aux commerçants ou aux fabricants plus qu'aux consommateurs, que la fixation de prix différenciés pouvait jouer un rôle dans la baisse des prix dans les pays pauvres et que l'absence de protection de la propriété intellectuelle et de contrôle strict des prix pouvait retarder le lancement de médicaments sur certains marchés.

Depuis une dizaine d'années, les efforts pour utiliser les outils de l'analyse économique afin d'étayer les discussions sur la politique de santé, notamment dans les pays en développement, se font plus systématiques. La Commission Macroéconomie et Santé de l'OMS (OMS, 2001a) a été un jalon important sur cette route. La présente étude ne vise pas à faire avancer l'analyse économique et la compréhension théorique de l'économie des questions d'innovation et d'accès dans le domaine technologique. Elle constate plutôt l'importance croissante des concepts économiques dans le débat sur les politiques et passe brièvement en revue les principaux d'entre eux ainsi que les écrits actuels consacrés aux aspects de ces questions qui concernent la propriété intellectuelle.

Selon l'économie de l'innovation et de la propriété intellectuelle, les connaissances ou les nouvelles informations utiles sont considérées comme présentant, dans une certaine mesure, les caractéristiques classiques d'un bien public, c'est‑à‑dire la non‑exclusivité et la non‑rivalité. La non‑exclusivité signifie qu'il n'est pas possible d'exclure autrui de l'utilisation des connaissances une fois qu'elles sont rendues publiques. La non‑rivalité signifie que l'utilisation des connaissances par une personne ne limite ni ne réduit la quantité disponible de ces connaissances ou leur valeur d'usage pour autrui. Elle signifie aussi que les connaissances peuvent être facilement partagées et reproduites. En l'absence de toute protection contre le partage et la reproduction non autorisés, il est difficile de voir comment des entités privées investiraient dans la création de connaissances, puisque d'autres pourraient bénéficier gratuitement de leurs efforts une fois ces connaissances rendues publiques. Par conséquent, pour les investisseurs privés originels, il se révélerait difficile d'obtenir un niveau raisonnable de retour sur investissement. L'absence totale de protection entraînerait donc un sous‑investissement chronique dans la création de connaissances ou, en d'autres termes, le marché ne produirait pas de connaissances dans des quantités socialement optimales.

Les économistes s'affrontent sur la question de savoir quel est le meilleur moyen de financer la création de connaissances nouvelles, surtout lorsque des investissements privés sont en jeu. Des difficultés particulières apparaissent dans le domaine des technologies médicales en général et des médicaments en particulier en raison des longs délais de développement des produits, d'une charge réglementaire nécessairement lourde, du risque relativement élevé d'échec (par exemple lorsque les produits pharmaceutiques échouent aux essais de sécurité et d'efficacité à un stade avancé de développement) et des coûts marginaux de production comparativement faibles.

Bien que les brevets puissent accroître les coûts pour la société à court terme en limitant la concurrence, ils devraient se traduire à long terme par des avantages plus élevés et plus dynamiques du fait qu'ils encouragent l'innovation. L'obligation de divulguer entièrement l'invention dans les demandes de brevets favorise la diffusion de renseignements scientifiques et techniques qui risqueraient sans cela de demeurer secrets. La société bénéficie donc des recherches menées par ces "nains juchés sur des épaules de géants" pour créer des inventions utiles. Les brevets peuvent aussi être des moyens utiles d'obtenir un financement (capital‑risque).

Les coûts associés à la recherche dans le secteur pharmaceutique sont élevés, mais les coûts de production sont souvent très faibles, de sorte qu'il est relativement aisé pour d'autres laboratoires d'entrer sur le marché avec des versions génériques d'un nouveau médicament ayant un prix beaucoup plus bas, car ces laboratoires n'ont pas de frais de R‑D. Plusieurs études ont montré que, lorsqu'on examine un éventail de choix différents – brevets, secrets commerciaux, délais de mise en production et autres stratégies commerciales –, le secteur pharmaceutique se distingue comme étant celui qui dépend le plus des brevets pour rentabiliser ses investissements dans la R‑D. Ce constat est également étayé par des enquêtes multisectorielles à grande échelle effectuées au Royaume‑Uni (Taylor et Silberston, 1973), aux États‑Unis (Mansfield, 1986; Levin et al., 1987; Cohen et al., 2000) et dans d'autres pays (OMPI, 2009).

Même dans le cas où une protection est conférée par un brevet, la période effective d'exclusivité commerciale est généralement beaucoup plus courte que la durée du brevet. On estime que la durée effective du brevet d'une nouvelle entité chimique (NEC), c'est‑à‑dire le temps qui reste une fois que les homologations nécessaires ont été obtenues, est en moyenne de 8 à 12 ans sur le marché des États‑Unis (Office of Technology Assessment, 1993; Grabowski et Kyle, 2007).

Malgré cela, le secteur pharmaceutique se distingue aussi par son taux élevé de profit comptable, qui est 2 à 3 fois supérieur au taux moyen des 500 premières entreprises selon le classement du magazine Fortune. Mais il faut aussi avoir à l'esprit que, dans le secteur pharmaceutique, le taux de croissance des profits correspond à celui de la R‑D (Scherer, 2001). Les laboratoires pharmaceutiques des États‑Unis investissent en effet jusqu'à cinq fois plus dans la R‑D par rapport à leur chiffre d'affaires que l'entreprise manufacturière moyenne du pays. Toutefois, malgré la forte hausse des dépenses de R‑D au cours des dernières décennies, le nombre de NEC introduites au niveau mondial, notamment celles qui apportent un progrès thérapeutique important, n'a pas augmenté en proportion. Ce ralentissement peut être lié à des facteurs tels que la complexité croissante des maladies visées et des technologies (USCBO, 2006). L'OCDE (2011) observe que "l'augmentation de l'activité en matière de brevets s'est accompagnée d'une baisse moyenne de 20% de la qualité des brevets au cours des 20 dernières années", la qualité des brevets de produits pharmaceutiques étant inférieure à la moyenne et inférieure à ce qu'elle est dans les autres domaines technologiques matures.

Afin de comprendre l'effet des brevets de produits pharmaceutiques, les économistes ont fait plusieurs tentatives pour simuler l'effet de l'introduction de ces brevets sur les prix et le bien‑être.1L'une de ces études conclut que l'introduction de brevets relatifs à des produits pharmaceutiques dans un seul sous‑segment thérapeutique en Inde entraînerait une forte hausse des prix et des pertes de bien‑être de l'ordre de 145 à 450 millions de dollars EU par an (Chaudhuri et al., 2006). L'essentiel de ces pertes serait supporté par les consommateurs en raison de la baisse de la rente du consommateur. Dans la réalité, ce résultat dépendrait bien entendu de la manière dont les politiques seraient mises en œuvre, du degré de réglementation des prix et de la mesure dans laquelle les multinationales étrangères répondraient à la protection conférée par le brevet. Ces dernières pourraient soit conserver leur exclusivité en matière de commercialisation, soit recourir davantage à la concession de licences.

L'innovation médicale profite aux patients dans le monde entier, alors que la R‑D concernant les technologies médicales n'a lieu que dans quelques pays. Cela pose la question du partage équitable du fardeau de la R‑D dans ce secteur. Plusieurs solutions sont préconisées, et ont été essayées, afin d'atténuer les effets des prix élevés des médicaments brevetés. Parmi elles figurent le contrôle des prix, les importations parallèles et les licences obligatoires. La réglementation des prix, que ce soit selon les modèles du prix de revient plus pourcentage ou du remboursement des coûts indirects, y compris les modèles basés sur la fixation de prix de référence, peut constituer un moyen efficace de faire baisser les prix, mais elle doit être soigneusement conçue pour ne pas créer une pénurie de médicaments sur le marché.2Selon certaines informations, les licences obligatoires feraient aussi baisser de façon importante les prix des médicaments brevetés pendant la durée du brevet (voir le chapitre IV, section C.3 a) iii)). Mais les licences obligatoires ne sont pas une solution aisée pour les technologies complexes, car elles n'obligent pas le titulaire du brevet à coopérer au transfert du savoir‑faire additionnel qui peut être nécessaire. En outre, bien qu'elles puissent faire baisser les prix, les licences obligatoires peuvent, si elles sont largement utilisées, compromettre le partage équitable du fardeau de la R‑D. Il n'existe cependant guère de données empiriques sur cette question pour l'instant.

Outre les licences obligatoires, les importations parallèles de médicaments peuvent permettre aux pays pauvres de bénéficier des prix inférieurs pratiqués ailleurs.3 Il a cependant été démontré que, même si elles entraînent une baisse des prix, les importations parallèles procurent des avantages beaucoup plus grands aux commerçants qui y participent qu'aux consommateurs (Ganslandt et Maskus, 2004). Il faut en outre garder à l'esprit que la possibilité de procéder à des importations parallèles n'est pas uniquement déterminée par le régime de propriété intellectuelle que choisit un pays. Elle dépend aussi et surtout des conditions du contrat entre le fabricant et le grossiste, ainsi que des différences quant aux autorisations de mise sur le marché accordées, y compris par exemple le nom commercial du produit, qui peut varier d'une juridiction à l'autre.

Une autre solution potentielle est la fixation de prix différenciés ou échelonnés, qui permet d'appliquer des prix inférieurs dans les pays pauvres (voir le chapitre IV, section B.2). Pour maximiser ses profits, le détenteur d'un monopole présent sur des marchés aux caractéristiques différentes pourra appliquer une forme de discrimination par les prix en fonction de la détermination et de la capacité de paiement de l'acheteur. La situation inverse est la fixation de prix uniformes, c'est‑à‑dire que le vendeur fixe un seul prix, ajusté en fonction des coûts de transport, de distribution et autres, pour tous les consommateurs dans tous les pays. Il faut noter que, dans ces circonstances, il n'y a pas de possibilités d'importations parallèles.

Un médicament protégé par des brevets devrait, en principe, se prêter à la fixation de prix différenciés. Dans ces circonstances, les consommateurs des pays pauvres et les laboratoires titulaires des brevets devraient en retirer des avantages. Il semble aussi que, dans ces conditions, le marché lui‑même pourrait se rapprocher d'une solution au problème du partage équitable des dépenses de R‑D. Pour qu'il y ait fixation de prix différenciés, il faut trois conditions (OMC, 2001):

  • le vendeur doit avoir un certain contrôle sur les prix, par exemple un certain pouvoir sur le marché;
  • il doit pouvoir identifier et séparer les consommateurs en fonction des diverses sensibilités aux prix;
  • il doit pouvoir limiter les reventes entre les marchés à prix bas et les marchés à prix élevés, autrement dit, il doit pouvoir segmenter le marché.4

Outre les questions de prix ou d'abordabilité des médicaments brevetés, des préoccupations ont été soulevées au sujet des délais entre la date de la première autorisation de mise sur le marché dans le premier pays et la disponibilité du médicament dans les autres pays. Une étude (Lanjouw, 2005) constate que, dans les pays à revenu élevé, les brevets encouragent sans ambiguïté l'introduction de nouveaux médicaments, mais que la réglementation des prix la décourage. Pour les autres pays, la situation varie. Dans les pays à revenu faible et intermédiaire qui ont une forte capacité à imiter les nouveaux médicaments, l'instauration d'une stricte protection de la propriété intellectuelle peut entraîner une réduction du nombre de nouveaux médicaments sur le marché, car les titulaires de brevets peuvent retarder l'entrée des produits du fait qu'ils s'attendent à des prix bas, et les producteurs de génériques ne peuvent pénétrer sur le marché en raison de la protection conférée par les brevets. En revanche, si la réglementation des prix réduit la probabilité que de nouveaux médicaments soient rapidement disponibles dans ces pays, elle ne semble pas empêcher à terme le lancement de nouveaux produits.

Ces recherches ont été prolongées par d'autres, y compris récemment Berndt et al. (2011), qui montrent que la diffusion de nouveaux médicaments est plus lente dans les principaux pays en développement, même après l'entrée en vigueur de l'Accord sur les ADPIC. Les données présentées dans cette étude sont nouvelles et intéressantes, mais la conclusion des chercheurs selon laquelle la diffusion plus lente de nouveaux médicaments est due au fait que la propriété intellectuelle n'est pas respectée est plus contestable. Certains pays offrent des incitations aux laboratoires de princeps pour qu'ils introduisent leurs produits partout dans le monde peu après la première autorisation de mise sur le marché en comptant la période d'exclusivité des données d'essai à partir de la date de la première autorisation au niveau mondial, et non à partir de la date de la première autorisation dans le pays. Le Chili, par exemple, a mis en place un tel système à la suite de son ALE avec les États‑Unis (Fink, 2011).5Pour les pays qui ont un cadre réglementaire faible, un certain retard dans l'introduction des produits offre en revanche l'avantage d'éviter les conséquences défavorables associées aux retraits pour des raisons de sécurité sanitaire.

Enfin, il est important de noter que les brevets et les autres DPI sont destinés à être des instruments fondés sur le marché. Ils jouent un rôle limité en tant qu'incitation à développer de nouveaux médicaments pour les "maladies négligées" ou les "maladies des pauvres" dans les régions où les marchés sont petits. Le débat en cours sur l'accès aux médicaments a donc donné naissance à un débat sur d'autres mécanismes non liés aux prix qui incitent à innover, tels que les récompenses ou les engagements anticipés sur les marchés, et il a produit de nouveaux modèles d'entreprise tels que les partenariats public‑privé.6


1. L'économie nous enseigne que, compte tenu de certaines hypothèses, le bien‑être social statique est maximisé lorsque les consommateurs et les producteurs parviennent à la rente maximale possible sur un marché donné tel que celui d'un médicament spécifique. La rente du consommateur est la différence entre le prix acquitté par le consommateur pour ce médicament et le prix qu'il serait disposé à payer plutôt que de s'en passer. La rente du producteur est la différence entre la somme que le producteur du médicament reçoit et la somme minimale qu'il serait disposé à accepter pour le médicament (ou coût marginal). retour au texte

2. Pour des exemples de ce type de mesure, voir le chapitre IV, section B.1.  retour au texte

3. L'épuisement et les importations parallèles sont étudiés au chapitre IV, section C.3 b).  retour au texte

4. Pour plus de détails, voir le chapitre IV, section B.2.retour au texte

5. Pour d'autres exemples d'application nationale des données d'essai, voir le chapitre II, section B.1 c) iii).  retour au texte

6. Voir le chapitre III, section C.4. retour au texte