NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

Conférence 2011 au Panglaykim Memorial, Center for Strategic and International Studies

POUR EN SAVOIR PLUS:
> Allocutions: Pascal Lamy

  

Mesdames et Messieurs,
Chère Mari,

Je suis très heureux de me trouver aujourd'hui au Centre d'études stratégiques et internationales pour rendre hommage aux travaux de feu M. Panglaykim.  Cet économiste de renom avait une connaissance très fine des réalités changeantes de l'Indonésie, mais c'était surtout un homme extraordinaire, un humaniste.

Le sujet de mon intervention aujourd'hui n'est pas étranger à l'Indonésie.  Avec plus de 17 000 îles, plusieurs centaines de langues et de dialectes, 300 groupes ethniques, des confessions multiples et une biodiversité exceptionnelle, l'Indonésie illustre parfaitement le plus grand défi de notre époque:  maîtriser la diversité mondiale, conjuguer ses atouts et gérer les défis qu'elle présente.

La mondialisation domine le monde d'aujourd'hui, mais c'est une domination de plus en plus fragile.  Alors même que l'intégration au niveau mondial apporte des avantages considérables — augmentation de la richesse, diffusion des technologies, amélioration du sort de milliards de personnes dans le monde en développement — elle comporte aussi de nouveaux risques — instabilité financière, déséquilibres économiques, pressions sur l'environnement, creusement des inégalités, cyberattaques — auxquels il semble que nous ayons du mal à faire face. Alors que les échanges commerciaux et les technologies nous rapprochent, les tensions politiques — insécurité économique, résurgence du nationalisme, pauvreté dans le monde et nouveaux rapports de force — risquent de nous éloigner.  Une économie mondiale intégrée doit reposer sur un consensus politique et un cadre de coopération.  Or les nations et les sociétés semblent de plus en plus mal à l'aise face à un monde dont l'activité effrénée leur paraît incontrôlable, et la coopération internationale est mise à rude épreuve.  Est‑ce que la mondialisation dépasse, compromet même, notre aptitude à la maîtriser?

Cette préoccupation n'est pas nouvelle.  Depuis la révolution industrielle, la capacité du capitalisme de marché de générer à la fois des progrès remarquables et des perturbations considérables — ce que Schumpeter a qualifié de “destruction créatrice” — inquiète les pouvoirs publics.  Or la mondialisation n'est autre que la généralisation à l'échelle de la planète du capitalisme mû par la technologie — un processus qui se produit, par à‑coups, depuis 300 ans.

Karl Marx s'est trompé sur plusieurs points, mais il avait certainement raison en ce qui concerne les tensions et contradictions inhérentes au capitalisme.  En 1848, il écrivait que le capitalisme avait “créé des forces productives plus nombreuses et plus colossales que toutes les générations passées prises ensemble”, mais il estimait que cela se traduisait aussi par “un constant ébranlement de tout le système économique et social, une agitation et une insécurité perpétuelles”.  Les forces qui expliquent que le capitalisme puisse transformer des économies — innovation, prise de risques, concurrence, survie du plus apte économiquement — expliquent aussi qu'il puisse être source de perturbations, de bouleversements, d'insécurité et de conflits sociaux.  Fataliste, Marx pensait que le capitalisme était voué à sa propre destruction.

Un siècle plus tard, Karl Polanyi a utilisé des arguments similaires pour expliquer pourquoi l'économie ouverte du XIXe siècle s'était soudainement effondrée au début du XXe siècle, anéantie par la guerre, la dépression économique et le totalitarisme.  Polanyi soutenait que pour fonctionner, des marchés ouverts ont besoin de cohésion sociale et politique, mais que paradoxalement des marchés libres, sans contraintes, ont tôt fait de compromettre cette cohésion.  L'individualisme et la concurrence sont récompensés, mais aux dépens de l'égalité et de la communauté.  Le travail et le capital gravitent librement vers là où ils sont les plus rentables, mais le capital n'a plus de lien avec la production et les individus deviennent des étrangers en terre inconnue.  Il y a de nouveaux gagnants, mais les perdants se sentent menacés.  Il s'ensuit une réaction de rejet du capitalisme de marché chez ceux qui tentent de se protéger de ses effets les plus durs, d'une érosion de la cohésion sociale et politique et d'une augmentation de l'insécurité et des clivages sociaux.

Sans souscrire à tous les points de cette argumentation, on peut difficilement en ignorer l'idée principale:  en transformant l'ordre économique et social, le capitalisme risque aussi d'affaiblir, voire de détruire, le fondement politique sur lequel il repose.  La réponse de Polanyi n'était pas la révolution marxiste, mais l'évolution politique, consistant à ancrer à nouveau les marchés dans un ordre politique social réinventé.

L'issue catastrophique du mouvement de mondialisation engagé au XIXe siècle est riche d'enseignements pour notre époque.  À bien des égards — la circulation des capitaux et de marchandises, la facilité des transports, l'avènement de nouvelles technologies de transport et de communication — l'intégration internationale était proche du niveau de mondialisation atteint aujourd'hui, et de certains points de vue le dépassait.  Les travailleurs circulaient plus librement, des dizaines de millions de personnes migrant vers les Amériques, l'Afrique et l'Australie sans passeports ni documents d'immigration.  La finance internationale reposait sur l'étalon‑or, le monde faisait partie d'un ordre monétaire unique.  C'était une ère dominée par l'idée que les marchés mondiaux se régulaient d'eux‑mêmes, que rien ne pouvait les arrêter et qu'il ne fallait pas les entraver.  C'était aussi une époque d'optimisme sans borne, l'“Ère du progrès”.

Non seulement la croissance de l'économie mondiale a été plus rapide ces 75 dernières années qu'au cours des 750 années précédentes, mais sa portée s'est considérablement élargie à de nouvelles puissances économiques, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, ainsi qu'en Asie et en Afrique.  Les innovations technologiques — des chemins de fer au télégraphe en passant par les bateaux à vapeur — faisaient espérer un monde uni de façon irréversible dans la prospérité et la paix.  Cet optimisme face à une mondialisation inéluctable transparaît dans “La Grande illusion”, où Norman Angell soutenait que l'interdépendance économique avait rendu les conflits armés entre nations impossibles et obsolètes.  Quatre années après la parution de cet essai, le monde s'enfonçait dans la Grande guerre.

Que s'est‑il passé?  Sur fond d'avancée de cette première mondialisation, des problèmes et des tensions couvaient.  L'essor de nouveaux géants économiques, en particulier l'Allemagne, a bouleversé les rapports de force et déséquilibré les puissances traditionnelles, déclenchant la formation de nouvelles alliances défensives, une course aux armements et une ruée sur les sphères d'influence coloniales.  Les nouvelles économies ont commencé à inonder l'Europe de produits agricoles bon marché — profitant aux travailleurs pauvres mais menaçant les moyens de subsistance des agriculteurs, tandis que l'industrialisation rapide créait des clivages politiques sur la base des classes sociales.  On assistait à la montée du nationalisme en Europe, à des conflits ethniques déchirant les Balkans, et à des pressions croissantes en faveur d'un repli national, d'un abandon de l'ouverture des échanges et d'un arrêt de l'immigration.  Diverses étincelles ont déclenché la Première Guerre mondiale — comme le décrivent tous les livres d'histoire — mais le véritable détonateur a été la désintégration de la confiance au niveau international et l'échec de la coopération politique.  Il a fallu attendre 30 ans, deux conflits mondiaux et la Grande dépression, avant que le monde commence à reconstruire le système économique qui s'était effondré.

Cela a été rendu possible par l'émergence après la Deuxième Guerre mondiale d'un nouveau consensus politique.  Ce nouvel ordre mondial était centré autour des États‑Unis comme puissance hégémonique économique et politique incontestée.  Un monde unipolaire, un “empire”, est le système international le plus facile à coordonner et, après la guerre, c'est aux États‑Unis qu'a échu ce rôle.  L'isolationnisme des États‑Unis avait été l'une des causes principales de la faiblesse du système international pendant l'entre‑deux‑guerres.  Désormais, ils avaient non seulement l'influence requise pour soutenir le nouveau système économique international, mais aussi, avec l'Angleterre et d'autres alliés, une vision remarquablement claire de la voie à suivre, fondée sur une interprétation commune des réussites et des échecs du passé.

L'un des principaux objectifs à l'époque était de retrouver l'ouverture du commerce international et la stabilité financière, puisque le protectionnisme et le chaos financier des années 30 étaient couramment désignés comme les causes profondes de la guerre.  Un autre objectif consistait à fonder cette économie mondiale intégrée sur de nouvelles institutions internationales solides — le FMI, la Banque mondiale et l'Organisation internationale du commerce (dont la création n'a pas abouti et qui est devenue le GATT) — pour canaliser et renforcer la coopération internationale.  Cette attitude se démarquait nettement de la conviction du XIXe siècle selon laquelle il valait mieux laisser les marchés mondiaux s'autoréguler librement, les grandes puissances tenant uniquement par intermittence des réunions “de crise”.  Un troisième objectif était d'atténuer les effets de l'ouverture et de l'intégration en faisant en sorte que les gouvernements nationaux continuent de “gérer” la demande (et donc l'emploi), de fournir une assurance sociale et de mener des politiques de redistribution, l'idée étant — à en croire les erreurs du passé — que l'ouverture et l'intégration économiques ne seraient soutenues au niveau national que si les avantages et les coûts étaient plus équitablement partagés.

Le nouveau système économique international était donc à la fois semblable à l'ordre traditionnel, et radicalement différent.  Le commerce était désormais progressivement libéralisé au niveau multilatéral — et pas uniquement au niveau bilatéral — et régi par les règles internationales du GATT.  Au cœur du système financier, les institutions de Bretton Woods étaient chargées à la fois de surveiller les taux de change fixes et de gérer les ajustements.  Contrairement à l'idée en vogue au XIXe siècle selon laquelle l'intégration économique, et le maintien de l'étalon‑or, l'emportait sur la flexibilité monétaire, budgétaire, nationale et sociale, le système économique international d'après‑guerre dépendait de dispositifs sociaux nationaux ambitieux de grande envergure — New Deal aux États‑Unis, Welfare State en Grande‑Bretagne et social‑démocratie en Europe.  Pour reprendre l'expression de John Ruggie, c'était un “libéralisme intégré”, un équilibre mondial entre l'ouverture et la réglementation, entre le capital et le travail, entre le marché et la société.

L'ordre économique d'après‑guerre a eu un succès retentissant, au point qu'il se trouve aujourd'hui éclipsé par la mondialisation.  Le système de taux de change fixes mis en place à Bretton Woods a rapidement échoué.  La stabilité monétaire a encouragé les investisseurs à étendre leurs activités financières au‑delà des frontières, en intégrant progressivement les marchés financiers.  L'intégration financière à son tour a affaibli les contrôles des capitaux nécessaires au bon fonctionnement du système de changes fixes et entravé la capacité des pouvoirs publics de maintenir des politiques monétaires et budgétaires indépendantes.  Contraints de choisir entre la libre circulation des capitaux, l'indépendance de leur politique macro‑économique et les taux de change fixes, les États‑Unis ont renoncé à ces derniers au début des années 70, et le monde s'est orienté depuis vers un marché mondial des capitaux libre.  Après la guerre, le contrôle des mouvements des capitaux était quasiment universel;  aujourd'hui 3,7 billions de dollars — un vingtième de la valeur de l'économie mondiale — sont échangés quotidiennement par‑delà les frontières.  L'ampleur considérable de ces transactions, ainsi que leur conditionnement et reconditionnement dans des instruments financiers sophistiqués, font qu'il est de plus en plus difficile de comprendre le système financier international, et a fortiori de le réglementer.  Nous sommes bien loin de Bretton Woods!

À une échelle moins spectaculaire, le système commercial mondial est aussi rattrapé par l'actualité.  Les réductions massives des droits de douane (de plus de 40 pour cent en moyenne en 1947 à moins de 6 pour cent aujourd'hui) ont fait ressortir des différences structurelles plus profondes entre les économies — pour ce qui est des normes alimentaires, des politiques industrielles ou des systèmes juridiques — différences qui créent de nouvelles “frictions” dans le système.  Des sujets qui n'avaient jamais été vraiment abordés au moment de la création du GATT, comme le développement durable ou la rareté des ressources, sont de plus en plus préoccupants dans un monde interdépendant, mais dans une large mesure ils ne sont pas couverts par les règles commerciales existantes.  Il est encore plus difficile de concilier un système commercial mondial de plus en plus ouvert avec une coordination budgétaire et monétaire internationale accrue.  Les déséquilibres macro‑économiques mondiaux ont été l'une des causes majeures de la crise financière récente.  Pourtant, l'ajustement traditionnellement jugé nécessaire pour réduire les excédents en Asie et les déficits en Amérique a à peine commencé. 

Cette tâche d'ajustement est compliquée par les pressions croissantes exercées sur les politiques et les systèmes sociaux nationaux.  Le système de protection sociale d'après‑guerre était conçu pour un monde économique plus statique, moins exposé aux forces externes, pas pour un monde où, par exemple, le commerce exprimé en pourcentage du PIB des États‑Unis est passé de moins de 10 pour cent en 1970 à plus de 25 pour cent aujourd'hui.  Le sentiment que les programmes sociaux et la législation du travail d'après-guerre commençaient à être dépassés, voire contre‑productifs, dans une économie en cours de mondialisation — jouant davantage le rôle de hamacs sociaux que de filets de sécurité sociale ou de tremplins — n'a fait que renforcer les appels de plus en plus nombreux, surtout durant l'époque Thatcher et Reagan, en faveur d'un démantèlement de l'“État‑nounou”, d'une baisse des impôts et d'une diminution du rôle des pouvoirs publics.  Certains se sont même félicités de la façon dont l'intégration mondiale limitait selon eux la liberté des gouvernements nationaux de promouvoir des objectifs sociaux — Thomas Friedman a ainsi qualifié la mondialisation de “camisole dorée”.  L'idée développée au XIXe siècle pour être ensuite discréditée, selon laquelle le rôle des pouvoirs publics était de libérer les marchés puis de s'abstenir de toute intervention, a été remise à l'honneur à l'occasion du consensus de Washington.  C'était la fin du contrat social établi après la guerre entre ouverture économique internationale et sécurité sociale nationale.

Le plus grand changement survenu est peut‑être l'impact de la mondialisation sur le paysage géopolitique.  La mondialisation a permis — et récompensé — un déplacement de la production, de l'investissement et de la technologie vers les économies émergentes.  Il s'ensuit, comme l'a dit récemment Martin Wolfe, que la périphérie devient le centre, et vice‑versa.  Les États‑Unis restent un acteur majeur, mais ils ne sont plus dominants.  Des puissances en plein essor comme la Chine, l'Inde, l'Indonésie et le Brésil, jouent un rôle qui aurait été inimaginable ne serait-ce qu'il y a 20 ans, tandis que des pays en développement plus petits veulent avoir voix au chapitre dans un système où leurs enjeux prennent de plus en plus d'importance.  Le clivage Nord‑Sud simple — simpliste même — a laissé place à un monde plus complexe intégrant de nombreux éléments du sud et du nord.  Ce système multipolaire est beaucoup plus “démocratique” que l'ordre mondial d'après‑guerre.  L'époque où un pays ou un petit groupe de pays pouvaient concevoir et diriger le système international est révolu.  Pourtant, les puissances traditionnelles sont réticentes à renoncer à leur rôle de protagoniste, ont peur du déclin, tandis que les puissances émergentes font preuve de timidité s'agissant de se répartir les responsabilités.

Il ne faut pas s'y tromper:  la mondialisation est une force révolutionnaire, plus révolutionnaire encore que son prédécesseur au XIXe siècle.  L'économie mondiale est huit fois plus importante qu'en 1950 et le commerce mondial est 33 fois supérieur à ce qu'il était à l'époque.  Il y a 20 ans, Internet n'existait pas.  Aujourd'hui, 2 milliards de personnes, un tiers de l'humanité, l'utilisent quotidiennement;  4 milliards de personnes ont des téléphones portables et une personne sur 12 a un compte Facebook.  Cela coûte aujourd'hui moins cher d'acheminer un conteneur de Londres à Shanghai que de Londres à Birmingham.  On compte 200 millions de migrants vivant en dehors de leur pays d'origine, soit presque l'équivalent de la population de l'Indonésie;  ces personnes contribuent à l'intégration économique mais aussi sociale et culturelle de la planète.  Plus de 3 milliards de personnes en Chine, en Indonésie et dans d'autres pays en développement, accomplissent en une génération ce qui a pris un siècle ou plus dans les pays occidentaux.  C'est en soi le fait économique le plus important de l'Histoire.  C'est grâce à notre monde ouvert et interdépendant — à ce monde en rapide évolution — que la richesse matérielle se généralise, que les connaissances augmentent, que la santé s'améliore et que les murs qui nous séparent s'effondrent.  Ce “monde unique” aurait été méconnaissable pour la génération de la guerre froide, et inimaginable, utopique même, pour ceux qui ont connu le cauchemar des deux guerres mondiales.

Pourtant, malgré tous nos succès, la mondialisation demeure un rêve inaccompli.  La récente crise financière — et la “Grande Récession” qui a suivi — n'était que le plus cataclysmique d'une série de chocs financiers à l'échelle mondiale comprenant l'effondrement du mécanisme de change européen dans les années 1990, la crise du peso de 1995, la crise asiatique de 1997, la crise russe de 1998 — et qui pourraient toucher à nouveau l'Europe si les problèmes actuels de dette souveraine ne sont pas réglés.  Ces chocs se sont produits avec en toile de fond la crainte grandissante que les industries ne soient vidées de leur substance et les emplois délocalisés du fait de la concurrence étrangère;  que les sociétés délocalisées ne remettent en cause la protection de l'environnement et du travail;  que les voyages aériens ne favorisent la propagation de maladies;  que la disparition progressive des frontières ne brouillent les identités et les valeurs culturelles;  et que l'émergence de puissances économiques ne menace la sécurité et la paix.

Bon nombre de ces peurs sont au mieux irrationnelles.  Mais cela ne change rien au fait que des millions de personnes sont de plus en plus préoccupées par le chômage et les inégalités, la santé de la planète, la sécurité sanitaire de la nourriture qu'ils donnent à leurs enfants — et se demandent si les avantages de la mondialisation sont réellement supérieurs aux risques.  D'après une étude récente, seulement un tiers des Américains ont désormais un avis positif sur la mondialisation — ce qui est bien loin de l'optimisme avec lequel elle avait été accueillie à la fin de la Guerre froide.  Une autre enquête a montré que seulement 37 pour cent des Européens voyaient la mondialisation comme ouvrant des possibilités, alors que près de la moitié d'entre eux la considéraient comme une menace.  Encore plus préoccupants sont les signes d'une montée en puissance d'un nationalisme et d'un racisme virulents et d'une remise en cause de l'attitude favorable à l'immigration, au multiculturalisme et à la tolérance religieuse.  Nous faisons l'expérience de ce que Freud appelait un “malaise dans la civilisation”.  Et ce malaise pousse de plus en plus les gouvernements à se détourner de la coopération multilatérale et de l'ouverture au profit d'intérêts plus étroits.

S'agit‑il alors d'un retour en arrière?  Risquons‑nous de reproduire les erreurs commises au XIXe siècle?  Ou bien existe‑t‑il une alternative?  Dans son dernier ouvrage, qui explore de manière originale et brillante les problématiques mondiales, Dani Rodrik soutient que nous devons faire face à l'incompatibilité entre démocratie, mondialisation et souveraineté de l'État‑nation et renoncer à l'un des trois.  D'autres vont plus loin et prônent la “démondialisation”, soutenant que nous devons faire marche arrière.

Pour ma part, je pense que la démondialisation ne doit pas se produire et qu'elle ne se produira pas.  Elle ne se produira pas parce que les facteurs à l'origine de la mondialisation ne sont pas prêts de disparaître, même si un ralentissement est possible.  Le progrès technologique est le principal moteur de la mondialisation et lui n'a jamais régressé dans l'histoire de l'humanité.  Certes, il se peut que le développement considérable de la finance mondiale perde de l'élan à mesure que de nouvelles règles destinées à limiter le poids du secteur financier et les risques réduiront les marges bénéficiaires excessives qui ont déclenché la crise financière.  Certes, il se peut que les contraintes environnementales amènent à privilégier davantage l'approvisionnement local en marchandises et en services (sans que cela entraîne forcément une répartition optimale de ressources rares telles que l'eau).  Mais, globalement, je ne pense pas que l'on puisse revenir en arrière. 

Et je ne pense pas non plus qu'une telle solution serait souhaitable.  Les grands problèmes mondiaux auxquels nous sommes confrontés — pandémies, prolifération nucléaire, changement climatique, déséquilibres économiques — seraient‑ils plus faciles à résoudre?  Les économies émergentes devraient‑elles aussi freiner leur participation à la mondialisation si l'Amérique et l'Europe décidaient de se retirer?  Allons‑nous débrancher les plus de 40 millions d'internautes indonésiens?  Ou les plus de 30 millions d'utilisateurs de Facebook en Indonésie?  Faut‑il renoncer aux voyages aériens et aux chaînes d'approvisionnement mondiales?  Et les gens — aussi mécontents soient‑ils — sont‑ils vraiment prêts à se passer des avantages qui découlent du développement du commerce, de l'investissement, de la communication et de la diffusion des connaissances et des idées?  Revenir sur la mondialisation — ou mettre un terme à l'interconnexion — ne permettra pas de rétablir l'emploi, de reconstruire la puissance industrielle ni de regonfler le marché immobilier des subprimes.  S'il n'y a qu'un enseignement à tirer de l'effondrement de l'ordre économique du XIXe siècle, c'est que le repli sur soi, l'action unilatérale et le fait de céder à la politique de la peur et de l'insécurité ont des conséquences désastreuses.

Le problème essentiel qui se pose aujourd'hui est le manque de gouvernance de la mondialisation.  Nos institutions, nos politiques et notre façon de penser ne se sont pas adaptées au monde intégré et interdépendant que nous avons créé.  Le premier âge de la mondialisation s'est soldé par un échec parce qu'aucune réponse politique efficace et intégrée n'a été apportée face à de profonds changements économiques et sociaux.  De la même manière, la faiblesse sous‑jacente de l'ordre économique actuel est essentiellement politique.

Il est facile d'énoncer le problème — mais plus difficile d'y apporter des réponses et encore plus de les mettre en œuvre.  L'un des défis consiste à réinventer les institutions internationales — autrefois universellement idéalisées et désormais presque universellement décriées.  Remplacer le G‑8 par le G‑20, qui comprend des pays émergents comme l'Indonésie, a été une étape importante — une reconnaissance de la multipolarité du monde d'aujourd'hui et un signe concret de la capacité de réforme et d'adaptation du système.  Et le G‑20 n'est pas la seule innovation.  De la gestion du SRAS et du déboisement à l'élaboration de règles techniques et de normes comptables en passant par la lutte contre les drogues illicites et le terrorisme — le champ d'action de la coopération internationale n'a jamais été aussi large ou complet.  Mais cela est clairement insuffisant.  Pour réinventer nos institutions, il ne s'agit pas seulement de créer de nouveaux organismes ni davantage de silos verticaux.  Il s'agit de mieux “mettre en réseau” les institutions en faisant en sorte que l'OMC, le FMI, la Banque mondiale et le vaste système des Nations Unies fonctionnent comme un ensemble plus cohérent et pas comme une mosaïque de fiefs moyenâgeux.

Cela nous amène au défi de la cohérence politique.  Avec l'intégration mondiale croissante, les orientations politiques sont moins bien définies et l'élaboration des politiques est plus complexe.  Les négociations menées dans le cadre de l'OMC, par exemple, portent essentiellement sur la réduction des droits de douane ou la limitation des subventions.  Mais ces questions sont de plus en plus influencées — voire occultées — par l'évolution de la structure des échanges, les nouveaux centres de production et de concurrence et par la volatilité des flux financiers et des taux de change.  Même la façon dont nous mesurons le commerce aujourd'hui ne reflète plus la réalité des flux commerciaux.  Elle était valable lorsqu'un pays avait l'habitude de produire seul des produits finis et de les exporter vers un autre pays.  Mais aujourd'hui, la production est mondialisée — reliée dans le cadre de vastes chaînes d'approvisionnement mondiales — et les flux commerciaux sont de plus en plus dominés par des marchandises et services intermédiaires qui peuvent traverser plusieurs fois les frontières, d'où une double comptabilisation considérable.  Si nous voulons que les chiffres reflètent correctement la réalité du principe “Fabriqué dans le monde”, nous devons désormais mesurer le commerce en valeur ajoutée, comme nous le faisons pour le PNB.

De la même manière, les négociations sur le changement climatique ne traitent pas seulement de l'environnement mondial mais aussi d'économie mondiale — de la manière dont la technologie, les coûts et la croissance doivent être répartis et partagés.  De même, les efforts déployés pour intégrer les pays pauvres à l'économie mondiale doivent porter sur le défi complexe consistant à renforcer les capacités nationales — à aider les pays à s'aider eux‑mêmes — et pas simplement à faire en sorte qu'ils respectent les règles commerciales ou financières.  Il ne s'agit pas uniquement de problèmes mondiaux.  On oublie facilement au niveau international — où la main droite ne sait pas toujours ce que fait la main gauche — que les mêmes gouvernements nationaux sont membres de toutes les organisations internationales.  En fin de compte, la cohérence politique commence chez soi.

Un défi plus grand encore consiste à renforcer la légitimité du système mondial en prenant mieux en compte les espoirs et les peurs, les intérêts et les préoccupations des populations.  Cela commence par l'élaboration de politiques nationales en phase avec l'ère de la mondialisation — en aidant les secteurs de l'économie et les travailleurs à s'adapter aux changements mondiaux;  en investissant dans l'éducation et la formation de façon à donner aux individus la possibilité de tirer parti d'une économie plus riche en compétences et en idées;  et en partageant mieux les avantages — pas seulement les inconvénients — de la mondialisation.  Le débat portant sur la question de savoir si les pertes d'emplois sont le résultat du commerce ou de la technologie ne tient pas compte d'un fait essentiel:  les gens ont besoin de davantage de solutions créatives et efficaces pour s'adapter aux changements économiques considérables — quelles qu'en soient les causes.  Cela est vrai pour les pays développés et encore plus vrai pour les pays émergents où la vitesse de la croissance est à l'origine d'inégalités plus importantes et où la mise en place de systèmes de protection sociale par redistribution prend du temps.  Ce que les architectes du système d'après‑guerre ont bien compris — mais que notre génération risque d'oublier — c'est que la population soutiendra l'ouverture et l'intégration de l'économie pour autant qu'elles profitent à tout le monde.

La légitimité du système dépend aussi de la démocratisation de la gouvernance mondiale — permettant aux citoyens de s'approprier davantage le système et d'avoir plus d'influence sur sa conduite.  Les Présidents et les Premiers Ministres, les membres du Congrès, les parlementaires, les syndicats et les mouvements de la société civile doivent s'engager plus activement dans les problématiques et les institutions mondiales.  Ces institutions doivent également rendre davantage de comptes aux parlements nationaux et aux électeurs.  Au lieu de mondialiser les problématiques locales, nous devrions localiser les problématiques mondiales.  Ce n'est pas une utopie.  Grâce à l'Internet, Facebook, CNN ou Al Jazeera, se dessine déjà l'ébauche d'un public mondial, d'une opinion publique mondiale et, de plus en plus, d'un sens du bien et du mal commun issu des diverses cultures et communautés du monde entier.  Le choc que nous avons ressenti face au tsunami qui a frappé l'Indonésie en 2004 et, plus récemment, face à celui qui a eu lieu au Japon, le choc que nous avons ressenti lorsque la police égyptienne a ouvert le feu sur les manifestants, la joie collective que nous avons éprouvée lors du sauvetage des mineurs chiliens sont l'expression d'une nouvelle énergie démocratique qui peut être canalisée par les politiques mondiales et locales.  Nous devons répondre au besoin fondamentalement humain d'appartenance, d'enracinement et de communauté – non pas en mélangeant ou en gommant les différences culturelles mais en les exploitant.  La mondialisation ressemble trop souvent à l'Internet — tout le monde est connecté mais personne ne maîtrise rien.  Un trop grand nombre de gens aujourd'hui se sentent impuissants — et ce sentiment d'impuissance empoisonne la démocratie.

Cela m'amène à l'importance du leadership politique.  Il y a 50 ans, les architectes du système d'après‑guerre étaient mus par une idée simple et forte:  un monde fondé sur la liberté, l'ouverture et la prospérité partagée était notre meilleure chance de paix durable.  Mais aucune nouvelle vision de ce type n'est apparue à la fin de la Guerre froide.  Au contraire, l'effondrement de l'Union soviétique a eu tendance à renforcer le statu quo, nous confortant dans la conviction que nous étions arrivés au bout de nos débats politiques — voire “au bout de l'histoire”, et que la politique étrangère pouvait céder le pas à des préoccupations nationales plus pressantes.  Il en a résulté une certaine complaisance — ou pire un certain immobilisme — à l'égard de la mondialisation, une conscience teintée de malaise que des défis se profilaient à l'horizon sans que l'on soit capable de mobiliser la vision et la volonté collectives de relever ces défis.

Les dirigeants mondiaux doivent expliquer le futur au présent, ce qui demande un certain courage politique au moment où la mondialisation est la cible des attaques aussi bien de l'extrême gauche que de l'extrême droite.  Ils doivent montrer comment les intérêts nationaux deviennent de plus en plus des intérêts mondiaux;  comment notre sécurité dépend de la sécurité des autres;  comment la coopération internationale renforce la souveraineté alors que l'isolationnisme la réduit.  L'époque où une seule puissance — même des pays comme les États‑Unis ou la Chine — pouvait unilatéralement défendre ses intérêts financiers, environnementaux ou même sécuritaires, sans l'aide d'autres pays, est révolue à jamais.  Nous sommes bel et bien tous dans le même bateau.

Je terminerai en vous livrant cette pensée.  Le vrai défi aujourd'hui, c'est de changer notre façon de penser — pas seulement nos systèmes, institutions ou politiques.  Il nous faut assez d'imagination pour appréhender l'immense promesse — et l'immense défi — du monde interconnecté que nous avons créé.  Et nous devons résister à la tentation politique de céder à notre besoin de racines et d'appartenance en “nous” mobilisant contre “eux”, “nous” contre “les autres”.

Le multilatéralisme peut être source de confusion, de frustration, consister à faire deux pas en avant et un pas en arrière, comme nous ne le savons que trop bien à l'OMC.  Mais, il est naïf et dangereux de croire qu'il existe une autre solution.  Naïf parce que cette croyance ignore le fait que nous devenons plus — et pas moins — dépendants les uns des autres.  Dangereux parce qu'elle risque de nous replonger dans nos divisions passées — et leur lot de conflits et de tragédies.

L'avenir sera marqué par une progression et non un recul de la mondialisation — par une plus grande coopération, une interaction plus étroite entre les peuples et les cultures et par une communauté plus grande de responsabilités et d'intérêts.  C'est d'“unité dans notre diversité” — ou pour citer la devise nationale de l'Indonésie, “Bhinneka Tunggal Ika” — dont nous avons besoin aujourd'hui.

Merci de votre attention.

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