Découvrir ce qui se passe à l'OMC

NOUVELLES:  COMMUNIQUÉ DE PRESSE 1997

PRESS/77
25 septembre 1997

Inventer les routes commerciales de l'avenir: vers une économie sans frontières



On trouvera ci-après le texte intégral de l'allocution que prononcera M. Renato Ruggiero, Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce à la Conférence internationale sur la production industrielle (ICC), à San Francisco, le lundi 29 septembre 1997.
I

Avant Christophe Colomb, les pays du monde étaient séparés par les océans. Aujourd'hui, ceux-ci nous unissent. Des milliers de kilomètres de câbles à fibres optiques tissent des liens entre les océans et les continents et il en va de même des millions d'ondes sonores et de signaux électromagnétiques qui s'entrecroisent au-dessus de la planète dans l'atmosphère. Vingt-quatre heures sur 24, ce réseau planétaire transporte des contrats commerciaux, des transactions monétaires, des informations médicales, du matériel éducatif, et franchit instantanément les fuseaux horaires, les frontières et les cultures. Les nouvelles routes commerciales des années 90 sont les rayons laser et les faisceaux de rayonnements de satellites. La cargaison ne se compose pas de soie ni d'épices, mais de technologie, d'information et d'idées.

Cette économie interconnectée est en train de transformer le monde d'une manière plus fondamentale que la seule mondialisation des marchandises et de l'investissement ne peut en donner l'idée. Les technologies de l'information ont amené une révolution - dont les racines sont ici même, dans les laboratoires de la Silicon Valley - qui a multiplié la circulation de l'information à travers la planète, de sorte que le savoir est devenu un facteur de production plus important que le travail, le capital ou les matières premières. Cette révolution va non seulement influer sur la croissance de la productivité - elle va modeler de nouvelles relations entre les économies avancées et les économies en développement, un nouveau contrat entre les gouvernements et les citoyens et de nouveaux liens entre les gens, qui transcenderont les cultures, les classes et les nationalités.

Nul ne peut prédire avec certitude où vont nous conduire ces changements structurels profonds. Ce qui est clair, c'est que cette nouvelle économie fondée sur l'information, dégagée des nombreuses contraintes imposées par la distance, le temps et les ressources, a le potentiel d'ajouter une dimension nouvelle à l'intégration économique, une dimension "sans frontières" qui pourrait accélérer de manière spectaculaire la croissance et la dynamique du développement dans une grande partie du monde. Il est clair aussi qu'un bon nombre de nos anciens outils politiques ne pourront plus servir dans cette économie sans frontières - et que les nouveaux instruments de la coopération économique internationale, qui ignorent les frontières, comme l'OMC, prendront d'autant plus d'importance. C'est parce que nous entrons dans un monde nouveau et dans un nouveau type d'économie - avec des avantages mais aussi des risques considérables - que nous “Inventons l'avenir”.

II

Pour simplifier, l'économie mondiale a traversé deux phases de développement au cours des 50 dernières années, et elle s'engage dans une troisième phase, chacune nous rapprochant d'une économie globale plus intégrée et, dans certains secteurs, je dirais même sans frontières.

L'économie internationale. La meilleure définition que l'on puisse donner des trois décennies de l'après-guerre est peut-être celle d'une phase internationale de l'économie mondiale - et j'entends par là une ère d'échanges croissants entre un ensemble d'économies liées entre elles mais ayant encore un caractère essentiellement national. En 1950, l'essentiel de l'activité économique se déroulait encore à l'intérieur des frontières de l'Etat-nation - en fait, la part des échanges dans la production globale était de 7 pour cent seulement. Le commerce international se limitait essentiellement aux matières premières ou aux produits finis, et l'investissement consistait principalement à établir des succursales étrangères ("branch-plants") dans des économies nationales par ailleurs protégées.

L'économie mondialisée. A partir des années 70, puis à un rythme qui s'est accéléré dans les années 80, l'économie mondiale est entrée dans une deuxième phase de développement, que l'on appelle généralement aujourd'hui la phase de "mondialisation". Grâce aux progrès rapides des technologies de l'information et des communications, conjugués à l'abaissement systématique des obstacles au commerce mondial, les entreprises à dimensions mondiales ont pu fractionner le processus de production et en localiser les divers éléments sur différents marchés répartis dans le monde. L'aspect le plus caractéristique de la phase de mondialisation est la montée de l'investissement étranger. Le commerce n'est plus le seul ni même le principal véhicule servant à livrer les produits et les services au-delà des frontières; l'investissement est devenu une force d'intégration encore plus puissante, à mesure que les sociétés transnationales élargissent leur influence mondiale en établissant une présence directe sur les marchés étrangers. Les actifs cumulés de l'investissement étranger ont triplé depuis 1987 et dépassent les 3 000 milliards de dollars EU, tandis que les ventes annuelles que ces actifs génèrent ont rattrapé et dépassé la valeur des échanges mondiaux.

Mais le commerce se développe aussi avec la multiplication des transactions transfrontières à l'intérieur des groupes ou de leurs filiales, et avec l'élargissement des échanges à toutes les phases du processus de production - depuis les composants et les services jusqu'aux études techniques. Les échanges entre sociétés d'un même groupe transnational ou apparentées représentent aujourd'hui environ les deux tiers du commerce mondial. La part du commerce en pourcentage de la production mondiale a plus que triplé depuis 1950, passant de 7 à plus de 22 pour cent. Aujourd'hui, les entreprises font du commerce pour investir et investissent pour faire du commerce, à tel point que les deux activités font de plus en plus partie d'une stratégie unique, livrer des produits au-delà des frontières.

L'économie sans frontières. Alors que les années 90 touchent à leur fin, des signes nous annoncent que le processus d'intégration prend une dimension nouvelle, avec les technologies numériques et les réseaux de communication qui rendent possible une économie de plus en plus affranchie des frontières dans les secteurs-clés. Au cours des dix dernières années environ, le coût des télécommunications et de l'informatique a connu une baisse spectaculaire, alors que leur rapidité et leur capacité augmentaient. Un appel téléphonique transatlantique coûte aujourd'hui 1,5 pour cent de ce qu'il coûtait il y a 60 ans. La Banque mondiale prédit que, d'ici à l'an 2010, ce coût aura encore diminué des deux tiers, pour tomber à 3 cents la minute environ, c'est-à-dire que les télécommunications transatlantiques seront presque gratuites. Le coût de l'informatique a lui aussi connu une baisse spectaculaire, près de 100 pour cent depuis 1960. Un seul transistor, qui se vendait 70 dollars EU au milieu des années 60, s'achète aujourd'hui pour moins d'un millionième de cent. Cela a permis de rendre l'informatique accessible à des millions de gens ordinaires. En 1995, il s'est vendu environ 50 millions d'ordinateurs personnels dans le monde, contre 35 millions de voitures.

Ce qui symbolise le mieux cette économie de plus en plus libérée des frontières et fondée sur l'information est peut-être le réseau Internet. A la fois mondial et local, outil de communication et source de connaissances, Internet a vu sa taille doubler chaque année depuis sa création voici un quart de siècle. On compte déjà 55 millions de personnes branchées sur le réseau Internet dans le monde; d'ici à l'an 2000, leur nombre pourrait atteindre 550 millions, soit près de 10 pour cent de la population mondiale. Mais Internet n'est pas le seul circuit disponible. D'autres technologies comme les marchés financiers informatisés, le courrier électronique, les opérations bancaires par téléphone et l'échange électronique des données nous conduisent vers une économie ignorant de plus en plus les frontières, dont le moteur sera l'information.

Tout comme la mondialisation du commerce et de l'investissement ont modifié profondément l'industrie manufacturière depuis les années 80, l'avènement d'une économie sans frontières pourrait transformer les services ou les branches d'activité “à caractère intellectuel” d'une manière tout aussi spectaculaire - ces activités, qui représentent déjà plus de 70 pour cent du PIB dans de nombreux pays de l'OCDE et jusqu'à 50 pour cent dans certains pays en développement. Il y eut une époque où l'on considérait que la plupart des services étaient par essence non négociables, puisque le "produit" était représenté par les personnes - leur force musculaire ou leur intelligence - et que l'exportation exigeait une présence matérielle sur les marchés étrangers. Pour de nombreux services, ce dogme a complètement volé en éclats avec l'invention de la puce électronique.

Aujourd'hui, tout service qui peut être numérisé et transmis électroniquement peut être produit et livré pratiquement n'importe où dans le monde en l'espace de quelques secondes. Des centaines de milliers de consommateurs font déjà leurs achats sur le réseau pour les livres, les journaux en ligne, les produits vidéo et même les voitures, en restant assis chez eux devant leur ordinateur. Mais l'impact le plus révolutionnaire de l'électronique se fera sur le commerce entre sociétés d'un même groupe ou interentreprises. Les logiciels, l'information médicale, les programmes éducatifs, le traitement des données, les services juridiques et d'architecture, toutes ces branches d'activité pourraient faire partie d'un environnement de plus en plus concurrentiel et affranchi des frontières, dans lequel chaque pays, chaque entreprise opère sur un marché mondial “virtuel”.

III

Je voudrais seulement mentionner plusieurs éléments-clés qui vont caractériser cette nouvelle économie sans frontières. Le premier est qu'elle ignore de plus en plus la géographie, le temps et les frontières. Le commerce jusqu'à présent était façonné par les réalités de la géographie, qui faisaient partie de l'avantage comparatif d'un pays. Aujourd'hui, dans des secteurs importants, les échanges vont être modelés par l'absence de géographie. Cette conquête technologique du temps et de l'espace aura de profondes répercussions économiques. Le coût des transactions pour les consommateurs et les entreprises va chuter rapidement avec la contraction des nombreuses étapes qui interviennent entre acheteur et vendeur - distribution, vente, détail. Quant à la durée des transactions, elle va diminuer encore plus vite, ajoutant toute une dimension nouvelle aux méthodes de production en flux tendu ou “juste à temps”. Le plus significatif sera certainement l'abaissement des obstacles et des coûts à l'entrée sur les marchés - ou au démarrage d'une nouvelle affaire - qui permettra à un plus grand nombre de fournisseurs de pénétrer sur un marché. Non seulement les consommateurs vont bénéficier de cette compétence accrue, mais les petites et moyennes entreprises, comme les sociétés multinationales, vont désormais jouer pleinement leur rôle sur le marché mondial.

Les frontières seront l'autre victime potentielle du commerce électronique. L'échange électronique de logiciels, de services ou d'information se fait aujourd'hui sur ce qui est quasiment un marché mondial unique, un marché qui se définit non par des produits, de la paperasserie et des contrôles à la frontière, mais par des bits électroniques et des rayons laser. Il y a plusieurs années que Robert Reich a posé la question de savoir ce que désigne le terme “nous” à l'heure de l'intégration globale. En d'autres termes, la nationalité économique aura-t-elle encore une importance dans un monde où l'on ne pourra plus démêler l'écheveau de la valeur ajoutée globale?

La question de Reich se pose encore davantage dans une économie numérique, qui fonctionne dans le cyberespace et n'a pas de réalité physique, encore moins de nationalité. Par exemple, quelle est la nationalité d'un progiciel dont la capacité est augmentée à Delhi pour le compte d'une société située à Seattle et qui est téléchargé via Internet à Beijing? Ce type de questions va dorénavant se poser de plus en plus souvent, et les gouvernements devront définir une stratégie et des mesures touchant l'applicabilité des règles d'origine, les moyens de faire appliquer les réglementations et les normes, le recouvrement de l'impôt sur les détaillants et consommateurs opérant dans le cyberespace.

La deuxième caractéristique est que l'information devient de plus en plus une ressource décisive et le moteur essentiel du processus d'intégration. L'information est aujourd'hui la clé d'accès à l'économie mondiale. Tout comme la vague montante des échanges et de l'investissement a été la première à alimenter la mondialisation dans les années 80, c'est aujourd'hui l'accès à la technologie, et la concurrence pour l'obtenir, qui modèle l'économie sans frontières. Cette diffusion de la technologie n'est évidemment pas un processus nouveau - l'histoire du progrès de l'homme au cours des siècles est en grande partie celle de la mise au point et de l'application généralisée des techniques. La nouveauté, c'est la manière dont un réseau grandissant d'ordinateurs, de téléphones et de télécopieurs est en train d'accélérer le processus et d'en élargir la portée. Cette économie qui a pour moteur l'information est fondamentalement différente de l'économie traditionnelle fondée sur la terre, le travail et le capital. Elle n'est liée à aucune région, à aucun pays. Elle est mobile. Elle peut se développer n'importe où, car elle fait table rase de nombreuses caractéristiques en fonction desquelles se définissait le potentiel économique autrefois.

Cette économie tirée par le savoir n'est pas en train de prendre la place d'autres activités économiques; les usines et l'agriculture ne vont pas disparaître, les logiciels ne vont pas prendre la place de la nourriture que nous mangeons ni des voitures que nous conduisons. Mais la technologie est en train de modifier la manière dont nous produisons les choses, parfois de manière tout à fait spectaculaire. Prenons même la plus traditionnelle des activités économiques, l'agriculture, qui se pratique depuis l'aube de l'humanité. La mécanisation, la biotechnologie, les transports et les technologies de l'information sont en train de transformer de fond en comble la production et la distribution agricoles, au point que l'agriculture moderne est parfois plus proche d'une activité de service qu'elle ne l'est de l'agriculture traditionnelle. Et on peut dire que la même transformation est en cours dans les industries extractives, la sylviculture, les transports et d'autres branches d'activité.

Il en résulte un brouillage de nombreuses distinctions que l'on faisait autrefois entre le secteur manufacturier et les services, les produits et les procédés, les économies dites “de haute technologie” et les économies fondées sur des industries ou des ressources plus traditionnelles. Mais le résultat le plus important, c'est davantage de croissance et davantage d'emplois. Aux Etats-Unis, par exemple, les emplois dans le secteur des technologies de pointe ont représenté de 20 à 25 pour cent de la croissance des salaires et des revenus réels en 1996. Du côté de la production, la part de ce secteur dans le PIB s'est chiffrée à 420 milliards de dollars en 1996, soit une augmentation de 15 pour cent par rapport à 1995.

Cela nous amène à une troisième caractéristique: l'économie sans frontières a le potentiel d'aplanir les relations entre les pays et les régions. Bill Gates a prédit l'avènement de l'ère du “capitalisme harmonieux”, selon l'idée que la liberté et l'égalité d'accès à l'information va nous rapprocher plus que jamais auparavant d'un marché parfait. Je voudrais ajouter un autre potentiel, celui de donner une dimension nouvelle à l'égalité des chances. Au niveau individuel, les anciennes divisions entre capitalistes et travailleurs sont de plus en plus floues du fait que les gens ordinaires sont de plus en plus nombreux à posséder les nouveaux “moyens de production” - c'est-à-dire l'éducation, les compétences et le savoir-faire nécessaires pour diriger une économie avancée, dont le moteur est l'information. Et au niveau mondial les anciens clivages entre le Nord et le Sud laissent la place à de nouvelles différences entre les pays qui adoptent la technologie et la mondialisation, et ceux qui restent en arrière; ou, selon les termes employés par Jean-François Rischard de la Banque mondiale, entre “les pays qui suivent et ceux qui ne suivent pas, les pays qui apprennent et ceux qui restent immobiles, les pays branchés et les pays laissés-pour-compte, les pays fiables à 100 pour cent et ceux qui ne le sont pas”.

Une économie mondiale de plus en plus “branchée” a le potentiel de réduire encore l'écart qui sépare les régions et les pays ayant déjà eu accès à la technologie et à l'information, et les nombreux autres qui ne l'ont pas eu. L'accès aux télécommunications se développe rapidement; un milliard de personnes, soit près d'un cinquième de l'humanité, auront accès au téléphone au tournant du siècle, c'est-à-dire que l'idée d'avoir “un téléphone dans chaque village” va devenir réalité. Les programmes de lancement de satellites qui sont en cours actuellement, une douzaine environ, vont pratiquement éliminer les contraintes liées à la largeur de bande et ramèneront le coût des liaisons à quelques dollars par station en l'espace d'une décennie. De nombreux pays en développement pourront “sauter” des étapes entières du développement et entrer directement dans la toute dernière génération de la téléphonie sans fil - faisant ainsi l'économie des énormes dépenses qu'implique la construction des infrastructures basées sur le câble en cuivre. Aujourd'hui, plus de 80 pour cent de la population mondiale ne peut pas téléphoner; bientôt, ces gens auront accès non seulement aux communications de pointe, mais aussi aux programmes éducatifs, aux services médicaux et à l'information technique que véhiculent ces réseaux.

Il ne s'agit pas là de prédictions concernant un avenir lointain - ces mutations sont déjà en cours. Nous les voyons aujourd'hui avec le déplacement significatif de la puissance économique vers le Sud et vers l'Est, déplacement qui aura à l'échelle mondiale des répercussions politiques aussi spectaculaires que la chute du mur de Berlin. La Banque mondiale prévoit un taux de croissance de 5 à 6 pour cent par an dans les pays en développement d'ici à 2020, cela veut dire que la part des pays en développement dans la production mondiale, qui était de 16 pour cent environ en 1992, va presque doubler pour atteindre 30 pour cent en 2020. Ce que montrent ces chiffres, entre autres choses, est l'accélération du rythme de développement. Le niveau d'industrialisation que la Grande-Bretagne a mis 150 ans à atteindre, et les Etats-Unis 100 ans, a été atteint par les tigres asiatiques en moins d'une génération, ce qui représente le processus de développement le plus rapide de l'histoire économique. Et cette durée continue de s'amenuiser. Dix pays en développement, qui totalisent près de 30 pour cent de la population mondiale, soit 1,5 milliard d'habitants, ont vu leur revenu moyen par habitant plus que doubler entre 1980 et 1995. Avec la diffusion des technologies de l'information, ce processus d'industrialisation est en passe de s'accélérer et de s'élargir encore davantage.

Un progrès économique et technologique aussi remarquable a un véritable impact sur la vie quotidienne des gens. Le PNUD nous rappelle que la pauvreté a reculé davantage au cours des 50 dernières années qu'elle ne l'a fait au cours des cinq derniers siècles. Depuis 1960, les taux de mortalité infantile ont été presque réduits de moitié. Les taux de malnutrition ont diminué de près d'un tiers. D'ici à la fin du siècle, on aura fait baisser de près des deux cinquièmes l'analphabétisme chez les adultes et 4 à 5 milliards de personnes auront accès à un enseignement élémentaire et à des soins de santé de base. Fait encore plus notable, le PNUD évoque la possibilité d'éradiquer la pauvreté mondiale au début du siècle prochain, une idée utopique il y a quelques décennies encore, mais une réelle possibilité aujourd'hui.

IV

L'OMC va et doit jouer un rôle de premier plan dans ce monde interconnecté. Il existe un lien évident et indivisible entre la dynamique du progrès technologique à notre époque et celle de la libéralisation de l'économie mondiale et il appartiendra à l'OMC, dans le cadre de son futur programme de travail, de préserver ce lien. Il existe aussi une relation évidente entre l'approfondissement de l'intégration économique et technologique et la nécessité d'avoir des règles globales pour gérer notre interdépendance, règles que seul le système commercial multilatéral peut offrir. Le programme de la présente Conférence énonce plusieurs domaines dans lesquels les mutations économiques sont synonymes à la fois de possibilités nouvelles mais aussi de difficultés nouvelles. Permettez-moi maintenant de présenter brièvement de quelle manière le système de l'OMC montre la voie.

Gérer la frontière technologique. En premier lieu, il y a les progrès réalisés dans la libéralisation des nouveaux secteurs de l'économie mondiale, qui contribuent à élargir et à enrichir la circulation des technologies et de l'information dans le monde. Cette année seulement, nous sommes parvenus à des accords prévoyant la libéralisation à l'échelle mondiale des services de télécommunication et des produits des technologies de l'information, dont les échanges équivalent au commerce mondial de l'agriculture, de l'automobile et des textiles confondus. Il s'agit en fait d'un nouveau Cycle qui n'en a pas le nom. Mais, chose plus importante, un pas important a été franchi pour faire entrer le commerce des produits de la technologie du siècle prochain dans un système fondé sur des règles et doté des moyens de les faire respecter. Telle est la contribution que seule l'OMC peut faire à une plus grande prévisibilité de l'évolution économique.

Mais la “frontière technologique” ne cesse d'avancer, ce qui fait peser des pressions nouvelles sur le système des échanges qui doit suivre le rythme. Dans un discours récent, le Président Clinton a souhaité la négociation d'une zone de libre-échange sur le réseau Internet. Une telle négociation serait une étape importante dans nos discussions sur les questions commerciales à inscrire à l'ordre du jour pour le XXIe siècle et dans notre action pour élargir encore le mouvement mondial vers le libre-échange dans l'information. Cependant, si Internet offre une nouvelle frontière prometteuse et avantageuse où les affaires pourront être menées sur un réseau mondial continu de liaisons électroniques, il ne faut pas croire pour autant que les gouvernements n'ont pas de préoccupations légitimes à faire valoir ni de responsabilités à assumer. Ces gouvernements ont leur mot à dire dans ce domaine. Parmi les questions les plus importantes qu'ils doivent se poser au sujet du commerce électronique, on citera celles qui concernent le respect de la vie privée, la protection de la propriété intellectuelle, la politique fiscale et la réglementation dictée par des considérations d'intérêt général. Mais il faudra bien faire la distinction entre l'intervention légitime et les distorsions motivées par le protectionnisme. Il faudra donc étudier soigneusement les implications du commerce électronique eu égard aux responsabilités des pouvoirs publics.

A l'OMC, notre préoccupation immédiate cette année est de faire aboutir au mois de décembre les négociations globales sur les services financiers. La libéralisation du secteur financier et la mise en place d'un système financier mondial fort et stable sont les deux volets d'un même diptyque. La libéralisation appelle l'investissement, lequel signifie un meilleur accès aux capitaux, aux connaissances et à un réseau financier mondial interactif. Les engagements de libéraliser les services financiers dans le cadre de l'AGCS ne vont en aucune façon compromettre la faculté qu'ont les Membres de l'OMC d'appliquer de saines politiques macro-économiques et de réglementation. Au contraire, les engagements de libéraliser exigent l'adoption de telles politiques, qui sont la condition sine qua none d'une bonne santé pour le secteur financier sain. Il est clair qu'on ne peut pas tout faire tout de suite. Et beaucoup de pays n'en sont qu'au début du processus de réforme interne. Mais la libéralisation des échanges, avec des engagements à terme, même si dans certains cas leur exécution doit être échelonnée, peut aider à la mise en place d'un processus de réforme plus large, et lui donner une crédibilité essentielle à son succès et sa stabilité.

Il y a un autre point à ne pas perdre de vue au moment où nous commencerons à définir le programme de libéralisation pour le siècle à venir. Sans méconnaître l'important potentiel qui s'offre pour le commerce sans frontières, nous ne devons pas oublier les nombreux domaines du commerce international où les frontières ne sont que trop réelles, comme l'agriculture, les textiles ou les produits industriels, et les nombreux pays dont le bien-être économique dépend d'une plus grande ouverture du commerce dans ces secteurs. Si nous ne sommes pas capables d'avancer en prenant en charge à la fois les préoccupations anciennes et les nouvelles, celles des pays en développement comme des pays développés, nous risquons de voir se fragmenter l'économie mondiale et se creuser encore l'écart entre les pays "branchés" sur la mondialisation et ceux qui restent en marge.

Intégrer les marchés émergents - Espoirs et écueils. Le deuxième élément-clé de l'ordre du jour de l'OMC est l'élargissement de sa composition. Non seulement l'économie sans frontières multiplie nos relations, elle les élargit aussi. Les liens se resserrent avec les pays en plein essor d'Asie, d'Amérique latine et maintenant d'Afrique, ce qui crée d'immenses possibilités, mais également d'énormes problèmes d'intégration, d'ajustement et de stabilité. Votre document de conférence fait valoir à juste titre que la croissance future de la Chine, de l'Inde ou des pays du MERCOSUR dépendra “du maintien de la stabilité économique et politique et de la poursuite du processus de réforme”. Tous ces pays sont aux prises avec d'importants problèmes d'ajustement économique et social. La modernisation de la Chine va nécessiter à elle seule des importations de matériel et de technologie totalisant environ 100 milliards de dollars EU par an, et ses dépenses d'infrastructure au cours des cinq dernières années de la présente décennie pourraient se chiffrer à 250 milliards de dollars EU. Pour la Chine et les 27 autres candidats, l'accession à l'OMC est un élément-clé du processus de réforme interne, elle leur apporte la sécurité d'accès aux marchés mondiaux, un système de règlement des différends obligatoire et un siège autour de la table où continuent à s'élaborer les règles du commerce du XXIe siècle.

Aider ceux qui sont en marge de l'économie mondiale. L'universalité présente une autre dimension importante. Il s'agit de la nécessité de faire en sorte que chacun soit inclus dans la nouvelle économie dont le moteur est l'information, non seulement pour empêcher les plus pauvres d'être encore plus marginalisés, mais pour aider chacun de nous à profiter des possibilités qu'offre l'intégration technologique et économique. Le passage qui s'opère aujourd'hui de la production industrielle à la production des connaissances exige des compétences plus neuves et beaucoup plus pointues qu'il n'en a fallu au siècle dernier pour passer de la ferme à l'atelier. Les gouvernements doivent donc trouver aussi des méthodes nouvelles pour relever le défi du développement, c'est-à-dire ne pas se contenter d'investir dans l'industrie et les infrastructures, mais investir dans les gens.

Le mois prochain, l'OMC va tenir une Réunion de haut niveau avec la CNUCED, le Centre du commerce international et les grandes institutions financières multilatérales afin d'élaborer une nouvelle approche intégrée face au problème de la marginalisation des pays les moins avancés. L'un des objectifs visés, que l'OMC est pratiquement en passe d'atteindre, consiste à faire un usage beaucoup plus large des nouvelles technologies pour donner une plus large diffusion et plus d'efficacité à l'assistance technique et à l'information. L'objectif plus vaste consiste à intégrer nos politiques et à mobiliser nos efforts en faisant concorder l'assistance technique avec le renforcement des capacités et l'accès aux marchés pour élaborer une stratégie concertée en faveur du développement.

V

L'approche du cinquantième anniversaire du système multilatéral nous offre la possibilité d'être aussi inventifs pour bâtir cette économie de plus en plus globale et libérée des frontières que l'ont été nos prédécesseurs il y a un demi-siècle en construisant le système international d'après guerre. Voilà ce que signifie “inventer l'avenir”. On aurait tort de sous-estimer les nombreux problèmes liés aux structures et à la concurrence qui se posent dans l'économie mondiale actuelle. Il faut que les gouvernements et les institutions internationales s'y attaquent en coopération.

On aurait tout aussi tort de méconnaître le fait que, si les tendances actuelles se maintiennent, nous avons le potentiel de faire doubler les échanges mondiaux en l'espace d'une décennie et de doubler aussi la production et les ressources mondiales en l'espace de deux décennies, avec un taux de croissance dans les pays en développement égal au double de celui des pays avancés. Nous avons le potentiel pour créer l'égalité d'accès à l'éducation et à l'information, en particulier pour le monde en développement, ce qui à son tour va créer l'égalité des chances. Et derrière tout cela, il y a le potentiel que nous avons de surmonter les obstacles, non seulement de la géographie, mais aussi ceux de la politique, de la richesse et du savoir, qui séparent depuis trop longtemps nos différents mondes. On n'a encore jamais vu se conjuguer autant de possibilités qu'aujourd'hui où l'économie de marché, dans toute sa diversité, domine l'évolution de toute l'économie mondiale. Jamais auparavant une génération n'avait détenu un plus grand pouvoir de créer un monde meilleur.

Mais détenir un grand pouvoir de façonner l'avenir, c'est aussi assumer une grande responsabilité. Il nous manque un message clair nous indiquant quelles sont les grandes possibilités de cette période de mutation, car le message qui domine aujourd'hui est trop étroitement axé sur les difficultés. Il faut renverser cette tendance. J'espère que le cinquantième anniversaire du système commercial multilatéral, qui sera marqué par une célébration de haut niveau, au mois de mai prochain, à Genève, nous offrira cette occasion. Faute de quoi, le prix à payer sera un monde divisé. Nous n'aurons pas une coopération internationale fondée sur des règles, mais une anarchie internationale ancrée sur la puissance. Nous n'inventerons pas l'avenir, mais nous retournerons au passé, avec ses conflits, ses divisions et ses tragédies. La voie que nous choisirons dépendra de notre vision de l'avenir, mais aussi de la sagesse dont nous ferons preuve.

Le moment que nous vivons aujourd'hui n'est pas sans rappeler celui qu'a choisi Christophe Colomb il y a un demi-millénaire. Tout comme la conquête des océans, au XVIIe siècle, a ouvert une période de développement rapide en Europe et dans le Nouveau Monde, je pense que notre toute dernière conquête sur la géographie pourrait marquer le début d'une période de développement tout aussi dynamique pour le monde. Mais pour découvrir ce nouveau monde, il nous faudra trouver des moyens nouveaux pour canaliser nos énergies collectives, et être aussi visionnaires et aussi aventureux que les explorateurs intrépides qui ont ouvert les routes du commerce d'antan.