Click here to return to ‘trade topics’

LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE: OMS-OMPI-OMC

Chapitre 3: L'innovation dans les technologies médicales

Dans le chapitre II, nous avons décrit les principaux éléments du cadre politique dans lequel s'inscrivent l'innovation et l'accès. Dans le présent chapitre, nous examinerons comment ce cadre politique s'applique à l'innovation en matière de technologies médicales. Nous passerons en revue les facteurs qui ont stimulé cette innovation dans le passé, nous examinerons comment les modèles actuels de recherche‑développement (R‑D) évoluent, et nous décrirons le rôle des participants traditionnels et nouveaux au processus d'innovation, y compris dans le contexte des maladies négligées. Nous étudierons aussi les questions qui se posent dans le domaine de la propriété intellectuelle (PI) et en particulier dans le cadre du système de brevets.
Ce chapitre met en lumière le fait que, au cours de la dernière décennie, les responsables de la politique de santé ont accordé une attention plus grande aux questions d'innovation, et étudie en particulier:

  • les types de structures de collaboration, de mécanismes d'incitation, de sources de financement et d'outils informatiques qui sont nécessaires pour mettre en place des processus d'innovation plus efficaces, plus diversifiés et plus inclusifs;
  • les moyens de faire en sorte que les activités de recherche médicale mettent davantage l'accent sur des domaines jusqu'ici négligés.

A. Évolution historique de la R D médicale

Point important

  • La R‑D dans le secteur pharmaceutique moderne a pris son essor au sein de grands laboratoires privés qui s'occupaient à la fois de la recherche‑développement et de la commercialisation. Au départ, les produits faisaient l'objet de nombreuses licences délivrées par les laboratoires qui les avaient mis au point. Toutefois, par la suite, la commercialisation et la distribution des nouveaux médicaments ont commencé à se faire généralement par le biais d'un système de droits exclusifs concédés à un distributeur unique.

 

1. L'innovation en matière de technologies médicales dans son contexte

L'innovation en matière de technologies médicales se distingue de l'innovation en général par plusieurs traits caractéristiques:

  • la nécessité d'un cadre réglementaire rigoureux permettant d'évaluer la qualité, l'innocuité et l'efficacité ou l'efficience des technologies médicales;
  • les coûts élevés de la recherche‑développement (R‑D), s'accompagnant de risques élevés d'échec;
  • un haut niveau d'apports du secteur public, qu'il s'agisse de recherche fondamentale, de financement et d'infrastructures ou encore de la capacité d'influencer le marché des produits finis;
  • la composante éthique inhérente à la recherche médicale et l'impact potentiellement négatif que peut avoir sur la santé publique une gestion trop étroitement monopolisée ou trop restrictive de la technologie et de la propriété intellectuelle (PI).

Les tendances historiques de la R‑D médicale et le développement de l'industrie pharmaceutique moderne nous fournissent un contexte qui permet de mieux saisir la dynamique des évolutions actuelles et de mieux cerner les problèmes auxquels est confronté le système d'innovation existant et le paysage global de la R‑D: il est donc important de bien les comprendre.

2. Des premières découvertes aux "médicaments miracles"

En dépit des importantes découvertes médicales des XVIIIe et XIXe siècles, on ne disposait au début du XXe siècle que d'un très petit nombre de médicaments pour traiter les principales maladies infectieuses. Avant les années 1930, l'industrie pharmaceutique n'investissait pas beaucoup dans la R‑D. Toutefois, après que l'on eut découvert en Europe que certains produits chimiques et certains micro‑organismes pouvaient être utilisés pour traiter les infections, on a vu se développer toute une série de produits dérivés pouvant servir d'agents antibactériens efficaces. Mais leur production à une échelle industrielle était une autre affaire. Ainsi par exemple, c'est seulement en 1939, dix ans après qu'Alexandre Fleming eut découvert la pénicilline, que celle‑ci a commencé à être fabriquée massivement au Département de l'agriculture des États‑Unis. Par la suite, il a été fait appel à des laboratoires pharmaceutiques privés pour développer la production et commercialiser ce médicament. Il est intéressant de noter qu'alors que la pénicilline et la sulfanilamide constituaient la base de la nouvelle génération de "médicaments miracles" (les antibiotiques) ni l'une ni l'autre n'était brevetée. Ces médicaments ont été mis au point et commercialisés en collaboration avec des équipes de chercheurs appartenant à la fois à des organisations à but non lucratif et à des entreprises privées.

 

3. Développement et évolution de l'industrie pharmaceutique moderne

À la suite des bouleversements entraînés notamment par la guerre et les migrations, le leadership dans l'industrie pharmaceutique s'est déplacé de l'Europe et en particulier de l'Allemagne vers les États‑Unis, bien que les rivalités transatlantiques soient restées vives. Vers le milieu des années 1940, l'industrie pharmaceutique basée aux États‑Unis a commencé à se développer sous l'influence de plusieurs facteurs, y compris l'introduction d'une réglementation pour les médicaments délivrés sur ordonnance et divers changements dans l'application du droit des brevets.1Les interactions entre ces deux facteurs spécifiques ont contribué à donner naissance aux laboratoires pharmaceutiques modernes intégrés verticalement qui s'occupent à la fois des activités de R‑D et de la commercialisation. Entre 1950 et 1970, le pourcentage du chiffre d'affaires consacré aux investissements de R‑D dans l'industrie pharmaceutique américaine a plus que doublé tandis que celui consacré aux dépenses publicitaires a augmenté encore davantage, l'essentiel des coûts de commercialisation étant représenté par les sommes dépensées pour informer les médecins sur les médicaments et influencer leurs prescriptions. À partir de la fin des années 1940, on a assisté à une augmentation du nombre des brevets de produit et de procédé octroyés pour les produits pharmaceutiques.2Durant la période 1950‑1970, l'industrie pharmaceutique a réalisé des profits bien supérieurs à ceux de la plupart des autres industries manufacturières à l'époque.

Un contrôle étroit de la R‑D et de la commercialisation était nécessaire car ces firmes tiraient l'essentiel de leurs profits d'un très petit nombre de produits phares (Comanor, 1986). Les bases de la concurrence entre firmes pharmaceutiques ont changé, le facteur prix étant progressivement remplacé par des facteurs hors‑prix tels que le coût et les résultats de la recherche et de la publicité. Ce modèle a contribué à stimuler l'innovation – l'industrie pharmaceutique fondée sur la R‑D aux États‑Unis passant d'une moyenne de 20 nouveaux produits mis au point par an dans les années 1940 à une moyenne de 50 nouveaux produits mis au point par an dans les années 1950.

La période 1930‑1960 a été marquée par l'introduction d'innovations dans le domaine de la chimie organique et des produits naturels, innovations qui ont conduit à leur tour à l'isolement et à la synthèse des vitamines, des corticostéroïdes, des hormones et des agents antibactériens. Au cours des années suivantes, on a assisté à une reconversion de l'industrie, de la R‑D fondée sur la chimie et de la fabrication vers la pharmacologie et les activités fondées sur les sciences de la vie. Pendant cette période, un système d'essais cliniques en plusieurs phases (phases I à IV) a été aussi établi pour la mise au point des nouveaux médicaments.3

4. De la concession de licences non exclusives à la production restreinte

Dans la période qui a précédé les années 1960, un nouveau fait important a été que les firmes pharmaceutiques innovantes qui avaient mis au point des innovations ont commencé à fabriquer elles‑mêmes leurs produits de manière exclusive, sans donner de licences à d'autres fabricants. Cela leur a permis de restreindre la production et de générer des bénéfices plus importants. L'octroi de licences assorties de redevances élevées aurait pu potentiellement rapporter des bénéfices équivalents, mais les taux de redevance demandés auraient alors dû être très élevés face à une demande inélastique (concept qui signifie que la demande des consommateurs pour un produit donné ne se modifie pas sensiblement pour une augmentation de prix de 1%). Selon une estimation, lorsque la demande est inélastique, le taux de redevance requis pour générer des bénéfices équivalents à ceux d'une production exclusive par un seul fournisseur devrait atteindre 80% (Temin, 1979). À cet égard, on estime que le prix de gros de la tétracycline avant l'introduction des versions génériques de ce médicament aux États‑Unis était de 30,60 dollars EU les 100 capsules, tandis que les coûts de production pour la même quantité étaient d'un peu plus de 3 dollars EU, ce qui représente une marge bénéficiaire de 90%. Des taux de redevance aussi élevés auraient été commercialement inacceptables car les taux généralement pratiqués à l'époque étaient d'à peine 2,5%. Hormis que ce taux de 2,5% est celui auquel a été accordé la licence sur la streptomycine, c'est également celui qui aurait été appliqué dans une décision de la Commission fédérale du commerce des États‑Unis concernant une licence obligatoire pour la tétracycline. Toutefois, cette décision de la FTC n'a jamais vu le jour pour d'autres raisons (Scherer et Watal, 2002).

Ces conditions d'exclusivité et de différenciation des produits se sont étendues, en dehors des antibiotiques, à tous les médicaments obtenus par des activités de R‑D. Ainsi, par exemple, alors que la première génération de stéroïdes avait fait l'objet de nombreuses licences, la deuxième génération a été exclusivement produite par les firmes titulaires du brevet (Temin, 1979).

 

5. Gains rapides de productivité et préoccupations réglementaires

Entre 1961 et 1974, les firmes pharmaceutiques mondiales ont mis sur le marché quelque 83 nouvelles molécules par an. À la fin des années 1980, ce chiffre était retombé à 50 nouvelles molécules par an. Entre 1961 et 1990, 2 015 nouvelles molécules ont été commercialisées avec succès (Ballance et al., 1992, page 86). Plus de 90% de l'ensemble des nouveaux médicaments ont été découverts et mis au point par des firmes pharmaceutiques travaillant en Belgique, en France, en Allemagne, en Italie, au Japon, aux Pays‑Bas, en Suède, en Suisse, au Royaume‑Uni et aux États‑Unis (Ballance et al., 1992, page 108).

Cette période a été marquée par la mise sur le marché de plusieurs nouveaux médicaments concurrents pour traiter la même pathologie, en grande partie par suite de l'introduction de médicaments "d'imitation" destinés à concurrencer les nouveaux médicaments innovants. Pour financer leurs investissements de R‑D et leurs dépenses de commercialisation, les laboratoires pharmaceutiques avaient besoin de disposer d'un flux constant de nouveaux médicaments améliorés pouvant se vendre à un bon prix sur le marché mondial. Toutefois, si l'on regarde le nombre total des produits pour lesquels la Food and Drug Administration des États‑Unis a accordé, respectivement, le statut d'examen prioritaire ou celui d'examen normal, on constate qu'il y a eu relativement peu d'approbations de nouveaux médicaments et encore moins de nouvelles avancées importantes par rapport aux dépenses de R‑D consenties ce, en dépit du fait que les dépenses de R‑D dans le secteur privé ont été multipliées par cinq entre 1990 et 2010 (voir la figure 3.1).

Source: OMS (2012a).

Dès 1959, l'industrie pharmaceutique a été accusée dans un rapport de la Commission Kefauver de réaliser des profits indus en dédoublant les recherches ou en manipulant les molécules afin de créer des produits équivalents sur le plan thérapeutique. Le scepticisme qui s'exprime actuellement dans le débat mondial concernant les bienfaits de la concurrence et le niveau approprié de la rémunération de l'innovation dans le contexte de la R‑D médicale font écho à certaines de ces anciennes critiques. Un rapport de 2006 du Bureau du budget du Congrès des États‑Unis résumait ainsi la situation: "Plus le prix d'un médicament reflète véritablement sa valeur pour le consommateur et plus le système du marché permettra d'orienter les investissements de R‑D vers de nouveaux médicaments socialement intéressants. Toutefois, les prix ne peuvent jouer ce rôle directeur que s'il existe de bonnes informations sur les qualités comparées des différents médicaments et si les consommateurs et dispensateurs de soins de santé font usage de ces informations" (USCBO 2006, page 5). Nonobstant les critiques adressées à l'industrie, il est indubitable que les médicaments et technologies modernes ont contribué à l'allongement de la vie, en particulier dans les pays qui ont accès aux médicaments les plus récents (Lichtenberg, 2012).


1. Cette section s'inspire dans une large mesure de Temin (1979). retour au texte

2. La streptomycine a été mise sur le marché en 1946 sous un brevet accordé en 1948. Toutefois, les chercheurs de l'Université Rutgers qui ont contribué à la découverte de la streptomycine ont convaincu le laboratoire d'origine de la céder sous licence sans restriction avec une redevance de 2,5% et de céder les brevets à la Rutgers Research Foundation. Aux États‑Unis, la concurrence a fait baisser le prix du produit de 4 000 dollars EU la livre à 282 dollars EU la livre en 1950. retour au texte

3. Pour plus de renseignements, voir le chapitre II, section A.6 b). retour au texte