NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY

“Gouvernance d’un ordre mondial multipolaire”


POUR EN SAVOIR PLUS:
> Allocutions: Pascal Lamy

  

Je voudrais tout d’abord remercier la Rajaratnam School of International Studies et en particulier son doyen Barry Desker de m’avoir invité à prendre la parole lors de ce Dialogue mondial de Singapour.

Dans mon intervention, je traiterai de ce que je pense être le problème central de notre temps:  la bonne gouvernance de la maison commune de l’humanité.  À mon avis, la question de la gouvernance ne peut être dissociée des profonds changements qui se sont produits dans le système mondial au cours du passé récent et des défis qui se profilent pour l’avenir proche ou moins proche.  Je vais donc commencer par là.

Des changements radicaux

Au cours des 20 dernières années, nous avons assisté à deux changements radicaux auxquels nous n’avons pas vraiment appris à nous adapter.  Le premier est la montée des économies émergentes et le second est le renforcement des interdépendances.

L’année 2011 a été la 20ème année consécutive au cours de laquelle les exportations des pays en développement ont augmenté plus rapidement que celles des pays développés.  La part des économies avancées dans le commerce mondial est tombée de 75 pour cent en 1990 à un peu plus de 50 pour cent aujourd’hui.  La part des investissements étrangers directs dans les pays en développement est passée de 20 à 50 pour cent en l’espace d’une seule décennie.

Le déplacement de l’avantage comparatif et du poids économique auquel l’économie mondiale se trouve aujourd’hui confrontée est à l’image des expériences vécues aux XIXe et XXe siècles.  Cependant, la transformation actuelle est inédite du fait de sa rapidité et du nombre considérable de personnes qu’elle touche.  L’économie de la Chine par exemple représentait moins de 2 pour cent de l’économie mondiale il y a 20 ans.  Aujourd’hui, sa part (exprimée en dollars courants) atteint 10 pour cent et, selon certaines projections, elle va probablement plus que doubler dans les 20 prochaines années.

La montée des économies émergentes a été favorisée par l’évolution des technologies, des coûts du transport et de l’environnement réglementaire.  Ce basculement du pouvoir économique a de profondes répercussions géopolitiques que l’on ne voit guère s’inverser dans un avenir prévisible. 

Le deuxième grand bouleversement survenu au cours des dernières décennies a été le renforcement spectaculaire des interdépendances.  J’utilise à dessein le pluriel car le développement de l’interdépendance n’est pas seulement un phénomène économique, mais touche aussi aux relations dans les domaines social, environnemental et technologique. 

Dans le domaine économique, l’interdépendance croissante a certainement été un corollaire du renforcement des liens commerciaux et financiers.  La mondialisation a commencé par une dénationalisation de la consommation, qui a permis aux consommateurs d’acheter des biens et des services provenant des lieux où ils étaient produits de manière plus efficiente.  Plus récemment, nous avons aussi assisté à un nouveau phénomène:  la dénationalisation de la production.  L’arrivée de nouvelles technologies et la réduction des coûts du commerce ont permis de séparer géographiquement les différentes phases de la production et ont abouti à la création de chaînes de valeur qui s’étendent par‑delà les frontières.  Le commerce mondial des pièces détachées et des composants de produits manufacturés, qui donne une mesure approximative de l’importance des chaînes de valeur transfrontières, a doublé entre 2000 et 2010, passant de 1 400 à 2 700 milliards de dollars.  Mais l’économie n’est pas le seul domaine dans lequel l’interdépendance entre les pays s’est accrue.

Les migrations sont un puissant facteur d’interaction sociale entre différentes cultures.  Au cours des dix dernières années, le nombre total de migrants internationaux a augmenté de plus de 40 pour cent et a atteint 214 millions de personnes à travers le monde, ce qui veut dire que les migrants représenteraient aujourd’hui le cinquième pays le plus peuplé du monde.

Avec la révolution des technologies de l’information et de la communication, le savoir‑faire technique et gestionnaire est aujourd’hui davantage l’apanage des entreprises que celui des nations, ce qui a conduit à une augmentation sans précédent de la mobilité internationale des compétences techniques dont nous n’avons peut‑être pas encore pleinement mesuré l’impact positif.  Mais les sociétés sont aussi devenues plus interdépendantes à travers le “partage des risques” dans des domaines comme la santé et l’environnement.  Il est clair que la pollution et les maladies transmissibles ne connaissent pas de frontières nationales comme nous l’avons vu avec le SRAS ou la grippe H1N1.  Le basculement du pouvoir économique de l’Ouest vers le reste du monde redessine également la géographie de la dégradation de l’environnement et des émissions de gaz.

Problèmes et institutions

Compte tenu de ces profonds changements socioéconomiques et technologiques, les problèmes de politique générale et de gouvernance auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés sont certainement plus complexes qu’autrefois.

Nous connaissons tous très bien les défis auxquels nos sociétés devront faire face dans les prochaines décennies.  Une action est nécessaire dans cinq grands domaines:

Premièrement, dans le domaine social, les principaux défis sont la croissance démographique dans le Sud et le vieillissement de la population dans le Nord, la nécessité de gérer des flux migratoires grandissants, une urbanisation rapide dans les pays en développement et l’incidence croissante des maladies non transmissibles et infectieuses.

Le deuxième domaine concerne les tâches que nous aurons à accomplir dans la sphère économique:  assurer une croissance économique durable et équilibrée, s’attaquer aux problèmes croissants des inégalités et du chômage qui font obstacle à l’inclusion sociale aussi bien dans les pays en développement que dans les pays avancés et gérer une économie mondiale de plus en plus interdépendante. 

Troisièmement, et l’histoire nous l’a montré, les problèmes environnementaux peuvent entraîner l’effondrement des civilisations.  Le changement climatique et la perte de biodiversité, la pénurie de nourriture et d’eau et les problèmes de sécurité énergétique et de répartition inégale des ressources mettront sérieusement à l’épreuve notre coexistence pacifique, sinon l’existence même de nos sociétés. 

Quatrièmement, des progrès bienvenus sur le plan de la démocratie, de l’éducation et des droits de l’homme mais aussi une tendance croissante à l’individualisme et à la défense des droits acquis et des intérêts privés ont rendu plus difficile de fédérer les citoyens et de gérer le changement.  Le sentiment d’appartenance est plus diffus, la solidarité moins évidente et il est plus tentant de faire cavalier seul.

Enfin, la science et la technologie peuvent offrir des solutions pour s’attaquer à bon nombre des problèmes mondiaux de notre époque mais elles s’accompagnent aussi de nouveaux risques, comme les menaces causées par la prolifération nucléaire, le bioterrorisme et la cybercriminalité et d’un ensemble complexe des questions éthiques et juridiques comme celles qui sont liées à la recherche génétique.  Beaucoup de ces problèmes ne sont pas nouveaux.  Le changement climatique par exemple est inscrit à l’agenda mondial depuis la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain tenue en 1972 à Stockholm.  Les négociations sur le désarmement traînent en longueur depuis des décennies.  La question clé est donc de savoir pourquoi aussi peu d’énergie politique a été déployée pour résoudre les problèmes critiques et imminents qui menacent notre avenir.

Une première réponse nous est apportée par la question que posait Dante dans la Divine Comédie: 

Mais toi, qui donc es‑tu, qui veux monter en chaire et t’ériger en juge à plus de mille milles avec ton jugement qui porte à deux empans?

Le court termisme, comme nous appellerions aujourd’hui le concept de Dante, est avant tout un problème anthropologique.  Le court termisme agit comme une profonde rupture dans l’exercice du leadership.  Or à mon avis, c’est le rôle du gouvernement de guider, de réguler et d’éduquer, autrement dit de corriger la myopie collective qui affecte nos sociétés.  L’inaction est, du moins en partie, une faillite de nos institutions. 

Le court termisme, toutefois, n’est pas la seule cause de l’inaction.  Trois autres problèmes limitent notre capacité collective à répondre aux défis mondiaux de notre temps. 

Tout d’abord, la structure politique dont nous avons hérité, l’ordre westphalien, est fondée sur la notion de pleine souveraineté des États-nations.  La contradiction entre l’étendue des interdépendances, d’une part, et la fragmentation de la structure politique, d’autre part, est souvent une cause d’inefficacité des politiques.  L’effet tragique de cette discordance est que les gouvernements nationaux jugent (individuellement) rationnel de choisir des politiques qui, en tentant d’améliorer le bien‑être de la population, peuvent en fait le réduire.  La tentation du protectionnisme n’est que l’un des multiples exemples de ce comportement autodestructeur.

Le deuxième problème est ce que j’appellerai un “manque de cohérence”.  On oublie souvent que l’une des dimensions de l’interdépendance est l’interdépendance des problèmes.  L’augmentation de la production de biocarburants pour répondre aux préoccupations en matière de sécurité énergétique a fortement contribué à la flambée des prix des denrées alimentaires en 2008, car les biocarburants entraient en concurrence avec la production alimentaire pour l’utilisation des faibles ressources en terres et en eau.  De même, le changement climatique aura un impact majeur sur les flux migratoires, tandis que l’incapacité à s’attaquer aux inégalités dans les pays en développement continuera à accentuer les déséquilibres mondiaux.  Nous avons besoin d’une vision holistique, mais celle‑ci se heurte souvent au caractère purement sectoriel de nos institutions internationales.

Le troisième problème est que, si de nouvelles tendances économiques et politiques ont émergé, les règles et les institutions régissant la coopération multinationale n’ont pas évolué au même rythme.  En fait, nous fonctionnons encore dans une large mesure sur la base des règles mondiales établies dans les années 1990, dernière période pendant laquelle la gouvernance mondiale s’est améliorée.  Qu’il s’agisse du changement climatique ou des négociations commerciales, la difficulté de trouver un nouvel équilibre entre les économies avancées et les économies émergentes dans un contexte morose a certainement contribué pour beaucoup à empêcher des avancées significatives.

Conclusion:  Un nouveau modèle de gouvernance

Pour conclure mon propos, je voudrais poser la question suivante.  Si l’on envisage la réforme de la gouvernance mondiale d’un point de vue pratique, quels en seraient les principes essentiels?  Je voudrais mettre l’accent sur six éléments:

Premièrement, les actions mondiales requièrent une volonté politique, des projets clairs et des institutions communes.  Mais l’on ne peut réunir ces trois éléments qu’au moyen de valeurs partagées:  le sentiment d’agir dans un but commun.

Le deuxième principe est le multilatéralisme.  Un système fondé sur la domination d’une seule puissance économique ou politique ou sur une sorte de directoire de deux ou trois pays est en contradiction avec la nouvelle structure du pouvoir économique et la nature des interdépendances.

Troisièmement, les institutions publiques ne peuvent être efficaces que si elles sont organisées autour du principe fondamental de subsidiarité, qui est le fondement idéologique du fédéralisme.  La définition des politiques devrait être déléguée aux échelons les plus bas du gouvernement (national, régional ou mondial), y compris pour ce qui est des avantages et des coûts.

Le quatrième élément est la cohérence des politiques.  Cela veut dire qu’il faut veiller à ce que les institutions internationales ne fonctionnent pas verticalement, dans un strict isolement les unes des autres.

Cinquièmement, il faut pouvoir faire respecter les engagements.  La gouvernance mondiale doit être ancrée dans des lois et des règlements accompagnés de mécanismes permettant de les faire appliquer, notamment des systèmes contraignants de règlement des différends.

Le dernier élément est la légitimité.  Cela signifie qu’il faut trouver des moyens de permettre aux citoyens de s’approprier davantage les institutions communes et d’avoir davantage leur mot à dire dans leur direction.  Cela signifie aussi que nous devons encourager une plus grande solidarité en entretenant un sentiment d’appartenance mondiale fondé sur un ensemble de valeurs communes.  Cela ne peut se faire que de bas en haut, en partant du niveau local, d’où l’importance d’une société civile active.

Valeurs communes, multilatéralisme, subsidiarité, cohérence, applicabilité des règles et légitimité:  notre tâche dans les années à venir sera de réinventer un système de gouvernance mondiale fondé sur ces principes.

Je vous remercie de votre attention.

 

 

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