DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT ALAN WM. WOLFF

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Je remercie l'American University de m'avoir invité à poursuivre notre discussion sur les liens entre le commerce et la paix. Aujourd'hui, j'ai choisi de me pencher sur un aspect précis de ces liens, à savoir le commerce dans le contexte des fractures géopolitiques.

Les critiques qui nient l'existence d'une relation entre commerce et paix avancent le fait que la Grande-Bretagne et l'Allemagne avaient d'importants liens commerciaux avant la Première Guerre mondiale, ce qui ne les a pas empêchés de se livrer à des guerres qui sont à l'origine des quatre décennies les plus sanglantes de toute l'histoire de l'humanité. Il y aurait, bien évidemment, une corrélation entre le commerce et la paix dans le sens où les pays en guerre ne commercent pas entre eux, tandis que c'est généralement le cas des pays en paix. Reste toutefois la question de savoir s'il existe un lien de causalité entre le commerce et la paix.

Ce lien ne faisait aucun doute pour les fondateurs du système commercial multilatéral. Ces derniers étaient fermement convaincus, lors de la création de ce système en 1948, qu'un commerce plus ouvert représentait la voie vers la création d'une paix durable. On peut aisément faire remonter ce principe au Secrétaire d'État des États-Unis, Cordell Hull, dans les années 1930, voire peut-être au Président des États-Unis, Woodrow Wilson, en 1919. Mais c'étaient des idéalistes. Avaient-ils ou non pressenti quelque chose? Les pays touchés par des conflits qui cherchent actuellement à rejoindre l'OMC sont certains que cette relation existe – c'est-à-dire que l'intégration dans l'économie mondiale apportera à tout pays de la stabilité et une probabilité bien plus grande que la paix soit maintenue. C'est pour moi indéniable, mais est-ce le fin mot de l'histoire?

Cette discussion est essentiellement partie de quelques mots échangés avec un de mes collègues à l'OMC, également Directeur général adjoint, M. Karl Brauner. M. Brauner a auparavant occupé le poste de Directeur général chargé de la politique économique extérieure au Ministère fédéral de l'économie à Berlin. Il m'a dit que pendant de nombreuses années, les politiques de l'Allemagne de l'Ouest présupposaient l'existence d'un lien entre commerce et paix, et le gouvernement fédéral allemand agissait selon cette conviction face à l'Allemagne de l'Est, alors connue sous le nom de “République démocratique allemande”.

La plupart d'entre nous ont probablement la chance de vivre près d'une frontière pacifique. Je vis maintenant à Genève, en Suisse, à moins de 3 kilomètres de la frontière avec la France. Aucun agent n'est là pour empêcher le passage de l'un des nombreux points frontaliers pour entrer en France. À quelques minutes de route après la frontière ont lieu un marché en plein air le samedi à Ferney-Voltaire et un autre le dimanche à Divonne-les-Bains, tous deux en France. C'est une région paisible. La France n'a pas envahi la Suisse depuis 1798.

Avant que mon épouse et moi n'emménagions à Genève, nous vivions aux États-Unis. Pendant plusieurs années, notre destination préférée pour les vacances d'été en famille se situait à un jour et demi de route, en Nouvelle-Écosse, au Canada. Pour y arriver, nous traversions la “plus longue frontière non défendue du monde”, comme elle est surnommée, entre les États-Unis et le Canada. Depuis deux siècles, aucune troupe de part et d'autre de la frontière ne s'est rendue sur le territoire voisin dans une intention hostile. Le volume des échanges commerciaux entre les deux pays est considérable. En 2018, le Canada était le premier marché d'exportation de marchandises des États-Unis. Les trois quarts des exportations canadiennes sont acheminés vers les États-Unis. Ce commerce n'est pas à l'origine des relations pacifiques entre les deux pays, c'est à l'inverse la paix qui le rend possible.

J'ai visité peu des zones frontalières les plus tendues du monde — ces lignes de démarcation entre paix et hostilités, limites instables et peu sures —, mais j'en ai vu quelques-unes. Je peux citer, parmi celles-ci, Berlin dans les années 1960, la zone démilitarisée (DMZ) entre la Corée du Nord et la Corée du Sud dans les années 1990, le Moyen-Orient à plusieurs reprises sur une période de 40 ans et Belfast il y a tout juste quelques années. Chacun de ces lieux, dans un passé pas si lointain, a été le théâtre d'instabilités.

La ville de Berlin divisée dans une Allemagne divisée

Un été, alors que j'étais étudiant, je voyageais en Europe sans vraiment avoir d'itinéraire précis. Le hasard m'a conduit jusqu'à Berlin, qui était alors une ville coupée en deux. Après avoir atterri à l'aéroport de Tempelhof, j'ai demandé à un chauffeur de taxi de me conduire jusqu'à l'un des célèbres monuments que j'avais pu voir dans mon manuel d'allemand au lycée, la porte de Brandebourg. Le chauffeur s'est arrêté à une centaine de mètres de la porte, en me disant qu'il ne pouvait s'approcher davantage. De manière tout à fait inattendue (de mon point de vue), le monument était entouré de fils barbelés et de chars d'assaut. Des soldats armés, de diverses nationalités, étaient partout.

Plus tard, du haut d'un point de vue sur le mur de Berlin tout juste érigé quelques mois auparavant, j'ai pu des agents armés de la Volkspolizei est-allemande en faction le long d'un deuxième mur parallèle. Entre les deux murs se trouvait un “no man's land”, des couronnes de fleurs marquant les endroits où ceux qui avaient récemment tenté de passer de l'autre côté étaient tombés.

La guerre froide s'est ensuite poursuivie, avec une ligne de démarcation qui s'est étendue sur l'ensemble du territoire allemand, marquant la frontière entre l'Est et l'Ouest. L'un des principaux liens entre les deux camps était le commerce. L'Allemagne de l'Ouest achetait des marchandises à des producteurs d'Allemagne de l'Est, comme des machines à écrire et des appareils photographiques, des produits alimentaires et du charbon. Entre 1968 et la réunification, la République fédérale (Allemagne de l'Ouest) a mis à disposition de l'Allemagne de l'Est une ligne de crédit s'élevant à environ 700 milliards de dollars (5,3 milliards de dollars actuels), sans intérêt pour une période maximale de sept ans, afin de soutenir ces échanges. L'un des principaux motifs de la République fédérale pour maintenir ce commerce était la réduction des risques de conflit entre les deux nations allemandes.(1) 

La CIA y voyait d'autres avantages, énoncés dans un rapport confidentiel de janvier 1968 (déclassifié en 2005):

Le gouvernement ouest-allemand était disposé à faciliter le commerce pour deux raisons. Premièrement, les Allemands de l'Ouest espéraient qu'un commerce prospère permettrait de rétablir un certain degré d'interdépendance économique entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest, facilitant ainsi une éventuelle réunification et empêchant l'absorption complète de l'économie est-allemande par le bloc soviétique. Deuxièmement, le commerce devait contribuer à assurer l'accès de l'Allemagne de l'Ouest à Berlin-Ouest.(2)

Cette politique semble avoir porté ses fruits. Si ce n'est pas le commerce qui a provoqué la chute du mur en 1989, et qu'il n'a pas non plus été la principale raison de la réunification de l'Allemagne en 1990, il a toutefois contribué à maintenir une paix un tant soit peu moins fragile et facilité la voie vers une issue positive.

Corée du Nord et Corée du Sud

Au début des années 1990, je me suis rendu à Panmunjom, dans la zone démilitarisée (DMZ) divisant la péninsule coréenne en deux moitiés plus ou moins égales entre le Nord et le Sud. Cette zone large de 4 kilomètres s'étend d'un côté à l'autre de la péninsule. Contrairement à la situation actuelle en Allemagne, non seulement la péninsule coréenne reste divisée, mais les deux côtés de la frontière sont de plus lourdement fortifiés, gardés par un vaste nombre de soldats entraînés et en position.

En 1998, le Président de la Corée du Sud Kim Dae-Jung a tenté d'apaiser les tensions avec le Nord. Il a mis en place ce qu'il a appelé la “politique du rayon de soleil”. Les entreprises sud-coréennes seraient autorisées à commencer à investir au Nord. Les flux commerciaux iraient dans les deux sens de part et d'autre de la frontière. L'amélioration de l'économie devait conduire à de meilleures relations, et elles l'ont été pendant un moment. En 2000, le Président sud-coréen a reçu le prix Nobel de la paix pour cette initiative.

Les essais d'armes nord-coréens — bombes nucléaires et missiles — ont coupé court au programme à la fin de la première décennie du XXIe siècle. En outre, le 26 mars 2010, un navire militaire de la marine sud-coréenne, le Cheonan, a été coulé par la Corée du Nord, causant la mort de 46 marins. Sept ans plus tard, en 2017, le Président actuel de la République de Corée, M. Moon Jae-in, a indiqué souhaiter renouer le dialogue avec la Corée du Nord. Les tensions ont été atténuées de diverses manières, dans le cadre de rencontres et d'activités de coopération. Malgré cette avancée, en juin de cette année, la Corée du Nord a menacé de rompre toute relation avec le Sud.

Par le passé, le commerce entre les deux pays a été important pour le Nord. À partir de 2005, les échanges ont augmenté pour s'élever à environ 20%, avant de s'effondrer depuis 2016. Le commerce entre les deux Corées n'apparaît désormais plus dans les statistiques.

La “politique du rayon de soleil” est souvent comparée à juste titre à l'Ostpolitik (“politique vers l'Est”) du chancelier ouest-allemand, Willy Brandt, conçue afin d'améliorer les relations avec l'Allemagne de l'Est et d'autres pays du bloc soviétique au début des années 1970.(3) Du point de vue de la Corée du Sud, les échanges commerciaux avec la Corée du Nord restent un objectif à atteindre. La question de savoir comment et quand le commerce entre les deux Corées atteindra de nouveau des niveaux élevés dépendra de la suite des événements.

Le commerce et le processus de paix au Moyen-Orient

En mai 1979, j'étais membre d'une délégation de haut niveau du gouvernement des États-Unis qui a été envoyée en visite auprès du Président égyptien Anouar al-Sadate au Caire, puis du Premier Ministre israélien Menahem Begin à Jérusalem. Ces déplacements avaient pour objectif d'accroître le soutien économique apporté par les États-Unis à ces deux pays, au lendemain des Accords de paix de Camp David qu'ils avaient signés deux mois plus tôt à Washington. Cette délégation n'avait pas spécifiquement connaissance, me semble-t-il, de la visée géopolitique officielle rattachée à sa mission économique. Selon le conseiller à la sécurité nationale du Président Carter à cette époque, Zbigniew Brzezinski, l'un des principaux objectifs de l'initiative de Camp David menée par le Président était une paix “qui conduirait à l'ouverture des frontières et au libre-échange”.(4)

Cet axe de la politique étrangère des États-Unis, visant à favoriser la paix par l'amélioration du commerce intrarégional, était solide et a été suivi pendant des décennies. Lors du Sommet économique pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, tenu le 1er décembre 1994 à Casablanca, le Secrétaire d'État des États-Unis, Warren Christopher, a ainsi décrit la mission de son gouvernement:

“Transformer la paix qui se construit actuellement entre les gouvernements en une paix entre les peuples. Les gouvernements peuvent faire la paix. Ils peuvent créer un climat propice à la croissance économique. Mais seuls les acteurs du secteur privé peuvent réunir les ressources nécessaires à une croissance et un développement durables. Seul le secteur privé peut bâtir une paix qui perdurera.”(5)

En 1985, les États-Unis ont conclu des accords de libre-échange avec Israël et avec l'Autorité palestinienne (puis avec la Jordanie en 2001). À l'aune des seuls intérêts commerciaux des États-Unis, ces pays n'auraient pas figuré en haut de la liste. La conclusion de ces accords était motivée par le maintien de relations pacifiques entre les pays de la région. 

En 1996, l'Administration Clinton a poursuivi cet objectif de promotion de la paix par l'intermédiaire du commerce au Moyen-Orient en reconnaissant les zones industrielles qualifiées de la région. Elle a autorisé l'entrée en franchise de droits sur le territoire des États-Unis de produits fabriqués en Israël, en Jordanie, en Égypte, en Cisjordanie et à Gaza. Pour que les exportations soient admises, au moins 35% de leur valeur ajoutée devait provenir d'Israël, de Jordanie (c'est-à-dire des zones industrielles qualifiées) et de Cisjordanie ou de Gaza. De même, s'agissant des exportations jordaniennes, 8% de leur valeur ajoutée devait provenir d'Israël.(6)

La théorie, formulée pour la première fois en tant que politique des États-Unis dans les années 1930, selon laquelle le commerce est un outil essentiel à la promotion de la paix, a été appliquée de façon répétée au Moyen-Orient au cours des dernières décennies. La politique commerciale est venue consolider une paix fragile dans la région. Cette politique visait à aller au-delà de l'absence de guerre pour tendre vers une paix positive, en instaurant des conditions qui pourraient aboutir à une paix durable.(7)

Une Irlande divisée?

Sur la route de l'Irlande du Nord vers la République d'Irlande, on peut facilement passer à côté de l'existence d'une frontière si l'on n'y prête pas attention. C'est presque comme franchir la limite entre deux États aux États-Unis, entre deux cantons en Suisse ou deux départements en France. Il y a un panneau de bienvenue, seule démarcation visible.   

Le commerce entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande est soutenu. En 2018, année la plus récente pour laquelle des données sont disponibles, la République d'Irlande était le principal marché d'exportation de l'Irlande du Nord. Ces exportations de marchandises et de services se chiffraient à 4,2 milliards de livres sterling. La valeur des importations de marchandises et de services en provenance de la République s'élevait à 2,8 milliards de livres sterling, ce qui faisait de ce pays la principale source des importations de l'Irlande du Nord.(8) La majorité de ces opérations transfrontières était réalisée par des micro et petites entreprises, lesquelles dominent l'économie nord-irlandaise.(9)

Avant l'instauration d'une paix fragile mais bienvenue, la frontière entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande avait été fortifiée au moyen de tours de garde, de fils barbelés et de troupes britanniques. Ces installations à la frontière étaient souvent la cible d'attaques menées par l'Armée républicaine irlandaise. C'était un symbole d'oppression pour les partisans de la réunification de l'Irlande et une source de ressentiment pour d'autres, qui y voyaient une intrusion extérieure forcée et malvenue. 

Cette frontière a largement été effacée en 1998, après la conclusion de l'Accord du vendredi saint. C'est devenu une frontière pacifique. Puis, ces dernières années, des questions ont commencé à émerger en raison de la décision du Royaume-Uni de sortir de l'Union européenne, qui comptait parmi ses membres à la fois le Royaume-Uni et la République d'Irlande. Barry Whelan, historien spécialiste de l'histoire irlandaise et européenne du XXe siècle qui enseigne à l'Université de la ville de Dublin (DCU), a écrit au début du mois que “pour l'Irlande, du Nord comme du Sud, le Brexit présente des dangers réels et actuels pour la stabilité politique et économique de l'île.”(10) Il y a deux ans, Yasmeen Seerhan, correspondante à Londres du magazine The Atlantic, a écrit ceci:

Le Brexit, peut-être plus que toute autre chose, a mis en évidence la fragilité des fondations sur lesquelles repose l'Accord du vendredi saint. L'un des points essentiels de l'ensemble des négociations était la frontière ouverte entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande, qui était garantie par l'Union européenne. Désormais, cette zone autrefois fortement militarisée renferme non seulement des souffrances passées, mais aussi des incertitudes futures, en tant que seule frontière terrestre entre le Royaume-Uni et l'UE.(11)

L'enjeu ici ne porte pas uniquement sur les perturbations économiques susceptibles d'être provoquées par la réapparition d'une frontière physique, si cela devait se produire, mais il relève également du symbole qui était au cœur de la période de 30 ans précédant la paix actuelle, connue sous le nom des “Troubles”, dont la définition est la suivante:

“conflit interconfessionnel qui a été déclenché aux alentours de 1968 et s'est terminé en 1998 en Irlande du Nord, entre les unionistes (loyalistes) majoritairement protestants, qui souhaitaient le maintien de la province au sein du Royaume-Uni, et les nationalistes (républicains) majoritairement catholiques, qui voulaient que l'Irlande du Nord fasse partie de la République d'Irlande. [Ce conflit a été] marqué par des combats de rue, des bombardements spectaculaires, des attaques de tireurs embusqués, des barrages routiers, des détentions sans jugement et des confrontations, [et] présentait les mêmes caractéristiques qu'une guerre civile. … Quelque 3 600 personnes ont été tuées et plus de 30 000 autres blessées avant qu'une solution pacifique [ne soit trouvée](12)

Pour ce qui est des conditions post-Brexit relatives au mouvement transfrontières des marchandises de l'Irlande du Nord vers la République d'Irlande, aucune réponse entièrement claire n'a encore été donnée. Dans une lettre à l'attention de son homologue à Westminster, le Ministre de l'agriculture de l'Irlande du Nord, Edwin Poots, a récemment déclaré:

[qu'il ne présenterait] aucune demande officielle concernant les nouvelles infrastructures portuaires liées au Brexit avant d'obtenir des précisions supplémentaires de la part du gouvernement du Royaume-Uni sur leur mode d'utilisation. … À partir du 1er janvier 2021, ces infrastructures seront utilisées pour assurer un contrôle sur les produits alimentaires et les animaux provenant d'autres régions du Royaume-Uni. À la fin de la période de transition du Brexit, l'Irlande du Nord restera effectivement dans le marché unique pour les marchandises et de nouveaux [points de contrôle à la frontière] … seront donc nécessaires.(13)

Des travaux sont en cours concernant les dispositifs à mettre en place pour l'après-Brexit. Nombreux sont ceux qui considèrent le retour d'une frontière physique visible comme un élément déstabilisateur non seulement pour la libre circulation des marchandises, mais aussi potentiellement pour la paix. La position adoptée par la République d'Irlande face au Brexit est essentiellement motivée par des dimensions politiques (c'est-à-dire la paix, la relation avec l'Irlande du Nord, l'Accord du vendredi saint). La République d'Irlande envisage principalement les aspects commerciaux et économiques du point de vue de l'impact que les accords pourraient avoir sur la paix, de façon positive et négative. La menace de contrôles à la frontière et du renforcement des infrastructures contribuerait à amplifier la division de l'île. Dans tous les conflits, le symbolisme revêt une haute importance, et les postes frontière physiques avec des agents en uniforme ont une charge symbolique puissante.

En Irlande, les relations politiques entre le Nord et le Sud portent essentiellement sur la paix. Le commerce est utilisé pour favoriser la paix et, par conséquent, l'accent est mis sur le développement du commerce insulaire et extérieur.

Grâce à l'Accord du vendredi saint, une génération a grandi dans un contexte largement pacifique et prospère. Les 30 années précédant cet accord ont montré ce que pouvait entraîner la division. Dans le cas du Brexit, selon la République d'Irlande, ce sont les obstacles au commerce qui pourraient avoir ces conséquences.

Le communiqué de Shanghai et la détente

La guerre froide a divisé le monde bien au-delà de l'Allemagne. Lorsque j'ai commencé à travailler au Trésor des États-Unis en 1968, le Bureau du contrôle des avoirs étrangers s'est vu assigner comme mission d'empêcher l'entrée aux États-Unis de tout produit créé après octobre 1949, quand les communistes ont pris le pouvoir en Chine continentale (j'avais fait un bref passage d'environ un mois en tant que juriste dans ce bureau). Cette interdiction totale des échanges économiques entre les deux pays a perduré jusqu'en 1972, année où le Président Nixon s'est rendu en Chine.

La visite du Président Nixon servait un certain nombre d'objectifs. Elle était destinée à fournir un contrepoids face à l'Union soviétique par l'ouverture des relations avec la Chine. Il était attendu que, grâce à cette visite, les Chinois aideraient à mettre un terme à la guerre du Viet Nam dans laquelle les États-Unis s'étaient engagés. Les échanges, qui étaient alors très limités, jouaient uniquement un rôle secondaire. Le communiqué de Shanghai prévoyait ce qui suit:

Les deux parties considèrent le commerce bilatéral comme un autre domaine dont des avantages mutuels peuvent être tirés, et conviennent que les relations économiques fondées sur l'égalité et les avantages mutuels servent les intérêts des peuples des deux pays. Elles conviennent de faciliter le développement progressif du commerce entre leurs deux pays.(14)

Les trois quarts des Américains interrogés dans le cadre d'un sondage Gallup réalisé au moment où le Président Nixon revenait de Beijing étaient d'avis que cette visite constituait un moyen relativement efficace de promouvoir la paix dans le monde.(15)

Cette déclaration a ensuite ouvert la voie à l'accord commercial de 1979 entre les États-Unis et la Chine. (16) 

Détente

Winston Lord, haut fonctionnaire du Conseil national de sécurité devenu par la suite ambassadeur en Chine, a souligné les conséquences de l'initiative du Président Nixon en Chine pour la politique menée par les États-Unis à l'égard de l'Union soviétique:

Grâce à l'ouverture des relations avec la Chine, nous attirions l'attention de la Russie et gagnions plus de poids sur celle-ci en jouant la carte, évidente, de la Chine. L'idée était d'améliorer les relations avec Moscou: nous entrions en affaires avec la Chine en jouant un peu sur la paranoïa des Russes, sans jamais pousser la coopération jusqu'à faire de la Russie un ennemi hostile, mais assez pour attirer son attention. Ces efforts ont été remarquablement efficaces après le voyage secret de Kissinger en Chine.

Le Président Richard Nixon et son Secrétaire d'État, Henry Kissinger, souhaitaient également utiliser le commerce avec la Russie comme outil pour réduire les risques de conflit direct entre les deux pays. Le Congrès a compliqué la tâche en exigeant de subordonner l'augmentation des échanges à une question liée aux droits de l'homme — la liberté d'émigrer de l'Union soviétique. Néanmoins, la réduction des tensions et l'ouverture des relations commerciales ont inexorablement, bien que lentement, suivi leur cours. Les deux pays avaient tout à gagner de la possibilité d'accroître le commerce et d'éloigner le danger d'une guerre nucléaire.(17) Les relations commerciales se sont améliorées, mais le Congrès de l'époque s'est opposé à la conclusion d'un accord tarifaire.(18) 

Je représentais l'Administration dans l'élaboration du texte législatif, y compris ses restrictions, qui portait autorisation des négociations commerciales avec l'URSS (dans le cadre de la législation qui a permis bien plus largement la tenue de négociations commerciales). Un accord sur les céréales a été signé en 1975 et un accord tarifaire a été conclu à la fin de la décennie. En juin 1990, les deux pays ont conclu l'Accord commercial entre les États-Unis et la Russie, qui prévoyait l'application réciproque de droits de la nation la plus favorisée (NPF). Cet accord a été approuvé par le Congrès des États-Unis en novembre 1991.(19) 

Aucune guerre frontale n'ayant éclaté entre les deux pays, la politique de la détente peut être considérée comme une réussite. Le commerce a constitué un outil qui a pu garantir un mouvement vers la paix à l'ère nucléaire. Pour les pays occidentaux, une plus grande ouverture du commerce était considérée comme un moyen de sortir de la guerre froide.

Le commerce comme arme

Aucun débat sur l'interdépendance entre le commerce et la paix ne saurait être complet sans mentionner la relation entre le commerce et la guerre. Les exemples sont innombrables. La suspension des échanges est utilisée comme arme de guerre depuis des millénaires, des états de siège qui ont ponctué l'Histoire partout dans le monde jusqu'à un passé relativement récent. D'interminables attaques sous-marines ont poussé les États-Unis au bord de la guerre du côté des Alliés pendant la Première Guerre mondiale. Il a ensuite suffi d'un télégramme pour les faire basculer dans le conflit. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la marine allemande a tenté d'étouffer l'économie et l'approvisionnement alimentaire de la Grande-Bretagne de cette façon, tout comme les États-Unis dans leur guerre contre le Japon. Ces deux actions de blocus, si elles avaient pu être menées à terme, auraient peut-être provoqué la capitulation de pays insulaires privés de leur commerce.

Pour les États-Unis, la guerre contre le Japon aurait peut-être été in fine inévitable. Cependant, le recours aux sanctions commerciales, quand les États-Unis ont suspendu les expéditions de pétrole vers le Japon en 1940, a été un facteur qui a pesé dans la décision japonaise d'attaquer Pearl Harbor le 7 décembre 1941. L'année précédente, le Japon avait envahi l'Indochine française (actuel Viet Nam), à la suite de quoi les États-Unis avaient imposé un embargo sur les exportations de pétrole vers le Japon. Ce dernier n'a pas pour autant renoncé à ses tentatives d'étendre davantage son contrôle sur le pétrole dans les Indes néerlandaises (actuelle Indonésie). Cherchant à dissuader les États-Unis de s'ingérer dans la poursuite de ses objectifs impériaux, le Japon a mis à exécution son attaque surprise contre la flotte du Pacifique des États-Unis à Hawaï.

Le commerce, par l'intermédiaire d'un embargo sur les exportations de céréales des États-Unis vers l'Union soviétique, a été utilisé pour tenter de stopper l'invasion soviétique en Afghanistan. Comme en conviennent de nombreux observateurs, ce fut un échec total. Le comportement de l'Union soviétique n'a pas changé, les exportations de produits agricoles des États-Unis ont été remplacées par des exportations de pays concurrents et la production en URSS a fini par s'en trouver augmentée (principalement en Ukraine).

La question de savoir si les sanctions économiques peuvent apporter la paix, ou si elles sont un simple signe avant-coureur ou conjoncturel de la guerre dépend des circonstances, lesquelles déterminent largement la réussite des politiques menées. C'est un sujet de vif débat parmi les historiens et les universitaires. Des exemples étayent les deux aspects de cette question.

Conclusion

Certains auteurs ont fait remonter l'origine de la théorie selon laquelle “le commerce peut promouvoir la paix” jusqu'à Plutarque(20) et Montesquieu.(21) En tant que spécialiste des politiques commerciales, pour ma part, la source la plus pertinente de cette théorie reste son plus ardent défenseur des temps modernes, Cordell Hull. Les accords de réduction tarifaire non discriminatoires qu'il a portés dans les années 1930 ont été conclus dans des conditions extrêmement défavorables. Ces efforts ont été accomplis au plus fort de la Dépression, une époque marquée par le populisme national et des menaces étrangères croissantes. Ces accords bilatéraux ont été les précurseurs du système commercial multilatéral, mis sur pied après la fin de la sanglante guerre mondiale. 

Après guerre, la théorie du commerce au service de la paix a été illustrée dans la pratique par un certain nombre de brillants exemples. La Communauté européenne du charbon et de l'acier et le Marché commun européen ont été fondés sur l'idée que le commerce pouvait assurer une paix durable. La promotion d'un commerce plus ouvert a été utilisée pour amorcer le processus de rétablissement de l'Allemagne après sa division. Quelques décennies plus tard, des accords commerciaux conclus entre parties rivales ont servi à trouver une issue à la guerre froide. Le commerce a apaisé les relations jusqu'à un certain point dans certaines régions du Moyen-Orient.

Au gré de son expansion sur le continent européen, l'Union européenne a fait l'expérience pratique de la promotion de la paix par l'intégration économique régionale. Ces efforts ont été appuyés dans le cadre de la politique définie aux États-Unis à partir du mandat du Président Harry Truman. En 2009, à l'occasion du 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, la Commission européenne a résumé sa politique, dans le cadre de laquelle le commerce n'est pas un simple détail, de la façon suivante:

L'élargissement … est placé au cœur du pouvoir d'influence de l'UE dans l'objectif d'étendre la zone de paix, de stabilité et de prospérité sur le continent. L'attrait exercé par l'UE a été indispensable à la transformation démocratique pacifique de l'Europe centrale et orientale, et reste le moteur des réformes menées dans les Balkans occidentaux et en Turquie. Il en va de notre intérêt vital d'exporter la stabilité dans notre voisinage.(22)

Au cours de la période 2004-2007, 12 nouveaux membres ont rejoint l'Union européenne. Ces adhésions ont été saluées par le Commissaire européen chargé de l'élargissement comme la réussite de la réunification entre l'Europe orientale et occidentale.

À l'OMC, on ne manque pas de témoignages selon lesquels le commerce au service de la paix est plus qu'un slogan; il s'agit d'un espoir pour un avenir meilleur. Ce message est formulé avec passion et conviction par les représentants des pays ayant récemment accédé à l'Organisation, comme l'Afghanistan et le Libéria, pas étrangers à l'absence de paix. Ce message présente un intérêt direct pour de nombreux pays touchés par des conflits qui s'efforcent de rejoindre l'OMC, y compris l'Iraq, le Soudan, le Soudan du Sud, la Somalie, l'Éthiopie et le Timor-Leste. Pour l'OMC, le commerce au service de la paix n'est pas un simple chapitre de notre histoire ancienne, c'est au contraire un thème plus que jamais d'actualité.

L'OMC est également le seul espace où des solutions peuvent être discutées et adoptées pour répondre à de nouvelles questions qui ont une incidence sur le commerce mondial. Il ne s'agit pas d'une organisation supranationale, mais internationale. Elle ne peut dicter de solutions internationales, mais elle peut servir d'outil pour les élaborer. L'OMC occupe une place importante dans la gestion des relations internationales. Ses Membres travaillent à la création de règles visant à traiter les questions relevant du commerce numérique. Son système de règlement des différends reste à disposition pour contribuer à la gestion des questions litigieuses, par exemple tout dernièrement entre l'Union européenne et la Chine, les États-Unis et la Chine, les États-Unis et l'Union européenne, la Russie et l'Ukraine, l'Arabie saoudite et le Qatar, et le Japon et la Corée. Elle n'a pas de réponse parfaite à apporter à toutes les questions bilatérales qui sont soulevées, mais elle peut jouer un rôle important et c'est ce qu'elle fait.

L'OMC demeure un lieu d'espoir pour les pays, qu'ils soient moins avancés, vulnérables, touchés par des conflits, industrialisés; pour tout pays en quête de progrès économique pour sa population, et cette dernière catégorie devrait tous les inclure. Martin Wolf a récemment écrit dans le Financial Times: “Je souhaite que l'humanité gère ses relations et sa fragile planète avec sagesse.” Avec de la bonne volonté, nous pouvons y arriver, et l'OMC a un rôle important à jouer pour transformer cette aspiration en réalité.

Notes:

  1. Entretien avec un ancien fonctionnaire allemand. retour au texte
  2. https://www.cia.gov retour au texte
  3. Note de bas de page n° 1 relative à la “politique du rayon de soleil”, Wikipédia.  https://en.wikipedia.org retour au texte
  4. D'après Zbigniew BrzezinskiPower and Principle: Memoirs of the National Security Advisor 1977–1981, (New York: Farrar, Straus et Giroux, 1983), p.88. retour au texte
  5. Citation tirée de “A Middle East Free Trade Area: Economic Interdependence and Peace Considered”, de Bessma Momani, doctorante, Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale, professeur assistante — Départements de sciences politiques et d'histoire de l'Université de Waterloo.
    https://web.archive.or
    retour au texte
  6. Ibid. retour au texte
  7. Observations de l'auteur, 16 juin 2020. Webinaire sur le thème “Trade for Peace” (“Le commerce au service de la paix”), organisé conjointement avec l'Institute for Economics and Peace. 
     https://www.wto.org/french/news_f/news20_f/ddgaw_16jun20_f.htm.
    retour au texte
  8. https://www.nisra.gov.uk/statistics/eu-exit-analysis/eu-exit-trade-analysis retour au texte
  9. https://www.nisra.gov.uk/ retour au texte
  10. https://www.thejournal.ie/readme/brexit-history-5001062-Jul2020/.Barry Whelan est historien spécialiste de l'histoire irlandaise et européenne du XXe siècle à l'Université de la ville de Dublin. Il est l'auteur de l'ouvrage Ireland's Revolutionary Diplomat: A Biography of Leopold Kerney (University of Notre Dame Press). retour au texte
  11. https://www.theatlantic.com retour au texte
  12. https://www.britannica.com retour au texte
  13. https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-52654166 retour au texte
  14. https://history.state.gov retour au texte
  15. https://news.gallup.com. retour au texte
  16. https://www.nytimes.com retour au texte
  17. https://www.history.com/ retour au texte
  18. https://www.nytimes.com retour au texte
  19. https://tcc.export.gov. retour au texte
  20. Né en 49 apr. J.-C. Il est intéressant de noter qu'il a consacré les 30 dernières années de sa vie à faire des prédictions sur l'avenir, en tant que prêtre du temple d'Apollon, à Delphes.  retour au texte
  21. https://link.springer.com/chapter/10.1057/9781137439802_2. Kamel A.M. (2015) The Trade-Peace Theory. In: The Political Economy of EU Ties with Iraq and Iran. The Political Economy of the Middle East. Palgrave Macmillan, New York. Montesquieu est né le 18 janvier 1689 et mort le 10 février 1755. retour au texte
  22. https://ec.europa.eu retour au texte

 

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