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Mon but ce soir est de décrire succinctement où nous en sommes dans le monde du commerce, compte tenu de mes propres expériences et de mon lieu d'observation actuel à l'OMC, et d'indiquer où le système commercial international pourrait et devrait en être. (Note: mes remarques sont personnelles et ne sont pas formulées au nom de l'OMC ou de ses Membres.)

Il n'y a pas eu de période plus intéressante dans le commerce international depuis la fondation de l'Organisation mondiale du commerce voici 23 ans. Pendant des décennies et jusqu'à l'élection récente aux États-Unis et au Brexit, le commerce n'a pas fait l'objet de comptes rendus dans les médias, si ce n'est pour relater des événements négatifs occasionnels (par exemple les émeutes et les gaz lacrymogènes à la Conférence ministérielle de l'OMC qui s'est tenue à Seattle en 1999). Mis à part le Financial Times, The Economist et quelques publications professionnelles, le commerce n'était plus traité, n'offrant plus guère d'intérêt pour les journaux à grand tirage et les autres formes de médias où il n'apparaissait que rarement de façon régulière. Aujourd'hui, il ne fait que trop souvent la une de l'actualité.

Qu'est-ce qui a changé? Pourquoi le commerce suscite-t-il autant de controverses? Tout d'abord, le progrès technologique, l'automatisation, la révolution de l'information ont entraîné de profonds bouleversements. La mondialisation a aussi joué son rôle. Le public ne rend pas les smartphones responsables de la situation actuelle. Ce qu'il rend responsable par défaut, c'est le commerce. Quelles qu'en soient les raisons, cela s'est traduit par une montée du populisme, du nativisme ou du nationalisme dans un certain nombre de pays. La façon dont les responsables politiques réagissent fait aussi une différence. Les principaux candidats à l'élection présidentielle de 2016 aux États-Unis s'en sont pris aux arrangements commerciaux internationaux. La majorité des Américains sont favorables aux accords de libre-échange, mais cela n'a pour l'instant aucun effet. Une fois au pouvoir, le nouveau Président des États-Unis a agi en totale contradiction avec l'approche de tous ses prédécesseurs. Cela a suscité plus d'une question sur l'engagement des États-Unis à l'égard du système commercial multilatéral. Actuellement, le Président des États-Unis est le seul chef de gouvernement d'une grande économie à dire que tous les accords commerciaux antérieurs sont mauvais et qu'il ne s'inquiète pas de la perspective d'une guerre commerciale. Il est peut-être le seul qui ait parlé ainsi dans toute l'Histoire. Il est aussi le seul président à suggérer l'élimination complète des droits de douane avec les grandes économies occidentales comme solution de rechange à la menace d'un rééquilibrage, avec des droits de douane en hausse aux États-Unis pour compenser la fermeture présumée des marchés étrangers.

Pour trouver un sens à la tourmente actuelle, il faut séparer ce qui se produit réellement des gros titres de l'actualité. Le tableau est assurément contrasté, mais il présente un grand nombre de possibilités et de facteurs positifs, ainsi que des facteurs négatifs, dont beaucoup sous la forme de défis pour le système commercial mondial. Il est clair que, sous des aspects essentiels, le système est considéré par la plupart des Membres de l'OMC comme insuffisant par rapport à ce qu'il devrait être (même s'il n'y a pas de consensus actuellement sur ce à quoi il devrait aboutir). Il est cependant tout à fait possible de discerner des moyens permettant d'avancer.

Énumération des points positifs

Premièrement, les gros titres actuels font l'impasse sur une réalité: le commerce mondial continue de croître à un rythme respectable, qui avoisinait 4,7% l'an dernier après une progression d'à peine 1,8% en 2016. La croissance prévue pour cette année est légèrement supérieure à 4%. Jusqu'à présent, le système s'est montré remarquablement résilient - les règles commerciales ont tenu bon tout au long de la crise financière mondiale, même si ce souvenir s'estompe. Les droits de douane sont restés bas et consolidés de façon contractuelle, et la dépréciation monétaire compétitive n'est pas devenue la règle. Certes, c'était avant et nous sommes maintenant, mais le système tient encore largement bon aujourd'hui. Il y a toutefois des signes de faiblesse - dus sans doute en partie aux tensions que subit le commerce. L'investissement étranger direct a chuté de 25% en 2017. Mais les restrictions commerciales massives qui menaçaient ne sont pas en place concrètement.

Deuxièmement, les progrès se sont poursuivis. Des améliorations supplémentaires ont été apportées au système commercial mondial dans les années qui ont suivi la crise financière internationale:

  • un nouvel Accord sur la facilitation des échanges a été signé et est entré en vigueur; il pourrait réduire les coûts du commerce de 14,3% en moyenne, et accroître le commerce mondial de 1 000 milliards de dollars par an, les pays les plus pauvres enregistrant les gains les plus importants;
  • un accord a été conclu pour interdire les subventions à l'exportation dans le secteur agricole; et
  • un accord a été conclu sur l'élargissement de la liste des produits des TI admis en franchise de droits pour l'adapter aux progrès technologiques.

Certes, ces mesures n'ont pas été approuvées par l'actuelle administration des États-Unis, mais elles n'ont pas non plus été désavouées. Même si l'imprévisibilité est un outil employé par la nouvelle administration, il n'y a aucune raison de penser qu'elle rejettera ces accords.

Troisièmement, en décembre dernier, le Miracle de Buenos Aires ("la moitié des pains, mais pas de poissons") a eu lieu. À Buenos Aires, les Ministres du commerce ont présenté un ensemble important de déclarations:

  • 71 pays, représentant les trois quarts du PIB mondial, sont convenus de se réunir pour chercher un terrain d'entente sur les règles devant régir les mesures des pouvoirs publics relatives au commerce électronique, et ils le font actuellement.
  • 58 pays, représentant les trois quarts des exportations mondiales, sont convenus de se réunir pour chercher un terrain d'entente sur la réglementation intérieure des services, et ils le font actuellement.
  • 70 pays, représentant les trois quarts du commerce mondial, sont convenus de se réunir pour chercher un terrain d'entente sur la facilitation de l'investissement, et ils le font actuellement.
  • 85 pays, représentant les trois quarts du commerce mondial, sont convenus de se réunir pour chercher un terrain d'entente sur les besoins des micro, petites et moyennes entreprises (MPME), et ils le font actuellement.
  • Même s'il n'y a pas eu d'accord immédiat sur la baisse des subventions à la pêche, un engagement ferme a été adopté de conclure un accord d'ici à la prochaine Conférence ministérielle (prévue pour 2019).

Du fait de ces initiatives nouvelles et renouvelées, la Conférence ministérielle de l'OMC qui s'est tenue à Buenos Aires est une remarquable réussite.

Cela ne veut pas dire que de nouveaux accords seront conclus à court terme. Ce qui a commencé par une discussion se poursuivra sous forme de négociation au rythme choisi par les participants. Comme les initiatives sont ouvertes à tous, cela pourrait inclure la plupart des Membres de l'OMC, sinon tous. Cela signifie que l'OMC peut s'adapter à l'évolution de la situation pour répondre à un certain nombre de besoins actuels et futurs du commerce international et le fera très certainement. Ce qui importe, c'est que le système commercial international avance dans la bonne direction. Le redémarrage dans la recherche d'un accord sur les principaux aspects de l'agriculture est également un objectif commun. Ces efforts pourraient constituer une avancée importante.

Autre aspect positif de Buenos Aires: la fracture Nord-Sud n'a nullement été universelle. Des propositions concernant l'agriculture ont par exemple été présentées conjointement par l'UE et le Brésil et par les États-Unis, le Kenya et l'Ouganda.

On peut trouver un quatrième facteur positif dans les travaux en cours de l'OMC. Les normes nationales applicables aux produits sont notifiées et examinées pendant qu'elles sont encore sous forme de projet, et des observations peuvent être prises en compte; l'utilisation des normes internationales est encouragée, et la question des réglementations sanitaires et phytosanitaires est examinée. Une assistance technique est mise à la disposition des pays en développement par le biais du Fonds pour l'application des normes et le développement du commerce, afin de faciliter les exportations des pays en développement en renforçant leur capacité de respecter les normes. L'Accord sur les marchés publics est un autre exemple positif des activités de l'OMC. Certains nouveaux adhérents à cet accord l'ont signé en considérant qu'il offre l'avantage de les aider à lutter contre la corruption intérieure.

Enfin et surtout, dans la liste des points positifs, il y a le processus d'accession à l'OMC. Actuellement, 22 pays sont candidats à l'accession. Ils sont un témoignage vivant de la valeur de l'Organisation. Les deux derniers pays à accéder ont été l'Afghanistan et le Libéria, qui ont tous deux soufferts de la guerre et, en plus pour le second, de l'épidémie d'Ebola. Dans la file d'attente, il y a entre autres la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Soudan, le Soudan du Sud et le Timor-Leste. Bon nombre de ces pays cherchent à intégrer leur économie dans l'économie mondiale, non seulement pour élever le niveau de vie de leur population, mais aussi pour apporter la paix et la stabilité.

Les défis

1) Les mesures restrictives pour le commerce prises actuellement et celles qui menacent de l'être

Une série d'événements rivalisent pour occuper la première place dans la liste des défis auxquels le système commercial mondial est actuellement confronté.

Je commencerai avec l'invocation par les États-Unis de l'article 232 de leur législation concernant la sécurité nationale ainsi que de l'exception aux règles de l'OMC s'agissant de la sécurité nationale pour imposer des droits de douane de 25% sur les importations d'acier et d'aluminium en provenance de certains pays.

L'imposition de restrictions sur les importations d'acier n'est pas nouvelle. L'acier est un produit à forte intensité de capital. L'utilisation du capital peut avoir un effet considérable sur la rentabilité. Les pouvoirs publics construisent souvent des aciéries sans se préoccuper de la demande probable. La politique industrielle aboutit généralement à créer des surcapacités. Ce qui est rare dans ces circonstances, c'est l'invocation de l'exception relative à la sécurité nationale. De plus, l'imposition sélective de restrictions touchant le commerce avec des alliés pour des raisons alléguées de sécurité nationale est sans précédent. Les mesures de rétorsion et les menaces de contre-rétorsion sont également inédites. Cela concerne environ 30 milliards de dollars d'échanges commerciaux. La menace systémique vient de la réaction en chaîne des mesures initiales et des représailles, qui risque de perturber la coopération dans d'autres domaines, et plus encore du précédent créé par l'invocation de la sécurité nationale pour justifier ces actions, qui n'ont aucune limite claire.

Les préoccupations suscitées par le recours croissant à la sécurité nationale pour justifier des mesures commerciales se sont aggravées du fait qu'un autre produit, l'automobile, plus important encore pour le commerce mondial, est actuellement soumis à une enquête par le gouvernement des États-Unis au titre de la même législation intérieure sur la sécurité nationale que l'acier et l'aluminium. Les importations automobiles des États-Unis ont représenté environ 180 milliards de dollars en 2017. Si elles devaient faire l'objet de restrictions, les mesures de rétorsion pourraient ajouter un montant similaire aux restrictions totales visant le commerce. Nous ne sommes pas habitués à parler de nouvelles restrictions au commerce portant sur des centaines de milliards de dollars d'échanges.

Le deuxième événement commercial qui défraie la chronique est les accusations des États-Unis contre la Chine dans le domaine de la propriété intellectuelle et les mesures dont celle-ci est menacée. Là encore, les droits de douane visés par les menaces des deux camps, qui se chiffrent par multiples de 50 milliards de dollars, mobilisent l'attention.

Avant que les deux séries susmentionnées de mesures et de contre-mesures soient envisagées, la menace systémique numéro un était l'impasse dans le processus de désignation de nouveaux membres de l'Organe d'appel de l'OMC. L'Organe d'appel a été conçu pour se composer de sept membres. Les États-Unis bloquent les désignations à mesure que des postes deviennent vacants. Actuellement, l'Organe d'appel ne comprend que quatre membres. Fin septembre, si l'impasse actuelle persiste, il restera trois membres. Trois est le nombre minimum nécessaire pour statuer au sujet d'un appel et, en raison de conflits possibles de la part d'un quelconque membre restant et, de façon générale, de la lourde charge de travail, les appels pourraient cesser d'être disponibles dans la pratique.

Il ne s'agit pas seulement d'un problème pour les parties aux différentes affaires, il s'agit aussi d'un risque systémique. Les choses se déroulent de la manière suivante: le Membre de l'OMC A engage une action contre le Membre B. Une décision est rendue en sa faveur par un groupe spécial chargé du règlement des différends. Il demande au Membre B d'ajuster ses mesures pour les mettre en conformité avec les obligations contractées par B dans le cadre de l'OMC. B refuse, car il fait appel de la décision du groupe spécial. Mais aucun appel n'est possible en pratique. Le Membre A déclare alors qu'il prendra des mesures de rétorsion. Le Membre B répond qu'il prendra des mesures de contre-rétorsion. Une guerre commerciale s'ensuit. Ce scénario probable aurait été moins invraisemblable s'il n'y avait eu les problèmes de l'acier et de l'aluminium ainsi que de la propriété intellectuelle mentionnés ci-dessus et les menaces et contre-menaces brandies à ce sujet.

Pourquoi les États-Unis bloquent-ils les désignations de membres de l'Organe d'appel? Ils disent que l'Organe d'appel est allé trop loin, qu'il a outrepassé ses pouvoirs et a ainsi détruit l'entente sur laquelle reposait le système contraignant de règlement des différends de l'OMC. Cette entente était que des mesures restrictives commerciales ne seraient possibles que dans des circonstances limitées et soigneusement définies.1 Un nombre suffisant de personnes ayant participé aux négociations de la fin du Cycle d'Uruguay au début des années 1990 disent que c'est le cas. Les plaintes des États-Unis quant à la conduite de l'Organe d'appel ont été exprimées de façon systématique pendant les trois administrations républicaines et l'administration démocrate. Aux yeux des observateurs informés, les griefs de l'Amérique doivent être considérés comme fondés.

Ces trois menaces - acier et aluminium, rétorsion contre la Chine dans le domaine de la propriété intellectuelle et contre-rétorsion, et impasse de l'Organe d'appel - sont les casus belli de ce que la presse appelle, non sans raison, une "guerre commerciale" potentielle. Et elles ne mettent pas fin à la liste des défis. Elles masquent en effet des questions plus fondamentales.

2) La montée de la Chine

L'une des causes profondes des tensions dans le système est l'ascension économique de la Chine. La montée en puissance d'une grande économie n'est pas un événement nouveau dans la période d'après guerre. Et il semble qu'elle comporte inévitablement des frictions commerciales. Cela a été le cas avec l'ascension du Japon durant la deuxième moitié du XXe siècle. Vers 1990, le XXIe siècle était annoncé comme le futur Siècle du Japon. Aujourd'hui, on considère que, dans un avenir relativement proche, la Chine dépassera les autres puissances économiques pour prendre la première place. Il y a bien sûr des différences importantes entre les deux cas. Les États-Unis et l'UE considéraient le Japon comme un allié. Le Japon était le porte-avions stationnaire de la présence américaine en Asie. La Chine est parfois qualifiée de "concurrent stratégique", mais jamais d'allié des économies développées. Pendant l'ascension du Japon, le marché du pays était fermé tant au commerce qu'à l'investissement étranger. Deng Xiaoping a ouvert le marché chinois aux produits et aux investissements étrangers. Le marché intérieur chinois a une dimension et une importance mondiale beaucoup plus grandes que ce n'était le cas du Japon, et l'intention annoncée par les dirigeants chinois est d'occuper une position dominante sur leur propre marché ainsi qu'à l'étranger dans un certain nombre de secteurs d'avenir; il s'agit là aussi de différences importantes. Les règles de l'OMC n'ont pas été conçues pour traiter de tels problèmes.

3) Le besoin de leadership

Les États-Unis, on l'a vu, n'ont pas renoncé à jouer un rôle de premier plan à l'OMC, comme on a pu le constater jusqu'à la mi-décembre de l'an dernier. Au contraire, en participant activement à plusieurs des nouvelles initiatives issues de Buenos Aires et aux travaux réguliers de l'OMC, ils ont un ordre du jour dont l'orientation est différente de celui des administrations précédentes. Ils cherchent à réformer le système. À mon avis, leurs actions ne témoignent pas d'un désir de détruire l'OMC.

Les initiatives traditionnelles de libéralisation des échanges telles que l'élimination des droits de douane sur un plus grand nombre de produits des TI ou sur les biens environnementaux ne sont pas mentionnées actuellement comme des objectifs des États-Unis, alors qu'elles l'étaient durant les administrations précédentes. Les États-Unis cherchent à faire respecter les prescriptions existantes en matière de transparence; à ajouter des disciplines concernant les subventions; à faire une différenciation par dimension et par niveau de compétitivité face à ceux qui revendiquent la nécessité de ménager des exceptions aux règles en raison de leurs besoins de développement; à réduire ce qu'ils considèrent comme un dépassement de la fonction de règlement des différends de l'OMC (en ajoutant des droits et des obligations pour les Membres au-delà de ce qui a été négocié); à améliorer la réglementation intérieure des services et l'accès aux marchés, au moins pour les produits agricoles; et à mettre en place de nouvelles règles pour favoriser le commerce électronique.

Bien qu'il s'agisse d'un solide programme positif, les États-Unis ne se présentent pas dans le rôle de garant et de moteur du système commercial multilatéral auquel ils ont été habitués pendant 70 ans.

Cela laisse une place à prendre à d'autres dirigeants potentiels s'ils le souhaitent.

L'Union européenne est en première ligne. Mais elle doit s'occuper des problèmes causés par le Brexit ainsi que de questions internes. Par ailleurs, elle a beaucoup plus investi dans un grand nombre d'arrangements bilatéraux que dans le système commercial multilatéral. Elle pourrait néanmoins saisir et accepter la nécessité de se réformer et se réengager peut-être plus fortement à l'égard du système commercial multilatéral.

La Chine, premier pays manufacturier et exportateur au monde, serait un candidat naturel, mais elle ne semblait pas disposée jusqu'ici à endosser ce rôle, et cela malgré une déclaration forte de soutien au système commercial multilatéral par le Président Xi Jinping en 2017.

Dans un article du Financial Times, les "pays intermédiaires" étaient invités à prendre la tête. Deux d'entre eux au moins sont des États membres de l'UE - l'Allemagne et la France - et doivent donc exercer leur leadership à partir de ce bloc. Le Financial Times nommait aussi le Japon. Le Japon a en effet joué un superbe rôle de chef de file et de partenaire dans l'élaboration de l'Accord de partenariat transpacifique qui réunit 12 pays. En ce qui concerne les questions examinées actuellement à l'OMC, il a déployé de grands efforts pour résoudre les divergences sur divers sujets, mais ne s'est apparemment pas engagé jusqu'au niveau du Premier Ministre pour donner la même priorité au système commercial multilatéral qu'à l'arrangement régional.

Les autres pays intermédiaires ne semblent pas considérer qu'ils ont la capacité d'exercer un large leadership.

Cela dit, il y a quelques points positifs, par exemple le fait que l'Australie, le Japon et Singapour unissent leurs efforts pour faire avancer le débat sur les règles applicables au commerce électronique. Il se peut donc qu'un nouveau leadership apparaisse progressivement dans certains domaines.

4) Diminution de la confiance

Le respect des règles, que ce soit au niveau individuel ou national, repose beaucoup sur la retenue. C'est ce qui rend la civilisation possible. Le règlement des différends, les mesures de rétorsion et les critiques à l'égard d'autrui sont des mécanismes mis en réserve pour atteindre des résultats censés être conformes aux obligations internationales. La disposition des gouvernements à obéir aux règles dépend beaucoup du fait qu'ils estiment que les autres en font autant. De même, la disposition des gouvernements à conclure de nouveaux accords commerciaux dépend de la confiance. Il est indéniable qu'il y a actuellement une certaine érosion de la confiance, même s'il est clair que cette confiance n'a pas entièrement disparu. Il s'agit d'une situation qui évolue rapidement.

5) Diminution de la certitude

Le commerce et l'investissement au niveau mondial dépendent beaucoup de la stabilité de l'environnement réglementaire, c'est-à-dire du fait que les droits de douane et les règles régissant les importations et l'investissement ne varient pas et sont au contraire prévisibles. Actuellement, la certitude diminue. Cela ne peut qu'avoir un effet négatif sur la confiance des entreprises, et donc sur l'investissement et le commerce.

6) Sous-investissement de la part des parties prenantes

Il y a eu un fort sous-investissement de la part des Membres de l'OMC et du secteur privé (entreprises et société civile) dans l'adaptation du système commercial international aux difficultés actuelles. Autant que je sache, lors de la préparation des résultats de la Conférence ministérielle de Buenos Aires, mis à part l'hôte, le Président argentin Macri, aucun président ou premier ministre n'a approché l'homologue d'un autre pays pour accomplir quoi que ce soit. Aucune entreprise ou autre partie intéressée, autant que je sache là encore, n'a approché le chef de son gouvernement national pour le presser d'atteindre un objectif particulier à l'OMC. Chacun récolte ce qu'il a semé. Il n'y a pas eu de récolte de nouveaux accords à Buenos Aires, mais heureusement les possibilités créées pour l'avenir ont été importantes.

7) Insuffisance des politiques intérieures d'ajustement

En période de changements technologiques rapides, les politiques intérieures, pas seulement les politiques commerciales, doivent offrir des protections pour aider les travailleurs et les communautés à s'adapter. Le rythme des changements n'a fait que s'accélérer. Les smartphones ont remplacé des secteurs entiers et entraîné la croissance d'autres secteurs. La demande de divers ensembles de qualifications a évolué très rapidement. Nous sommes apparemment aujourd'hui dans une course vers la singularité - où l'intelligence artificielle (IA) sera l'égale de l'intelligence humaine. Nous n'avons pas à en arriver là pour qu'il y ait de graves perturbations économiques et de vastes besoins d'ajustement. Avec le temps, il deviendra plus illogique encore de rendre le commerce international responsable des problèmes ainsi causés. Mais le commerce peut très bien prendre sa part de la calomnie: la politique en fait trop facilement une cible.

Lacunes dans le système commercial mondial actuel

Aucun ensemble d'arrangements commerciaux n'est parfait pour toutes les circonstances, surtout avec le temps. Cela fait maintenant plus de 70 ans que les règles originelles ont été négociées. Le monde s'est transformé.

Comme l'a déclaré un des dirigeants qui ont participé à la création de l'OMC lorsque j'énumérais les lacunes des règles actuelles: "On ne pouvait pas attendre des architectes du système commercial multilatéral qu'ils aient la prescience suffisante pour prévoir [ces changements]. Ils s'occupaient des problèmes de l'époque tels qu'ils les voyaient. Ce qui est peut-être surprenant en fait, c'est que les règles qu'ils ont conçues se soient révélées plutôt flexibles et adaptables aux bouleversements de l'environnement technologique et politique. Mais ces règles ont définitivement fait leur temps dans plusieurs domaines et, à mon avis, le moment est venu de [les repenser] et de [mettre en place] un nouveau projet."

Quand l'OMC a été créée, on pensait avoir réglé définitivement certaines questions. L'une d'elles était l'unilatéralisme. Le changement d'attitude du gouvernement des États-Unis était impossible à prévoir. On ne s'attendait pas à ce que le créateur et gardien des règles commerciales internationales actuelles les dénigre en disant que ce ne sont pas des "obligations religieuses" et revendique sa liberté d'agir en conséquence. On n'avait pas prévu non plus que l'exception concernant la sécurité nationale serait une clause invoquée fréquemment et pour des pans entiers du commerce. Certes, le bilan des États-Unis n'était pas irréprochable pour ce qui est de respecter les règles commerciales multilatérales, mais ils n'avaient jamais traité ces règles avec dédain.

Il n'était pas prévu non plus qu'après son accession à l'OMC, la Chine poursuivrait et accélérerait des politiques industrielles destinées à changer la structure des échanges en suscitant de profondes préoccupations dans le reste du monde. L'hypothèse était que le rôle des entreprises d'État diminuerait au lieu d'augmenter.

Il n'était pas prévu:

  • que le plus grand pays commerçant du monde revendiquerait par principe le statut de pays en développement pour bénéficier d'un traitement préférentiel en vertu des règles;
  • que les subventions intérieures non réglementées et insuffisamment réglementées à l'OMC, dans l'agriculture et l'industrie, seraient une cause dominante de distorsion du commerce international;
  • que l'exception concernant les ALE couvrirait un commerce mondial beaucoup plus étendu que celui des régions locales et géographiquement limitées;
  • que la mondialisation fondée sur les technologies diffuserait les avantages du commerce de façon si large qu'elle entraînerait un engagement beaucoup plus grand dans l'élaboration de règles commerciales, compliquant ainsi grandement la prise de décisions;
  • que l'Organe d'appel rendrait des décisions qui semblent reposer sur la croyance que les mesures correctives commerciales (instruments de défense commerciale) relèveraient d'une exception étroite aux règles constituant une entrave permanente.

Et même si ce n'est pas le problème actuellement, il n'était pas prévu:

  • que la disposition interdisant le recours aux taux de change pour entraver la libéralisation des échanges serait lettre morte.

Une voie à suivre

Si la gestion des crises est essentielle, elle est loin d'être suffisante. L'idéalisme (le lien historique fait par les dirigeants politiques entre les arrangements commerciaux libéraux et la paix mondiale) n'est plus l'étoile qui guide les pas des principaux pays commerçants. Ce qu'il faut, c'est du pragmatisme et un réengagement à l'égard du multilatéralisme par des actes. Il n'est pas possible de poursuivre la voie du sous-investissement généralisé dans le système commercial multilatéral. Le système a besoin d'être renouvelé périodiquement, et le moment est venu de déployer les efforts nécessaires.

Il faut un nouveau consensus de Genève, pas un consensus de Washington, que ce soit au sens où cette expression était employée jusqu'à la dernière élection présidentielle (économie de marché) ou au sens où elle pourrait l'être maintenant (nationaliste), et pas non plus un consensus de Beijing (avec un rôle accru de l'État dans la direction de la planification économique).

Fin mai, à l'OCDE, le Président français Emmanuel Macron a déclaré que le moment était venu pour les plus grandes puissances économiques du monde d'engager des discussions sur le remaniement des règles de l'OMC afin d'empêcher que les tensions actuelles ne dégénèrent en guerres commerciales. Il a appelé l'UE, les États-Unis, la Chine et le Japon à élaborer un programme de réforme de l'OMC d'ici à la prochaine réunion du G-20 qui se tiendra en Argentine à la fin de l'année. "Les règles nouvelles doivent répondre aux défis contemporains du commerce mondial: les subventions publiques massives qui distordent les marchés mondiaux, la propriété intellectuelle, les droits sociaux, la protection du climat."

En réponse, le Directeur général de l'OMC Roberto Azevêdo a souscrit au besoin de réforme. "Nous disons depuis longtemps que le système est loin d'être parfait, qu'il a besoin d'être amélioré." Il a indiqué que de nombreuses discussions avaient eu lieu entre les Ministres du commerce sur le fonctionnement de l'Organe de règlement des différends (ORD), les surcapacités de production et la protection de la propriété intellectuelle. Et il a dit en conclusion: "Il y a donc de nombreux sujets où des améliorations sont possibles. Aux Membres de décider quelles sont les priorités."

Parallèlement à la proposition faite par M. Macron d'une réunion des grandes puissances commerciales, il y a déjà un processus en cours niveau trilatéral: les États-Unis, le Japon et l'UE cherchent à coordonner leurs approches respectives de la surcapacité, des subventions internes et des politiques industrielles qui ont des effets de distorsion des échanges.

Les États-Unis, quant à eux, ont annoncé un programme de réformes lors de la Conférence ministérielle à Buenos Aires en décembre 2017. Ce programme porte sur le respect des obligations existantes (notamment en ce qui concerne les engagements d'assurer la transparence grâce à la notification des mesures), un examen de la différenciation entre les Membres de l'OMC qui revendiquent le statut de pays en développement, et les moyens d'empêcher les tentatives d'obtenir par une procédure ce qui n'a pas pu être obtenu par la négociation.

La meilleure voie à suivre serait de réintégrer davantage dans les règles les politiques et les mesures qui ont un effet sur le commerce. En ce qui concerne les domaines nouveaux, les initiatives de déclarations conjointes à Buenos Aires sont un bon début. S'agissant d'un certain nombre de grands domaines controversés susceptibles de poser des risques systémiques, il est possible de trouver des solutions en interprétant dans une certaine mesure les règles existantes et en en adoptant de nouvelles. Dans les deux cas, il faut qu'un consensus se dessine sur les réformes.

La voie à suivre consiste en partie à renouveler l'Organe d'appel de l'OMC en y apportant des modifications suffisantes pour qu'il soit pleinement légitime aux yeux de l'ensemble des Membres de l'OMC. Ce n'est pas le cas pour l'instant. En l'absence d'avancée, il est quasiment certain que la fonction d'appel à l'OMC dépérira. Comme on l'a dit, cela aurait des conséquences très préjudiciables pour le commerce mondial.

Il est possible de relever les défis avec du pragmatisme et de la bonne volonté. Notre attitude doit consister à travailler pour le bien commun dans le cadre des intérêts des différents Membres. Il ne peut pas y avoir de progrès sans une vision commune et sans l'abandon de toute insistance sur des exigences minimales, du "moi d'abord" - répondez d'abord à mes intérêts si vous voulez que je m'engage.

La crise économique internationale actuelle n'est pas la première. Il en existe plusieurs autres exemples. L'un d'eux est la crise qui a eu lieu en 1971. Le système monétaire international ne pouvait plus fonctionner comme il l'avait fait jusque-là. Le dollar était lié à l'or, et les banques centrales européennes demandaient le rachat de leurs dollars. Les réserves d'or des États-Unis s'épuisaient. Le dollar était la monnaie de réserve mondiale, et les États-Unis n'étaient pas libres d'en modifier la valeur, malgré leurs problèmes de balance des paiements. Leurs partenaires commerciaux s'opposaient à une dévaluation du dollar. Le 15 août 1971, les États-Unis ont imposé une surtaxe de 10% sur les importations et suspendu la convertibilité du dollar en or. La surtaxe à l'importation était techniquement incompatible avec leurs obligations au titre des règles commerciales de l'époque - l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Elle a donc été presque unanimement condamnée par les membres d'un groupe de travail du GATT. La défense des États-Unis consistait à dire que les règles autorisaient l'imposition de mesures plus rigoureuses, à savoir des restrictions quantitatives. Ce n'était en aucun cas une défense juridique. Un autre parallèle avec les événements actuels est la proclamation faite par le Président des États-Unis au titre d'une loi sur la sécurité nationale datant de la Première Guerre mondiale. Toutefois, dans la procédure du GATT, les États-Unis n'ont pas cherché à défendre leur action comme étant nécessaire pour des raisons de sécurité nationale.

Dans le cadre de leur série de mesures, les États-Unis demandaient à leurs trois grands partenaires commerciaux – Canada, Communautés européennes et Japon – des concessions unilatérales sans réciprocité. Les négociations qui ont suivi ont rapidement abouti à une impasse.

Le 18 décembre 1971, à la Smithsonian Institution de Washington, un accord a été conclu pour permettre une dévaluation du dollar EU. L'accord Smithsonian a conduit assez rapidement à un accord sur un système de taux de change flottant. Les discussions commerciales se sont finalement soldées par le lancement en septembre 1973 des négociations commerciales multilatérales du Tokyo Round. Et celles-ci ont débouché en 1979 sur les premiers accords commerciaux non tarifaires et sur une plus grande libéralisation des échanges.

En un mot, une crise, accompagnée par des mesures unilatérales de la part des États-Unis qui étaient incompatibles avec les règles commerciales de l'époque, a entraîné des réformes. La crise et la façon dont elle a été gérée ont amélioré la situation de l'économie mondiale. Cela peut-il se produire à nouveau? C'est possible. Comme le disait l'humoriste américain Mark Twain: "L'Histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent."

Avec de la bonne volonté et des efforts, le système commercial mondial peut être actualisé et amélioré. Or cela est essentiel pour assurer le fonctionnement efficace de l'OMC, au service du bien-être économique mondial.


Notes

  1. La défense commerciale a presque toujours été considérée par les universitaires comme le mouton noir de la famille des dispositions des accords commerciaux (le parent qu'il faut cacher et éviter), plutôt que comme un droit contractuel égal pour tous et une soupape de sécurité politiquement nécessaire. Cette soupape s'est trouvée de plus en plus bloquée par les décisions issues du règlement des différends au GATT et à l'OMC; une vague de populisme a ensuite déferlé, et le système commercial international est moins préparé à résister aux chocs. Je pense qu'il est possible d'améliorer les choses mais, avec le temps qui passe, les positions se durcissent et il est peut-être naïf de penser qu'il y a une solution. J'aimerais voir l'Organe d'appel préservé, car il a, à mon avis, un sens institutionnel mais, pour qu'il survive, il faudrait rétablir sa visée originelle (qui est parfaitement déterminable). Retour au texte

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