Monsieur le Recteur,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs les doyens et les professeurs,
Chers étudiants,
Mesdames, Messieurs,
En m'accordant ce grade
de docteur honoris causa, l'Université de Montréal me fait un grand
honneur. Et pour célébrer cet évènement et ce lieu, à la culture et à
l'histoire si riche, si unique, îlot francophone dans une mer anglophone,
j'ai choisi de traiter d'un thème qui m'est cher. Un thème qui m'habite
tous les jours en tant que dirigeant d'une organisation internationale
perçue par beaucoup comme un des fers de lance d'une globalisation
anxiogène. Un thème qui, en réalité, nous concerne tous, nous qui sommes
citoyens d'un monde en changement perpétuel.
J'ai choisi aujourd'hui d'échanger avec vous quelques propos sur les
relations entre globalisation et identité.
La globalisation, qui
façonne inéluctablement nos sociétés, serait-elle une menace pour
l'identité ? A en croire nombre d'observateurs, le vent de la
globalisation balaierait tout sur son passage, déracinant les identités
et cultures qui ont, pendant des siècles, modelé les rapports humains,
faisant table rase des valeurs et des coutumes locales, et laissant
derrière lui un terrain désolé et irrémédiablement plat, pour reprendre
l'expression bien connue de Thomas Friedman. La globalisation serait
synonyme d'une uniformisation appauvrissante et donc amoindrissante.
Les exemples illustrant
cette thèse foisonnent. Grâce au développement spectaculaire des moyens
de transport et des nouvelles technologies de l'information, notre terre
serait devenue un village dont les habitants adoptent des modes de vie
et de consommation de plus en plus similaires. Que l'on habite Paris ou
Brasilia, Shangai ou Montréal, les mêmes chaînes de restauration et de
vêtements envahissent les quartiers commerçants, les mêmes films
inondent nos écrans, les mêmes musiques accaparent nos ondes. Il n'est
pas un lieu, même le plus reculé, où l'on ne trouve une bouteille de
Coca ou de Pepsi-cola pour assouvir sa soif.
Cette globalisation
souvent perçue comme envahissante, uniformisante, menaçant les identités
multiples qui composent notre monde et en font la richesse conduirait à
des sursauts identitaires, contre-réactions au sentiment de domination
d'une culture sur une autre, de dépossession de ce qui fait de chacun
d'entre nous un être unique au monde. Dans un espace où les frontières
physiques sont diluées, emportées par le flot technologique,
l'identification à un lieu, à un groupe deviendrait le seul refuge pour
briser la lame de l'uniformité, le seul réduit de la différence.
Le retour des
nationalismes, l'émergence ou le retour en force de mouvements
politiques qui aspirent à défendre une identité nationale, ethnique ou
religieuse n'en sont-ils pas la preuve tangible ? Comme si le désir
d'inclusion ne pouvait s'assouvir que par l'exclusion.
La question mérite d'être
posée. Il est en effet tentant de voir dans les évènements que je viens
de citer l'avènement d'un “choc des civilisations” selon la célèbre
phrase de Samuel Huntington.
Mais y a-t-il vraiment
conflit. Globalisation et identité forment-elles deux univers différents,
aux antipodes l'un de l'autre? Les nouvelles technologies de
l'information, les mouvements de capitaux, l'ouverture commerciale, les
chaînes de production sans cesse plus mondialisées qui accompagnent la
globalisation de nos économies font fi des frontières et de la proximité.
L'identité, au contraire, est enracinée dans un lieu, une histoire, une
culture, des valeurs, une langue, une croyance. La globalisation incarne
le mouvement, le changement perpétuel; l'identité incarne l'ancrage.
L'identité est sédentaire, alors que le progrès technologique est nomade.
L'identité, faite
d'appartenances, demeure sertie dans des proximités cimentées par
l'histoire. Ce n'est, je pense, pas un hasard si l'adage “je me souviens” orne les plaques d'immatriculation des voitures québécoises. L'identité
québécoise repose sur une langue, une culture, des institutions et une
histoire particulières enchassées dans un espace spécifique.
Ces deux univers qui
paraissent si différents et que tout semble opposer, sont-ils
inéluctablement condamner à se heurter ?
Non, si l'on aménage
correctement leurs relations.
Non, si l'on permet aux
identités de s'exprimer.
Non, si l'on préserve des
marges de manœuvre au niveau global qui leurs permettent d'exister, de
devenir des “identités projet” plutôt que des “identités résistance”,
des identités qui en retour œuvrent au développement d'une globalisation
respectueuse des uns et des autres.
Il y a, à mes yeux, trois
manières d'aménager les relations entre globalisation et identités.
La première consiste à
engager une réflexion sur les valeurs globales, les valeurs qui guident
nos actions, que nous habitions Ouagadougou ou Moscou. Ces valeurs sont
de trois ordres. Il y a tout d'abord, et je vous prie de m'excuser pour
l'anglicisme, le “togetherness”, communément traduit en français par “intimité” ou
“camaraderie”, mais qui, en matière de gouvernance, signifie le
sentiment partagé d'appartenance à une communauté
Ce sentiment,
généralement fort au niveau local, à tendance à s'affaiblir de manière
significative à mesure que l'entité considérée s'élargit. Combien de
personnes répondraient aujourd'hui à la question de savoir de quel pays
elles viennent en notant qu'elles sont “citoyens du monde”, à l'instar
de Diogène de Sinope, philosophe grec de l'Antiquité ?
Il y a ensuite le “common believing” ou “croyances communes”, faites de valeurs partagées. La
notion de croyances communes, longtemps étrangère à nos sociétés, s'est
imposée avec force après la Seconde Guerre mondiale. L'adoption en 1945
de la Charte des Nations Unies fut la première pierre d'un édifice de
valeurs, de principes communs qui n'a cessé depuis de grandir et de se
renforcer. Diverses déclarations et pactes, tels que la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme de 1948, et les pactes internationaux
de 1966 relatifs aux droits sociaux, économiques et culturels, et aux
droits civils et politiques sont venus compléter la Charte des Nations
Unies, créant petit à petit un socle de valeurs partagées aux quatre
coins du monde.
La dissémination des
valeurs des droits de l'homme et des droits économiques et sociaux dont
ils sont, à mon sens, inséparables, est indéniablement un des succès les
plus spectaculaires de la globalisation : ces valeurs, confinées au
lendemain de la guerre mondiale aux cercles d'élites éduquées, sont
maintenant connues et défendues jusque dans les villages les plus
reculés. Mais ces instruments ont été conçus à un moment où les mailles
de la globalisation étaient plus lâches qu'aujourd'hui et leur mise en
œuvre demeure à bien des égards approximative.
Des ajustements, un
renforcement de ce socle de valeurs serait, à mes yeux, souhaitable.
C'est d'ailleurs du même constat qu'est partie la Chancelière Angela
Merkel, lorsqu'elle a proposé au G20 de Londres la création d'une Charte
pour une Activité Économique Durable, Charte qui fut adoptée au G20 de
Pittsburg. Cette Charte, qui énonce un certain nombre de valeurs
communes aux membres du G20 en matière économique, est un effort louable
pour établir un “nouveau contrat économique mondial”, afin d'enraciner
la globalisation économique dans des principes et des valeurs éthiques
qui donneraient de nouveau aux citoyens l'assurance requise que la
globalisation peut promouvoir le progrès.
Ce n'est d'ailleurs pas
un hasard si des discussions sur des valeurs telles que la notion de
développement, par exemple, se sont imposées comme un élément central
des négociations actuelles au sein de l'Organisation que je dirige. Ce
n'est pas un hasard non plus si la question des droits de l'homme est
soulevée de manière régulière à l'Organisation mondiale du commerce.
Il y a enfin les “global
civics”, l'idée que dans un monde de plus en plus interdépendant, où les
actions des uns ont inévitablement un impact sur le bien-être des autres,
notamment dans le domaine environnemental, chacun de nous à une
responsabilité civique à l'égard des autres. Les réflexions sur la
manière de promouvoir cette responsabilité civique globale n'en sont
encore qu'à leur balbutiement, mais mériteraient que l'on s'y attarde
davantage.
La deuxième manière de
mieux prendre en compte la dimension identitaire au niveau global passe
par la négociation d'accords globaux spécifiques permettant l'expression
des identités.
Je pense en particulier
à la Convention de l'UNESCO sur la Diversité Culturelle de 2005 dont le
Québec et la Canada ont été de fervents défenseurs.
Cette Convention fait
maintenant partie intégrante de l'arsenal de règles qui régissent les
relations internationales. Tous les Membres de l'OMC, à l'exception des
États-unis, de l'Australie et d'Israël, ont d'ailleurs ratifié la
Convention, et se trouvent ainsi liés, tant par les obligations
auxquelles ils ont souscrits dans ce cadre, que par les règles
auxquelles ils ont souscrits à l'OMC.
Enfin, la troisième
manière de permettre l'expression des identités dans un monde globalisé
consiste à intégrer au sein des règles qui encadrent la globalisation
des flexibilités, à préserver des marges de manœuvre dans des cas
précis.
L'OMC, qui pour nombre de
personnes constitue le symbole de la globalisation, est un bon exemple à
cet égard. Nombre de flexibilités ont en effet été incorporées dans les
accords de l'OMC. L'accord régissant le commerce des services, par
exemple, laisse une marge de manœuvre considérable aux Membres de l'OMC.
Ces derniers sont libres d'exclure du champ de leurs engagements
d'ouverture commerciale les secteurs de leur choix. La très grande
majorité des Membres, dont le Canada, ont ainsi choisi de ne pas prendre
d'engagements en matière de services culturels afin de préserver
l'espace qui leur semblait nécessaire pour protéger et promouvoir un
domaine qui, pour eux, constitue un élément clé de leur identité.
Un certain nombre de
Membres de l'OMC, dont le Canada, soutiennent d'ailleurs de manière
active leur industrie culturelle, au nom de la défense de leur identité,
via des quotas minimaux de “contenu national” aux films, à la télévision
ou encore à la radio, et des exonérations ou des subventions aux
industries de l'audiovisuel. L'objectif qui sous-tend ces politiques,
contestées par certains, est à chaque fois le même : promouvoir
l'expression des cultures et des identités locales.
Outre les flexibilités en
matière d'engagements que je viens d'évoquer, l'accord sur le commerce
des services de l'OMC permet au local de s'exprimer via le système des
reconnaissances mutuelles que l'accord encourage. Le gouvernement du
Québec a ainsi signé avec la France plusieurs accords de reconnaissance
mutuelle concernant les qualifications professionnelles.
A la demande de certains
Membres, des discussions sont également en cours afin d'examiner la
question de la protection des connaissances traditionnelles et du
folklore. L'enjeu de ces discussions est, pour leurs promoteurs,
d'éviter que les connaissances traditionnelles et le folklore,
considérés comme des éléments clés de l'identité des populations
indigènes, ne se trouvent broyées par ce que d'aucuns considèrent comme
le rouleau compresseur de la marchandisation.
Enfin, je ne peux venir
ici sans évoquer la question agricole, qui je le sais vous tient à cœur,
ce domaine étant crucial pour l'économie de votre Province et pour celle
du Canada auquel elle appartient, quatrième exportateur agricole au
monde. Les négociations sur l'agriculture, comme vous le savez
probablement, continuent de suscitent depuis longtemps des controverses
à l'OMC.
Pour nombre de Membres de
l'OMC, l'agriculture n'est en effet pas une activité économique comme
les autres. Les produits agricoles ne peuvent, à leurs yeux, pas être
traités de la même manière que les voitures ou les chemises. Pour les
tenants de la “spécificité agricole”, l'économie agricole ne s'arrête
pas à la production d'alimentation. Elle touche à la sécurité
alimentaire, à la protection de l'environnement, au bien-être des
animaux. Elle s'inscrit dans un mode de vie, une culture. Elle fait,
d'une certaine manière, partie intégrante de l'identité d'un groupe,
d'un pays. Il n'est dès lors pas surprenant que les négociations sur
l'agriculture soient si sensibles au sein de l'OMC.
Si construire un
compromis dans ce domaine n'est pas chose aisée, des grandes lignes se
dessinent. Les Membres de l'OMC reconnaissent le rôle clef que joue le
commerce international en tant que courroie de transmission entre les
terres d'opulence et les terres de pénurie. Et tous sont d'avis qu'il
est important que la concurrence dans ce domaine soit loyale, que les
subventions qui perturbent le commerce international soient disciplinées,
que les distorsions les plus flagrantes, qui affectent en premier lieu
les pays en développement qui disposent d'un potentiel agricole
considérable, soient éliminées. Je veux parler ici des subventions à
l'exportation qui ont ravagé certaines productions dans les pays en
développement, des subventions internes qui faussent les échanges, ou
encore des protections douanières particulièrement élevées qui entravent
l'accès aux marchés des pays en développement.
Mais tous acceptent
également l'idée d'un traitement différencié de l'agriculture, l'idée
que la diversité des modes de production agricole ne permet pas une mise
en concurrence totale. L'agriculture de subsistance a en effet peu de
choses en commun avec le commerce international agroalimentaire !
Le compromis qui se dessine ainsi à l'OMC traite l'agriculture de
manière spécifique. Même après la finalisation du présent cycle de
négociations, l'agriculture continuera à faire l'objet d'un traitement
particulier.
Voici quelques unes des
pistes que je souhaitais évoquer avec vous ce soir pour sortir du
discours fataliste que nous entendons trop souvent sur la relation entre
globalisation et identité.
Non, la globalisation
n'est pas nécessairement une menace pour l'identité, un rouleau
compresseur qui aplatirait, anéantirait, annihilerait les identités.
Non, “l'identité résistance” n'est pas une fatalité. Si les relations
entre globalisation et identité sont pensées et débattues au niveau
global avec esprit d'ouverture et avec sensibilité, si des espaces sont
aménagés afin de permettre aux identités de s'exprimer dans un cadre
global, la globalisation peut, au contraire, être une chance, une
opportunité. Une globalisation respectueuse des valeurs, des cultures,
des histoires multiples qui forment la trame de notre monde est
possible. Il appartient à chacun de nous d'œuvrer en ce sens pour une
“identité
projet”.
Quoi de mieux pour
conclure ce propos sur l'importance de penser les identités au niveau
global que ces quelques vers du poète québécois, Yves
Beauchemin, Membre de l'Académie des lettres du Québec, qui écrivit
:
“Mon pays, c'est une façon de vivre et de sentir, de construire et de
manger,
De rire et de penser, d'écrire et de chanter,
Une façon d'être au monde
Ouverte sur les milliers de façons
Qu'il y a d'être un humain sur cette terre.”
Propos auxquels je
répondrai en citant la philosophe Simone Weil :
“c'est un devoir pour chaque homme de se déraciner pour accéder à
l'universel, mais c'est toujours un crime de déraciner l'autre”.
Je vous remercie de votre
attention.
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