NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

Le commerce international — Une composante essentielle dans le contexte de la sécurité alimentaire
Allocution d’ouverture de M. Pascal Lamy au XIIIème Congrès de l’Association européenne des agro-économistes

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Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux d'être aujourd'hui ici avec vous pour le XXIIIème congrès de l'Association européenne des agroéconomistes.  Ce congrès ne saurait mieux tomber, après une série de “crises de prix des denrées alimentaires” et alors que l'indice des prix des produits alimentaires de la Banque mondiale a accusé une hausse de 33 pour cent en juillet par rapport à l'année précédente et reste proche des niveaux records atteints en 2008.  Les hausses de prix ont été particulièrement marquées pour le maïs, le blé et le sucre.  Le niveau des stocks mondiaux est également exceptionnellement bas.  Si la hausse des prix des produits alimentaires peut être avantageuse pour les agriculteurs, elle met en péril la sécurité alimentaire de nombreux consommateurs vulnérables.  De fait, la hausse des prix des produits alimentaires a joué un rôle important dans les troubles civils qui se sont produits récemment dans certaines parties du monde.

De nombreux facteurs ont été cités comme étant la cause de ces crises répétées, dont certains sont des facteurs structurels à long terme, d'autres des facteurs à court terme tels que les biocarburants, la hausse des prix du pétrole, l'évolution des habitudes alimentaires en Asie, la baisse des stocks de céréales, la spéculation financière et le changement climatique et le risque qui l'accompagne.  D'aucuns ajouteraient que ce sont les interdictions frappant les exportations de produits alimentaires qui ont elles‑mêmes été à l'origine de la flambée des prix, en ce qui concerne en particulier certains produits de base tels que le riz.  Et nous pourrions longtemps discuter de ce qui constitue un phénomène “structurel” par opposition à ce qui n'est que “cyclique”.  Par exemple, les politiques concernant les biocarburants, en particulier la production de biocarburants à partir de matières premières n'entraînant pas des économies importantes de gaz à effet de serre, sont remises en cause.  Ces politiques perdureront-elles ou seront-elles à l'avenir abandonnées?  La question reste ouverte.

Alors que vous débattrez des divers aspects des politiques alimentaires et agricoles pendant toute la durée de ce Congrès, en vous intéressant probablement aux crises qui se produisent de manière répétée, mon objectif sera de vous présenter le contexte plus général des politiques commerciales.  À mon sens, on est encore loin de la conception d'un cadre de politique cohérent en matière de commerce international des produits agricoles.  On l'a bien vu dans les négociations commerciales du Cycle de Doha.  Le commerce international, s'il est bien utilisé, devrait pourtant nous aider à sortir de ces crises à répétition.  Et, selon moi, le Cycle de Doha reste l'occasion d'une réforme essentielle de l'agriculture.

Mais avant de m'attarder sur la question des politiques commerciales, permettez-moi de commencer par une mise en garde.  Que ce soit dans le domaine de l'alimentation ou dans celui de l'agriculture, les politiques commerciales ne s'appliquent pas hors de tout contexte.  Autrement dit, quel que soit le degré d'élaboration de nos politiques commerciales, si les politiques nationales n'encouragent pas l'agriculture et n'internalise pas les externalités sociales et environnementales négatives, nous ne serons pas satisfaits de nos systèmes agricoles.

La gestion des terres, la gestion de l'eau et des ressources naturelles, les droits de propriété, les infrastructures de stockage, l'énergie, les réseaux de transport et de distribution, les systèmes de crédit ainsi que la science et la technologie, sont autant d'éléments essentiels pour le succès de la politique agricole et du dispositif de sécurité alimentaire.

La politique commerciale a sans aucun doute sa place dans cet ensemble.  Mais elle ne peut pas par elle-même résoudre tous les problèmes de l'agriculture — en particulier parce que, au bout du compte, le commerce n'est rien d'autre qu'une simple courroie de transmission entre l'offre et la demande.  Il permet aux pays qui disposent d'un excédent de denrées alimentaires de compléter l'approvisionnement des pays qui en ont besoin.  Cette courroie de transmission doit fonctionner sans heurts, avec un minimum de friction, mais ce n'est qu'un élément d'un mécanisme beaucoup plus complexe.

Or, même si la communauté internationale s'entend de manière générale sur les principaux objectifs de la politique agricole, je crois qu'un désaccord persiste sur ce que l'“intégration mondiale” peut faire pour l'agriculture (en particulier, le commerce international).  Une intégration mondiale plus poussée est-elle positive ou négative pour l'agriculture?  C'est la question qui sous-tend les négociations commerciales dans ce domaine à l'Organisation mondiale du commerce mais c'est aussi une question qui n'a pas encore trouvé de réponse cohérente.

Je m'explique.  Il va sans dire que tous les responsables des politiques agricoles veulent des systèmes agricoles qui produisent suffisamment de denrées alimentaires, d'aliments pour animaux et de fibres;  qui produisent des denrées alimentaires et des aliments pour animaux nutritifs et ne présentant aucun risque.  Ils veulent un niveau de vie décent et de plus en plus élevé pour les agriculteurs.  Ils veulent des denrées alimentaires disponibles et à un prix abordable pour le consommateur.  Ils veulent des systèmes de production agricole qui soient adaptés à la culture et aux traditions locales et qui respectent l'environnement pendant toute la durée de vie du produit.  Et, évidemment, ils aspirent à des systèmes agricoles capables de répondre aux défis du changement climatique.

Mais le point sur lequel la communauté internationale ne s'entend toujours pas c'est sur ce que l'intégration mondiale pourrait apporter à ce processus.  À mon sens, l'intégration mondiale nous permet d'envisager l'efficience au-delà des frontières nationales.  Elle nous permet de gagner en efficience à l'échelle mondiale en déplaçant la production agricole vers les lieux les plus appropriés.  Elle peut aussi permettre un approvisionnement plus efficient des intrants nécessaires à la production agricole.

Nous devons nous rappeler que les frontières nationales n'ont été définies par rien d'autre qu'un long jeu historique de chaises musicales.  Alors que certains sont assis sur des terres fertiles, jouissant de soleil et d'eau douce, d'autres doivent se contenter de terres arides et inhospitalières. Le commerce s'est imposé à cause des différences qui existaient entre les pays, au niveau des dotations en ressources naturelles ou de la productivité de la main d'œuvre, qui créaient des différences sur le plan de l'efficience relative de la production (aussi appelé avantage comparatif).  Mais il y a d'autres raisons de faire du commerce, comme les économies d'échelle (dont nous savons tout grâce au lauréat du Prix Nobel, Paul Krugman).

Les gains d'efficacité acquis grâce au commerce international sont aussi essentiels compte tenu des problèmes environnementaux que nous connaissons.  Comme je le dis souvent, si un pays comme l'Égypte cherchait à devenir autonome sur le plan agricole, il lui faudrait rapidement plusieurs Nil.  Le commerce international des produits alimentaires est économe en eau.  Et, vu la crise climatique qui se profile, le commerce international des produits alimentaires ne fera que gagner en importance à mesure que nous venons en aide aux pays frappés par la sécheresse.

Et pourtant, à l'Organisation mondiale du commerce, les Membres ne sont pas d'accord sur la question de savoir si l'agriculture est comme les chemises, les chaussures ou les pneus, et devrait relever du même régime commercial.  En d'autres termes, sur le point de savoir si le secteur agricole devrait être exposé au même niveau de concurrence que les autres secteurs économiques.  Les pays exportateurs ayant un système agricole performant estiment que cela devrait être le cas tandis que plusieurs autres sont de l'avis contraire.  Leur argument?  Que l'agriculture de subsistance à forte intensité de travail ou la production destinée à la consommation locale ne peuvent pas faire concurrence sur des marchés ouverts à des produits issus de systèmes agricoles à forte intensité de capital.

D'où le compromis qui a été trouvé sur la spécificité de l'agriculture dans ce que j'appellerais le recueil de règles de l'OMC.  Elle a fait son entrée dans ces règles 50 ans environ après les produits industriels et a réussi à le faire avec un statut différent.  Par exemple, les subventions à l'exportation, qui sont totalement interdites pour les produits industriels, doivent encore être éliminées au cours du Cycle de Doha dans le domaine de l'agriculture!

De plus, alors que, pour les produits industriels, les subventions qui ont des effets de distorsion des échanges, peuvent donner lieu à une action à l'OMC, de nombreuses subventions agricoles qui faussent aussi les échanges sont protégées par les catégories orange et bleue et par une clause de paix.  Alors que le droit de douane moyen mondial pondéré par les échanges est d'environ 8 pour cent pour les produits industriels, il est de 25 pour cent pour les produits agricoles.  Sans parler des crêtes tarifaires qui, dans l'agriculture, vont jusqu'à 1 000 pour cent!

Cette divergence de vues a pris une dimension différente au cours des multiples crises alimentaires de ces dernières années.  Pour répondre aux crises, certains ont commencé à se tourner davantage vers l'intérieur et nous avons vu apparaître toute une série de restrictions à l'exportation.  Ces dernières ont eu un effet domino de fermeture des marchés, une restriction en appelant une autre, à mesure que l'on s'est mis à anticiper une pénurie alimentaire à l'échelle de la planète.

D'autres, par contre, ont commencé à se tourner vers l'extérieur pour répondre à ces crises alimentaires;  il s'agit des pays importateurs nets de produits alimentaires qui dépendent des échanges internationaux pour nourrir leurs populations.  Ils ont demandé la levée immédiate des restrictions imposées aux exportations de produits alimentaires.  Cette situation avait cela d'étonnant que les pays situés de part et d'autre des obstacles à l'exportation se plaignaient tous de la même chose — à savoir la faim.  D'où le phénomène d'achat de terres agricoles à l'étranger — appelé “ruée vers les terres”, auquel nous assistons actuellement.  Une tentative de régler le problème des restrictions à l'exportation en achetant des terres à l'étranger et en les cultivant au bénéfice du pays importateur.  Comme si les restrictions à l'exportation allaient respecter les droits de propriété foncière!

Alors que les crises alimentaires se multipliaient, nous avons vu aussi le Rapporteur de Nations Unies sur le droit à l'alimentation parvenir à la sombre conclusion que nous devions (je cite):  “limiter la dépendance excessive envers le commerce international dans la poursuite de la sécurité alimentaire”.  Conclusion que j'ai contestée lors d'un débat public avec lui à Genève il y a environ deux ans, et que je conteste encore aujourd'hui.  Différents groupes d'agriculteurs ont aussi demandé une “souveraineté alimentaire”, désignant par là une plus grande autosuffisance, comme le Rapporteur des Nations Unies.

À l'évidence, le commerce international n'était pas à l'origine des crises alimentaires.  Au contraire, il a fait baisser le prix des denrées alimentaires au fil des ans en renforçant la concurrence et a accru le pouvoir d'achat des consommateurs.  Le commerce international s'est aussi traduit par des gains d'efficacité incontestables dans la production agricole.

Mais il nous faut aussi pour replacer les choses dans leur contexte bien comprendre la part que représente le commerce agricole.  Le commerce international des produits agricoles compte pour moins de 10 pour cent du commerce mondial.  De plus, alors que 50 pour cent de la production industrielle mondiale entre dans le commerce international, il faut savoir que 25 pour cent seulement de la production agricole mondiale font l'objet d'échanges commerciaux dans le monde.  Dans le cas du riz, ce chiffre n'est plus que de 5-7 pour cent, ce qui fait que le marché international du riz est particulièrement étroit.  De plus, sur les 25 pour cent de la production mondiale de produits alimentaires qui entre dans le commerce international, la plus grande part (deux tiers) est composée d'aliments transformés et non de riz, blé ou soja comme certains tendent à l'affirmer.  Donner à entendre que moins de commerce et une plus grande autosuffisance garantiraient la sécurité alimentaire revient à dire que c'est le commerce lui-même qui était responsable de la crise.  Affirmation qui serait difficile à soutenir au vu des chiffres que je viens de vous donner.

L'étroitesse du marché du riz est un bon exemple.  D'aucuns ont appelé la crise alimentaire de 2008 la “crise des prix du riz”.  C'est justement parce que les échanges internationaux de riz sont très limités que les prix de ce produit ont réagi de manière aussi spectaculaire aux restrictions à l'exportation.  Le fait que les échanges de riz sont restreints accentue la volatilité des prix de ce produit et non l'inverse.  Les marchés internationaux de produits plus profonds sont moins exposés aux crises.

Je n'oublierai jamais un entretien que j'ai eu il y a quelques années avec le Ministre du commerce du Yémen au cours duquel il s'est plaint des politiques du “chacun pour soi” qui avaient suivi la crise alimentaire de 2008, alors que le Yémen connaissait une pénurie de ses approvisionnements en riz, l'aliment de base, qui faisait suite à de nombreuses autres restrictions à l'exportation.  Allons-nous en réponse recommander au Yémen l'autosuffisance?  Lui recommander de cultiver son propre blé, comme l'a fait l'Arabie saoudite, alors que celle-ci vient cette année-même d'y renoncer car c'est une culture trop gourmande en eau?  Ou allons-nous répondre au Yémen en renforçant l'interdépendance mondiale et en rendant le commerce international plus fiable?

Mais nous devons nous interroger sur cette résistance généralisée à l'ouverture des échanges, si une telle ouverture est véritablement essentielle pour garantir la sécurité alimentaire mondiale.  À mon sens, la réponse est claire.  C'est parce que nous n'avons pas prévu de filets de sécurité solides pour les plus pauvres.  Chaque gouvernement doit s'attaquer à cette question et à mon avis le faire d'urgence.  En l'absence de tels filets de sécurité, il y aura toujours du mécontentement en période de crise si les disponibilités alimentaires d'un pays partent à l'étranger.

Mesdames et Messieurs, le Cycle de Doha peut contribuer à ce qu'ait lieu la réforme des politiques commerciales agricoles qui s'impose.  En fait, c'est le monde en développement qui a placé les négociations sur l'agriculture au centre du Cycle de Doha, les appelant le “moteur” de ce Cycle.  Ce dernier cherche à corriger ce qu'il considère être une injustice historique des règles commerciales mondiales, lesquelles permettent aux riches de continuer à lourdement subventionner leur agriculture.

Le mandat central qui guide les négociateurs chargés de l'agriculture est de parvenir à des améliorations substantielles dans le domaine de l'accès aux marchés (c'est-à-dire la réduction des tarifs), des réductions substantielles des subventions ayant des effets de distorsion des échanges et, au bout du compte, l'élimination de toutes les formes de subvention à l'exportation;  un résultat qui a été obtenu pour les produits manufacturés il y a 50 ans.  Et si les pays ont fait des progrès notables vers la réalisation de ces objectifs, la dernière étape du Cycle de Doha n'est pas encore achevée.  Je dirai que le problème principal qui entrave aujourd'hui le Cycle de Doha concerne les produits industriels et non l'agriculture.  Et pourtant, le résultat est que l'ensemble des réformes concernant l'agriculture est également dans l'impasse.

Il reste, comme je l'ai dit précédemment, que le commerce international et les améliorations des règles commerciales internationales qui découleraient du Cycle de Doha ne feraient que contribuer à l'amélioration des politiques agricoles au plan mondial.  Les politiques agricoles commencent au plan national et non à l'échelle internationale.  Cependant, la réforme des règles commerciales mondiales et un fonctionnement plus efficace de la courroie de transmission internationale en ce qui concerne les produits alimentaires sont des composantes essentielles de l'amélioration de la situation générale au plan de la sécurité alimentaire.

À la réunion des Ministres de l'agriculture du G-20 qui s'est tenue à Paris cette année, les Ministres se sont engagés (je cite:  “ à supprimer les restrictions imposées aux exportations alimentaires ou les taxes extraordinaires sur les aliments achetés à des fins humanitaires non commerciales par le Programme alimentaire mondial et à ne pas en imposer à l'avenir”.)  Et ils sont convenus d'œuvrer en faveur de l'adoption d'une résolution en ce sens par la Conférence ministérielle de l'OMC qui se tiendra en décembre 2011.  En d'autres termes, ils se sont efforcés de faire en sorte que les approvisionnements du Programme alimentaire mondial au moins échappent aux restrictions à l'exportation.  J'espère sincèrement que l'ensemble des Membres de l'OMC donneront suite à cette question.

Il va sans dire que nous devons continuer de tenter de parvenir à une définition commune de ce que l'intégration mondiale peut apporter à l'agriculture.  Le commerce international ne fait pas partie du problème mais il fait partie de la solution aux crises alimentaires mondiales.

Je vous remercie de votre attention et vous souhaite tout succès dans vos délibérations de ces prochains jours.

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