CE Ralph Ossa

Le point de vue de l'Économiste en chef

par Ralph Ossa

Les perturbations que connaissent aujourd'hui les chaînes d'approvisionnement mettent en lumière une fois de plus l'importance d'un système commercial multilatéral fondé sur les règles de l'OMC

La sécurité économique est maintenant au premier plan des discussions sur les politiques, étant donné qu'une série de crises — tout récemment la pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine — ont perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales. Les gouvernements du monde entier cherchent des moyens de rendre leurs pays moins vulnérables face à de telles perturbations, en particulier maintenant que la montée des tensions géopolitiques accroît l'incertitude. À cet égard, la relocalisation et la délocalisation dans des pays amis sont devenues des orientations préconisées populaires, et on parle de plus en plus de fragmentation mondiale.

Dans le présent article, j'offre une perspective différente, mettant en avant les avantages que présente un système commercial multilatéral fondé sur les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Je soutiens qu'un tel système est le meilleur garant de la sécurité économique, parce qu'il octroie aux ménages et aux entreprises touchés par des pénuries d'approvisionnement une flexibilité incomparable. Il est difficile de prédire où des pénuries d'approvisionnement se produiront et qui a la capacité d'intervenir, de sorte que l'accès à un large éventail d'options extérieures est essentiel.

Il est de plus en plus évident que cette "flexicurité" offerte par le système commercial multilatéral est extrêmement efficace pour atténuer les pénuries d'approvisionnement. Les ajustements auxquels l'Éthiopie a procédé face au tragique conflit en Ukraine est un exemple frappant à ce titre. Comme cela a été souligné dans un récent  rapport de l'OMC  sur les effets de la guerre sur le commerce, l'Éthiopie importait 45% de son blé de Russie et d'Ukraine avant la guerre, puis elle a vu ces importations chuter de façon spectaculaire — de 75% dans le cas de la Russie et même de 99,9% dans le cas de l'Ukraine. Toutefois, elle a pu faire face à ces perturbations en augmentant fortement ses importations de blé en provenance des États-Unis et de l'Argentine, même si elle n'importait pas de blé de l'Argentine auparavant. Clairement, cette substitution rapide en faveur d'autres fournisseurs aurait été bien plus difficile dans une économie mondiale fragmentée.

La situation des chaînes d'approvisionnement mondiales

Les données indiquent une forte concentration dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Par exemple, seule une petite minorité d'entreprises des États-Unis ont diversifié leurs chaînes d'approvisionnement de manière à importer un même produit à partir de plusieurs pays source (Antràs, Fort et Tintelnot 2017). S'agissant des données macroéconomiques, les économistes de l'OMC estiment que 19% des exportations mondiales portent sur des produits de type “goulet d'étranglement”, à savoir des produits qui ont peu de fournisseurs mais représentent une grande part de marché (Majune et Stolzenburg, à paraître). Il est intéressant de noter que cette part a doublé au cours des 20 dernières années, ce qui donne à penser que les chaînes d'approvisionnement mondiales sont devenues moins diversifiées au fil du temps.

Bien qu'il soit tentant d'interpréter ces faits comme des preuves prima facie indiquant un manque de diversification, il est plus plausible qu'ils reflètent simplement la présence de coûts irrécupérables élevés liés à la création de chaînes de valeur mondiales. Il est onéreux pour les entreprises d'identifier un fournisseur étranger approprié, de coordonner les processus de production et d'établir une relation de confiance, de sorte qu'elles sont forcées de rationaliser leurs stratégies d'approvisionnement mondiales. Plus encore, les entreprises ont aussi tout intérêt à éviter les perturbations dans les chaînes d'approvisionnement car elles affectent directement leurs résultats. McKinsey estime que les perturbations des chaines d'approvisionnement coûtent plus de 40% des bénéfices annuels tous les dix ans en moyenne.

L'ajustement lent des chaînes d'approvisionnement mondiales face aux tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis semble aussi indiquer la présence de coûts irrécupérables élevés. Certes, on peut détecter des premiers signes de découplage dans certains produits fortement exposés, comme Chad Bown l'a montré récemment. Toutefois, il est frappant de constater que les échanges bilatéraux entre la Chine et les États-Unis ont atteint un niveau record en 2022, malgré les droits élevés et persistants qui sont en place.

Sur le plan macroéconomique, il convient de rappeler que la spécialisation au niveau des pays est un résultat naturel des forces de l'avantage comparatif et une source classique de gains commerciaux. De fait, j'ai fait valoir ailleurs que le commerce est bénéfique précisément parce qu'il donne accès à des produits essentiels pour lesquels il est difficile de trouver des produits de substitution nationaux, sur la base d'un calcul selon lequel les 10% des produits qui sont les plus essentiels représentent 90% des gains tirés du commerce (Ossa 2015). Cela donne à penser que diversifier la fabrication des produits de type “goulet d'étranglement” susmentionnés se traduirait probablement par des coûts élevés en termes de bien-être.

Les économistes de l'OMC estiment que la fragmentation de l'économie mondiale en deux blocs rivaux réduirait les revenus réels de 5,4% en moyenne. Une relance du multilatéralisme pourrait au contraire augmenter les revenus réels de 3,2%, de sorte que le coût d'opportunité du renoncement à la coopération internationale et du passage à la rivalité géopolitique est de 8,6%. Élément important, les coûts d'opportunité varient, allant de 6,4% pour les économies développées à 10,2% pour les économies en développement et à 11,3% pour les pays les moins avancés. L'enjeu est particulièrement grand pour les pays à faible revenu parce qu'ils bénéficient le plus des retombées technologiques positives associées au commerce international.

Les arguments en faveur d'une intervention

Un document récent analyse plus formellement l'argumentation en faveur d'une intervention face aux perturbations potentielles des chaînes d'approvisionnement (Grossman, Helpman et Lhuillier 2023). Les auteurs identifient deux défaillances opposées des marchés que des mesures pourraient éventuellement corriger. D'une part, les entreprises sont incitées à sous-investir dans la résilience des chaînes d'approvisionnement, car certains coûts liés aux perturbations de la chaîne d'approvisionnement sont assumés par les consommateurs. D'autre part, les entreprises sont incitées à investir à l'excès dans la résilience des chaînes d'approvisionnement, car cela pourrait leur permettre de tirer parti des possibilités extraordinaires en termes de bénéfices que les perturbations des chaînes d'approvisionnement représentent. Au final, l'argumentation en faveur d'une intervention est plutôt subtile, et les gouvernements peuvent souhaiter privilégier la relocalisation, la délocalisation, rien, ou les deux.

Dans la pratique, cela signifie que les arguments en faveur de l'intervention dans les chaînes d'approvisionnement mondiales sont faibles. La résilience est souhaitable mais aussi coûteuse, et il n'y a aucune raison de croire que les entreprises sont systématiquement sous-exposées ou surexposées aux risques liés aux chaînes d'approvisionnement. Cela dit, il est important de reconnaître que cette analyse fait abstraction de certaines considérations de sécurité nationale présentes dans le débat politique actuel. Dans certaines circonstances, on pourrait faire valoir que les entreprises n'internalisent pas les externalités liées à la sécurité de leurs activités commerciales — ce qui pourrait alors justifier des interventions limitées dans les chaînes d'approvisionnement mondiales, conçues pour internaliser ces externalités.

Ces considérations théoriques sont globalement conformes aux données de fait. Après tout, le commerce mondial a été remarquablement résilient — et il aussi été une importante source de résilience — pendant la pandémie et la guerre en Ukraine. Après l'épidémie de COVID-19, le commerce s'est rétabli en l'espace de trois trimestres seulement après le ralentissement, au deuxième trimestre de 2020. Il a permis aux ménages d'obtenir des masques, des vaccins et des équipements pour le travail à domicile dont ils avaient besoin pour faire face à l'urgence de santé publique. Un an après le début de la guerre en Ukraine, le commerce enregistre également des résultats au-delà des espérances, après des chutes initiales, pour des produits comme le blé. Cela a permis d'éviter globalement des pénuries alimentaires, même dans des pays fortement exposés comme l'Égypte, l'Éthiopie et la Türkiye.

L'utilité d'un système commercial multilatéral solide

Ces considérations donnent à penser que le rôle principal de la politique est de fournir un cadre économique dans lequel des chaînes d'approvisionnement résilientes peuvent prospérer. Un élément primordial, dans ce rôle, est la défense du système commercial multilatéral, qui maintient des obstacles au commerce faibles, non discriminatoires et prévisibles. Il convient de rappeler que le système commercial multilatéral est une réalisation historique de la communauté internationale et non l'état naturel de la politique commerciale internationale. Il a été créé au cours d'un épisode constitutionnel, après la deuxième Guerre mondiale, faisant suite à 30 ans de démondialisation.

Le fait que le système commercial multilatéral est fondé sur des règles est particulièrement important pour la sécurité des chaînes d'approvisionnement. Non seulement le risque de perturbations des chaînes d'approvisionnement induites par les politiques s'en trouve réduit, mais cela implique aussi une probabilité plus grande que les marchés resteront ouverts lorsque l'accès à d'autres sources d'approvisionnement sera le plus nécessaire. Ces avantages disparaîtraient dans un système commercial régi par la force, dans lequel les pays seraient libres d'ajuster leurs politiques commerciales à leur convenance.

Il est clairement établi que l'incertitude des politiques commerciales est préjudiciable aux flux commerciaux. Par exemple, Handley (2014) a montré qu'une réduction des droits consolidés accroît les flux commerciaux même si les droits appliqués restent inchangés. En effet, une réduction des droits consolidés réduit l'incertitude des politiques commerciales en limitant la mesure dans laquelle les droits appliqués peuvent être modifiés. Les pays appliquent parfois des droits inférieurs à ceux qu'ils sont tenus de respecter en vertu de leurs engagements dans le cadre de l'OMC, ce qui entraîne un excédent tarifaire.

Plus généralement, cela signifie que préserver la crédibilité du système commercial multilatéral est essentiel. Ce qui importe, ce n'est pas seulement la teneur des engagements pris par les pays, mais aussi à quel point ces engagements sont perçus comme crédibles. Cela veut dire que toute violation des règles de l'OMC entraîne des dommages collatéraux importants, compromettant le fonctionnement du système commercial multilatéral dans son ensemble. Le défi de l'OMC consistant à préserver la crédibilité du système commercial multilatéral n'est pas sans rappeler le défi des banques centrales qui est d'ancrer les attentes concernant l'inflation.

Tout cela ne signifie pas que le cadre économique dans lequel le commerce mondial s'effectue ne peut pas être amélioré. Si l'objectif est de renforcer la résilience des chaînes d'approvisionnement mondiales, ce que l'OMC appelle la “remondialisation” se présente comme un principe directeur naturel. L'idée est de travailler à une mondialisation plus inclusive qui permette à un éventail plus large de pays de participer aux chaînes de valeur mondiales.

Première publication dans “Finance and Development” du Fonds monétaire international.