NOUVELLES: ALLOCUTIONS — DG PASCAL LAMY


POUR EN SAVOIR PLUS:
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Merci , Jean Claude, pour cette invitation,

Merci aussi pour cet éloge qui, bien entendu, froisse ma modestie légendaire.

Pour préparer cette intervention, je me suis reporté quarante ans en arrière, lorsque j’étais assis à votre place,  pour m’interroger sur  ce qui m’aurait été utile d’entendre, de cette chaire.

 Je sais  aujourd’hui ce que j’en aurais attendu: une grille de lecture du monde, quelques clés pour l’appréhender, et envisager comment m’y projeter. Et si possible, comment y inscrire une action qui irait dans la bonne direction.

 Vous êtes à un âge où, je l’espère, vous avez commencé à  réfléchir sur le bon cap à prendre.

 Je vous propose donc  une grille de lecture, une parmi d’autres;  sans doute, bien différente de celle qu’un Américain, un Chinois ou un Africain vous présenterait à ma place. La mienne est nourrie de l’expérience professionnelle dont j’ai  eu la chance de bénéficier et qui m’a impliqué dans plusieurs des grands bouleversements survenus ces quarante dernières années. Ce qui invite, inévitablement à la réflexion prospective qu’il s’agisse des dix ans passés à servir la République française, des quinze ans que  j’ai consacrés à la  construction européenne  ou des  huit  ans que j’aurai passés à la tête de  l’Organisation mondiale du commerce.

Une lecture et quelques clés, donc. Vous n’êtes pas ici pour découvrir une vérité révélée mais pour apprendre à bâtir votre propre vérité. Celle qui vous permettra de décider, dans l’avenir, de vos engagements professionnels  dont vous réaliserez qu’ils ne sont pas tant affaire de connaissance mais plutôt de compétence.

C’est ici, dans vos études, que vous trouverez les outils nécessaires à éclairer vos choix de femmes et d’hommes. 

Examinons  d’abord, ensemble, le passé : les traits saillants qui ont marqué le temps où j’étais à votre place et, les grandes tendances qui ont marqué les quatre dernières décennies.  Puis, dans un deuxième temps, l’avenir :  celles qui se profilent à l’horizon, disons, 2030.

 Remontons 40 ans en arrière : 1972. C’est l’année de la première visite d’un président des Etats-Unis, Richard Nixon dans la Chine d’alors, dirigée par Mao Zedong. C’est aussi la date de la conférence de Stockholm, la première conférence internationale sur les questions environnementales — la pollution selon la terminologie de l’époque — . C’est encore l’année des négociations de paix qui ont mis fin à la guerre du Viet Nam, et c’est enfin l’année du traité SALT sur la limitation des armes stratégiques.  J’avais votre âge et  je me souviens que l’Espagne voisine subissait encore la dictature du General Franco.

 1971, l’année précédente,  avait été marquée par la fin de la  convertibilité du dollar en or, et la sortie du système de changes fixes établi à Bretton Wood.  1973, la suivante, fut celle du premier choc pétrolier découlant de la guerre du Kippour.

 Il est, certes, toujours malaisé d’attribuer à  telle  année plutôt qu’à telle autre,  un caractère décisif sans s’attirer les foudres des historiens. Reconnaissons néanmoins, que ces quelques évènements contenaient, au moins en germes,  nombre d’inflexions, d’évolutions qui allaient suivre.

2012: c’est le cinquième anniversaire de la crise, si je puis dire. C’est aussi l’année du basculement géo économique que cette crise a accéléré : pour la première fois dans l’Histoire, la production des pays dits en développement dépasse celle des pays dits développés.

Ces quelques rappels  nous parlent du grand phénomène qui a dominé ces décennies : la croissance, l’interdépendance économique, financière, humaine, qui revêt des aspects extrêmement nombreux et complexes, et qui s’appelle globalisation. Ce phénomène est à la fois le produit et le moteur de ce que Jean Michel Severino a appelé  dans un ouvrage  que je vous recommande —  un des meilleurs livres sur le monde contemporain —  : “le Grand Basculement”. Ce que cet ouvrage met en évidence, c’est le poids que les pays développés et les pays en développement ont acquis progressivement,  mais aussi l’émergence de puissances économiques et donc politiques, telles que la Chine, l’Inde, le Brésil, mais aussi, l’Indonésie, le Mexique ou encore l’Afrique du Sud, pour n’en citer que quelques-unes.

 Cette globalisation a produit deux  effets majeurs. D’abord une croissance économique importante, régulière sur ces années-là. Approximativement,  +1,5% en moyenne de croissance du PNB par tête. Puis, et c’est ce qui compte le plus, une réduction considérable de la pauvreté absolue.  La proportion de pauvres dans le monde sur cette période a été réduite de moitié. Approximativement,  de la moitié de la population mondiale à un quart de la population mondiale.

 Des progrès ont aussi été réalisés dans le domaine de l’inégalité des sexes sur tous les continents. Mais cette même période a vu les inégalités dans le monde augmenter, moins entre les pays qu’à l’intérieur des pays. Nous sommes donc en présence d’une dualité  paradoxale : un  progrès sur le plan humain et social qui ne se traduit pas par une réduction des inégalités.  Paradoxe que la famille politique à laquelle j’appartiens perçoit comme une injustice. Je n’introduirai pas maintenant le débat philosophique complexe visant à  déterminer si toute inégalité est source d’injustice ou si toute injustice engendre de  l’inégalité. Il s’agit d’un postulat idéologique que j’assume.

Cette globalisation a attesté de la prééminence d’un système économique que je qualifierais de Ricardo-Schumpeterien, dont le moteur est la technologie. Ce sont les grandes révolutions technologiques qui ont rendu la globalisation à la fois possible et productive. Sur la période considérée, ces changements trouvent leur origine fondamentale dans l’explosion des technologies de l’information et des  télécommunications. Il y 40 ans, pas un seul téléphone mobile dans la poche d’un homme. Aujourd’hui, il en existe  6 milliards.

 Ce moteur technologique a eu pour effet la réduction inouïe, sans précédent, du coût de la distance, et des  coûts de l’échange. Moins il subsiste de frottements, plus les échanges se multiplient.

 Autre révolution technologique qui a complètement bouleversé la donne de l’échange international: la conteneurisation, apparue dans les années 50-60 . Sur la période considérée, cette technique a divisé le coût du transport à la tonne par un facteur cinquante ! De ce point de vue,  l’inventeur de la conteneurisation mérite d’être rangé à peu près au niveau de l’inventeur de l’internet, de la machine à vapeur ou de l’électricité.

Ce système produit des efficiences considérables, de la productivité et donc de la croissance — la croissance d’une économie résultant, pour l’essentiel, de la somme des efficacités qu’elle accumule. Ce système, selon les principes ricardiens, atteint un optimum collectif si chacun se spécialise dans le métier qu’il maitrise le mieux. Cette théorie vaut au plan personnel comme à l’échelle d’une nation.

Pour bien  comprendre le fonctionnement du système, il faut y intégrer la théorie de Schumpeter selon qui toutes ces efficiences se produisent par le truchement de chocs qui remodèlent les positions compétitives des uns et des autres. Ces chocs qui redistribuent les cartes, les qualifications, les avantages, résultent de  l’accroissement de l’échange qu’il soit national ou international. Ces quarante  années ont, en quelque sorte, validé les théories de Messieurs  Ricardo et  Schumpeter dont le portrait a d’ailleurs  trouvé place  dans mon bureau à Genève. Ni l’un ni l’autre n’auraient imaginé dans quelles proportions leur système allait se développer.

Les conséquences économiques et sociales de cette efficacité combinée aux chocs dont elle est le produit,  sont d’autant plus considérables que nous nous dirigeons vers cette économie de la connaissance sur laquelle je reviendrai. Ce type d’économie distribue différemment les avantages comparatifs et accorde une importance plus grande à la connaissance, au talent et à la qualification.

Sur le plan géopolitique, sur lequel je suis moins expert, la globalisation  s’est accompagnée d’une atténuation des tensions mondiales, mais d’une augmentation des conflits locaux. Aujourd’hui, la majorité des conflits transfrontaliers ont quasiment disparu, alors que les guerres qui sèment le chaos,  la terreur,  et la mort pour  des milliers de personnes  sont intra frontalières.

 Cette période a vu une stabilisation des dépenses globales mondiales de défense.  On peut considérer que c’est une bonne nouvelle. On peut aussi considérer que c’est une mauvaise nouvelle parce que s’il n’y a plus de tensions du type de celles que nous avons connu il  y a 40 ans, pourquoi continuer à dépenser 1700 milliards de dollars par an en armements ?

 La réduction de ces tensions globales correspond  à une baisse des tensions idéologiques. Je l’ai rappelé plus haut:  1972 , fin de la guerre au Viet Nam qui fut le dernier affrontement armé d’un système d’inspiration capitaliste à un système d’inspiration communiste.  D’évidence, l’événement géopolitique majeur de la période fut la Chute du Mur, résultat d’une  érosion, d’un effilochement puis  d’un effondrement, notamment économique du système communiste.

Pour autant, nous ne vivons pas dans ce monde plat dont parle tel ou tel  géopoliticien américain. La globalisation est, certes,  une extension du capitalisme de marché, modèle dominant . Mais qui ne recueille pas l’adhésion promise par ses zélateurs, en raison de ses difficultés à produire une  croissance capable de se transformer en bien être. C’est là que réside la différence entre l’économie et l’économie politique.

L’économie peut être, d’un certain point de vue, assimilée à une science; l’économie politique, certainement pas, l’essentiel étant, au bout du compte les bienfaits que les citoyens et les citoyennes tirent des progrès de cette croissance économique.

Cette période de 40 ans s’achève sur  cette crise  dont vous aurez compris le caractère inévitablement global et qui a commencé aux Etats Unis en 2007 dans un secteur particulier de l’industrie  financière. Je suis de ceux qui pensent que l’origine de la crise financière qui s’est transformée en crise économique et sociale globale se trouve dans le défaut de gouvernance, de régulation, de maitrise d’une industrie plus globalisée encore que les autres.

 Ce n’est pas un hasard si le système a explosé dans un secteur dépourvu de gouvernance globale. La question avait  pourtant déjà été posée, depuis longtemps, et à maintes reprises.  Du temps où j’étais Sherpa du G-7 et du G-8 , entre 1985 et 1994 à la tête du  Cabinet de Jacques Delors à la commission européenne, la question de l’adoption de règles globales qui disciplineraient la finance mondiale se posait régulièrement. Une partie des membres du G-7 G-8 , la France, l’Allemagne, le Japon, le Canada, conscients des risques,  voulaient s’attaquer au problème. D’autres, au contraire, craignaient qu’une réforme de l’industrie financière ne vienne brider l’innovation, et casser ce très puissant ressort de la globalisation.

Pourquoi aucune décision n’a-t-elle été prise autour de cette table du G-7 G-8 à l’époque ? Pas de consensus !  La grande difficulté d’un système de gouvernance  international vient de ce que  le consensus est la règle et donc que la prime à l’immobilisme demeure considérable.

 En résumé, la globalisation aura buté sur notre incapacité collective à en maitriser les risques.

 Regardons maintenant l’avenir, votre avenir, et tentons d’identifier de façon brève et schématique les probables évolutions, et les défis à relever.

Dans les projections du monde en 2030, le PNB  de la Chine sera de 24  mille milliards de dollars, celui des États-Unis de 17 mille milliards de dollars. Celui de l’Europe sera de 14 mille milliards et celui de l’Inde de 10 mille milliards de dollars. Le PNB par tête en Chine ne représentera cependant qu’un tiers du PNB par tête aux Etats Unis. En dépit d’une énorme croissance, les inégalités globales dont le revenu par tête donne une indication,  subsistent donc.

 Les tendances démographiques — l’accroissement ou le vieillissement de la population ou l’urbanisation — sont connues : la population mondiale en 2030 atteindra environ  8 ,5 milliards d’habitants dont 7 milliards vivront dans ce qu’on appelle aujourd’hui les pays en développement. L’âge moyen de la population va augmenter de 5 ans .L’âge médian des Africains sera à peu près de 18 ans, celui des Chinois de 34 ans et celui de la population du Sud- Est asiatique de 25 ans.

 Toujours à l’horizon 2030, l’urbanisation va se poursuivre et  70% de la population mondiale vivra dans des villes. Ce phénomène aura un impact lourd sur les systèmes économiques, sociaux et politiques:   sur la croissance qui se fera par effet des connexions, effet de “clusters”, disent les spécialistes. Cette urbanisation sera donc un moteur supplémentaire d’efficience de la technologie, mais aussi un facteur de tensions politiques, et sociales, du fait de l’inégalité des niveaux de vie et de la difficulté des espaces urbains à assurer l’inclusion sociale, à la différences des espaces ruraux. L’Histoire nous l’a enseigné, les villes agissent comme  des bouillons de culture propices aux ruptures politiques et aux  révolutions.

Une remarque concernant le continent Africain  qui justifierait davantage d’intérêt et d’attention de la part des dirigeants européens : y a aujourd’hui 900 millions d’Africains mais qu’il y en aura en 2030 probablement 1,5 milliard.

 Comment ces évolutions  vont elle se traduire sur le plan économique ? par l’émergence d’une classe moyenne mondiale qui comptera environ 2 milliards d’humains. Cette classe moyenne qui se caractérise par   le niveau et le mode de vie, l’éducation, l’esprit critique, l’aspiration à poursuivre le progrès responsable de sa promotion, représente un potentiel de consommation gigantesque dans les décennies à venir. Aujourd’hui 60% de cette classe moyenne mondiale vit en Amérique du Nord,  en Europe ou au Japon. À l’échéance 2030 -2040, 30% seulement de cette catégorie  vivra en Europe ou en Amérique du Nord, le reste se trouvera ailleurs dans le monde.  Le Grand Basculement n’est pas terminé, loin de là.

 Promesse de croissance considérable grâce à ce potentiel de consommation. Mais aussi, probablement présage de problèmes politiques dus aux divergences des aspirations. L’expérience politique tend à montrer que lorsque les pays se développent et que les populations sortent de la pauvreté, contrairement à l’idée reçue, elles aspirent  à s’enrichir encore plus. C’est un phénomène fondamental du capitalisme de marché, bien connu des vendeurs de biens de consommations, des sociétés de marketing et de tous ceux qui travaillent sur l’interaction entre le comportement économique des consommateurs et leur satisfaction personnelle.

 Cependant, et c’est un problème sur lequel  je reviendrai et  qui demeure, à ce jour, sans solution,  les tendances de cette croissance vont continuer à produire des inégalités.

 Autre tendance dont on peut prévoir qu’elle va continuer à dominer les forces qui structurent les systèmes économiques, politiques et sociaux : la technologie, l’innovation, mais surtout  le progrès scientifique dont le développement promet d’être  immense avec les biotechnologies ou les nanotechnologies.

Cette économie de la connaissance qui va voir le jour grâce à l’énorme diffusion de l’information, de la culture, va déboucher sur une économie critique. Les progrès de la connaissance naissent de la capacité critique et dans le monde vers lequel nous nous dirigeons, le gouvernement des hommes sera plus  diffus et disséminé. Nous allons assister à une poursuite de la globalisation, avec une démultiplication des systèmes de production au travers d’espaces géographiques mondiaux, et à une accentuation de la séparation géographique entre le producteur et le consommateur.

 Nous sortons d’un monde où l’essentiel de ce qui était consommé quelque part était produit sur place. Nous allons vers un monde où l’essentiel de ce qui est produit quelque part sera consommé ailleurs et vice et versa. Le contenu en importation des exportations en moyenne dans le monde est passé de 20% il y a 20 ans à 40% aujourd’hui et il sera probablement à 60% dans 20 ans. C’est un modèle économique totalement différent de celui qui a prévalu pendant des siècles dont les conséquences anthropologiques sont encore inconnues.  L’émergence du capitalisme industriel a vu naitre  l’être économique et l’être politique — que sont le producteur et  le consommateur — et  les tensions qui habitent  cet homo oeconomicus  . Les intérêts d’un travailleur et les intérêts de ce travailleur consommateur  ne sont pas forcément les mêmes selon les règles du capitalisme de marché et cette  dichotomie de l’homo oeconomicus ne va faire que croître .

 Sans vouloir être exhaustif, voici maintenant  quels  seront, à mon sens,  les grands défis à relever.

 Nous savons que le modèle de croissance actuel, le capitalisme de marché  tel qu’il s’est développé n’est “soutenable” — faute de trouver meilleure traduction   —  ni sur le plan social ni sur le plan environnemental.

 Bien que l’impact  environnemental soit le plus important, le plus visible et le mieux  reconnu collectivement, nous tardons à tirer les conséquences qui s’imposent.

L’impact du capitalisme de marché sur le plan social est, lui, plus difficile à reconnaitre.  Le réchauffement de la planète est un phénomène objectif et largement reconnu comme imputable  aux humains.  Le niveau d’inégalité sociale acceptable relève davantage de la subjectivité, de la culture. Nous avons conscience que nous ne pouvons continuer à consommer des ressources naturelles limitées au rythme d’aujourd’hui .Nous savons aussi que le système ricardo suchmpeterien épuise les hommes en plus d’épuiser les ressources naturelles au risque d’engendrer frustrations et  conflits, qui sont le terreau de la violence.

 L’évolution démographique telle que je vous l’ai décrite plus haut se traduira par un accroissement de 30% de la consommation d’énergie, de 50% de la consommation d’eau et une difficulté accrue à fournir en alimentation la population de 2030 à 2040. Non pas que les humains sortant de la pauvreté mangent plus, mais ils s’alimentent différemment. Avec 1 $ par jour, un homme mangera du riz. Avec 10 $ par jour, il mangera du poulet. Or le rendement énergétique du riz est 10  fois supérieur à celui du poulet. Manger du poulet équivaut à manger le riz consommé par le poulet. Cette évolution  nutritionnelle dont le rendement protéinique est mauvais est pourtant considérée par la plupart, à juste titre, comme un progrès.

Nous savons que d’ici à 30 ou 40 ans, la température globale aura augmenté d’entre 1 et 1,5 degré et  les conséquences de ce réchauffement ont déjà été abondamment  décrites.

Je crois que nous ne pouvons continuer avec ce modèle de croissance. Reste à se mettre d’accord sur le diagnostic et, surtout,  sur les conséquences à en tirer.

 Il y a, pour schématiser, deux grandes séries de réponses : celle des libéraux et celle des interventionnistes.

 Les libéraux admettent l’existence de ces problèmes mais prétendent que le marché, la technologie et un minimum de régulation vont les résoudre. C’est une affaire de prix. Pour réduire la consommation d’énergie qui met en danger le climat, il suffit d’augmenter le prix de l’énergie pour changer les comportements de consommation. La rationalité par les marchés.

 Même raisonnement concernant un autre problème majeur résultant de ces évolutions démographiques, l’emploi. Même si à première vue la globalisation a jusqu’à présent produit une quantité considérable d’emplois, d’ailleurs très inégalement répartis, il n’est pas sûr que malgré les évolutions dans l’éducation et la technologie, l’augmentation du niveau de qualification et de connaissances, le monde produira suffisamment d’emplois qualifiés. Les libéraux sont partisans de laisser les prix du travail s’ajuster  sur  le“ marché du travail”.

 L’école interventionniste, au contraire, dénonce l’incapacité des marchés à prendre en compte  un certain nombre de dimensions qui leur échappent, à commencer par  la manière dont se mesure  aujourd’hui le PNB. Ce point de vue conduit, bien entendu, à des conclusions toutes autres en matière de gouvernance et de politiques publiques dont la priorité devient d’assurer la cohésion sociale.

 Quelles que soient les mérites que les partisans du  modèle d’économie de marché lui prêtent  pour créer des efficiences, une intervention collective est, à mon avis,  indispensable pour développer un système de régulation qui minimise les risques de tensions, de conflits ou de guerres, qu’elles soient économiques, sociales ou politiques.

 Je mentionne, en passant, une  troisième école  de pensée qui existe toujours depuis le Club de Rome : celle de la décroissance pour qui la notion de “développement durable” est un oxymore, un concept vide puisque, selon ses tenants, on ne saurait faire de la croissance de manière soutenable.

L’objectif des systèmes économiques étant de produire des résultats sociaux, le défi majeur des  prochaines décennies  consistera à transformer la croissance en bien être. Nous savons que ce n’est pas le cas aujourd’hui, du moins pas suffisamment. Nous avons les indicateurs pour mesurer la croissance et les déficiences du système actuel mais nous ne savons pas mesurer le bien être. Le chemin est encore long pour atteindre une convergence sur  ce que des civilisations et des cultures différentes perçoivent comme le bien et le mal. Nous sommes encore loin d’un système, d’une échelle  de valeurs commun à l’humanité.

 Quel serait donc le bon modèle économique et social capable de produire le bon modèle de croissance ? Le modèle libéral ? Le modèle interventionniste?  le modèle de l’entre-deux ? Les décennies à venir vont voir  une “concurrence — coexistence” entre un modèle essentiellement libéral , celui de l’Amérique du Nord et un modèle d’inspiration interventionniste, assez bien représenté par la Chine d’aujourd’hui; entre les deux, un système mixte qui ressemble au système européen dans la mesure où il combine la vision “ marché” de l’Amérique du Nord et la vision “cohésion” ou de solidarité sociale qui s’inspire aussi  des philosophies orientales. Pour mémoire, l’Europe est le  continent  où sont consacrées plus de 50% aux dépenses de sécurité  sociale dans le monde. Dans l’éventail des civilisations à venir  possibles, l’Europe se démarque par l’importance et la sophistication de ses systèmes de protection sociale et par sa sensibilité environnementale.

 Vers lequel de ces modèles l’Amérique latine, l’Afrique ou l’Inde vont-ils tendre?  Je crois que cette question reste ouverte.

 Autre interrogation découlant des précédentes : vers quel système géopolitique  nous dirigeons nous ?

Vraisemblablement vers un schéma multipolaire de type G-20 à condition que le Conseil de sécurité de l’ONU réussisse à se réformer. Encore un exemple de rigidité  et de dichotomie des systèmes de gouvernance:  la composition des membres du Conseil de Sécurité de l’ONU qui est un instrument de gouvernance globale n’a pas évolué depuis 1945.

 Autre scénario possible : le système dit “ chimericain”, de type non plus   G-20 mais G2 dans lequel Chine et Etats Unis s’imbriqueraient sur le plan économique, technologique, financier au point de devenir inséparables. Ce serait le  stade ultime  d’une globalisation qui hésiterait entre coopération et confrontation au gré des humeurs des opinions dont la volatilité croitra avec la dissémination de l’accès à l’information, bonne ou mauvaise.

 Nous en arrivons à la question cruciale de la gouvernance. La gouvernance classique, celle du modèle démocratique  qui a progressé sans cesse  depuis des décennies et à laquelle nous sommes accoutumés n’a pas été remise en cause par les transformations de la société de l’information, l’apparition des réseaux sociaux, l’accroissement de la connaissance, de la communication, de l’esprit critique. Mais elle en sera affectée.  Cette évolution est une bonne nouvelle pour les individus et une mauvaise nouvelle pour les organisations constituées. Le développement de la connaissance et la capacité des humains à réaliser leurs projets se présentent comme autant de défis à l’autorité de tous les systèmes de pouvoir, les partis, les Eglises, l’État, les monopoles.

Au plan international, je l’ai déjà mentionné,  nous  ne disposons pas aujourd’hui des systèmes de gouvernance  correspondant à l’ampleur et à la hauteur des défis globaux auxquels nous devons faire face. En ma qualité de  Directeur général de l’OMC, je participe aux réunions du G-20 depuis sa création et j’ai constaté à chaque fois à quel point il est difficile sinon impossible d’obtenir une convergence sur ce que pourrait être une forme d’autorité internationale voire supranationale.

 Moins dans ses formes que dans le socle de valeurs qui en serait le fondement.

En matière d’environnement,  d’organisation du système monétaire international,  de cyber sécurité, de concurrence fiscale, de migrations, pour ne prendre que ces cinq exemples — j’en ai encore  dix  autres en tête —  nous savons que nous avons besoin de davantage de coopération, d’autorité, de gouvernance internationale. L’expérience de ces derniers temps nous a démontré son insuffisance. Ce n’est pas, pour l’essentiel, un problème de machinerie institutionnelle. C’est un problème  d’énergie politique, donc, d’abord  de légitimité.

Tant que l’espace de légitimité politique demeurera l’Etat Nation et c’est le cas aujourd’hui,  les dirigeants politiques, dont l’ambition légitime et naturelle est d’être réélus, se comporteront d’abord comme des dirigeants nationaux, responsables de choix nationaux pour leurs populations nationales parce que ce ne sont  pas leurs  voisins qui votent  aux élections, ce sont leurs nationaux. Pour l’instant ce problème, majeur pour votre avenir,  reste sans solution.

 Conclusion  qui ne vous surprendra guère : “ Et l’Europe dans ce tableau” ? C’est une question dont je sais qu’elle préoccupe Jean Claude Casanova, comme beaucoup d’entre nous. Sans prétendre à l’exhaustivité, ni vous infliger une profession de foi européenne, je vous livre quelques éléments qui, de mon point de vue, s’imposent : dans le monde tel qu’il est devenu, je ne vois pas d’avenir à l’Europe en tant que civilisation, pour ce qu’elle représente de valeurs, sans davantage d’intégration. Je ne vois pas de place pour ce qui fait la spécificité de l’Europe, — un savant dosage de sécurité, de social, de marché, d’efficacité — sans union politique. Il y va de l’intérêt des Européens. Leur manque encore la conscience de cette appartenance commune,  et la volonté  de  promouvoir leurs valeurs sans les imposer aux autres — ce temps est révolu — pour organiser une cohabitation raisonnable avec les autres systèmes.

 Je crois qu’il y va aussi de l’intérêt du reste du monde. Il suffit d’observer à quel point la crise de l’Euro a créé de panique sur les autres continents, même s’ils ne l’expriment  pas toujours publiquement. Depuis deux ans,  lorsque je voyage en Chine, en Inde, aux Etats Unis ou au Brésil, les premières questions des interlocuteurs que je rencontre en tête à tête concernent la crise de l’Euro : “ Allons-nous vers l’explosion ? Parce que, sachez-le, les conséquences seraient pour nous catastrophiques”. Je cite cet exemple récent pour montrer que l’expérience européenne reste une  tentative unique  au monde pour la  constitution d’une autorité supranationale correspondant  à des enjeux collectifs.

 Je ne prétends pas que l’expérience européenne, avec ses paramètres historiques si particuliers, puisse  être reproduite. C’est ce que j’explique aux dirigeants africains, asiatiques ou latino américains. Pour inventer un système de direction politique doté d’une légitimité suffisante, les européens doivent poursuivre cette construction inédite d’un espace politique qui sorte de la gangue traditionnelle, westphalienne, des Etats-nations. J’ai la conviction que ce laboratoire est essentiel pour la suite.  Pour les européens mais aussi pour les autres. C’est un des éléments qui déterminera si le monde en 2030, le vôtre, sera meilleur ou pire que celui d’aujourd’hui.

Tous ces questionnements sont entre vos mains. Il appartient à votre génération de trouver des réponses. Pour en revenir au parcours qui vous attend dans cet Institut, je vous souhaite, au moins à l’un ou l’une d’entre vous, d’être à ma place dans quarante ans. Même sur l’invitation expresse des autorités  de Sciences Po en ces temps lointains, je doute de pouvoir être présent. Mais j’espère que l’un, l’une  ou l’autre parmi vous se livrera, à ma place,  au même exercice que moi aujourd’hui et  brossera à grands traits une  peinture du monde tel qu’il se présentera.  Grâce aux instruments dont vous allez disposer  pendant vos années d’études, grâce à  la compréhension du monde que vous aurez accumulé, il reviendra, à celui ou celle d’entre vous qui aura cette chance, de montrer  si la capacité de l’humanité à réduire le malheur et l’injustice a progressé.

  Je suis de ceux qui pensent que cette œuvre humaine est possible et  je vous souhaite de vous y atteler vigoureusement et sans tarder. 

 

 

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