DIRECTEUR GÉNÉRAL ADJOINT ALAN WM. WOLFF

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À l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, lors de la séance d'ouverture de la Geneva Trade Week, Joost Pauwelyn, Professeur à l'Institut, a posé les questions suivantes à propos de l'avenir de l'OMC et du système commercial mondial. Voici mes réponses.

  • 1. Étant donné votre travail, le continent dont vous êtes originaire ou sur lequel vous travaillez, et les nombreuses parties prenantes avec lesquelles vous collaborez, avez-vous remarqué une évolution ou un changement dans le discours sur “les raisons pour lesquelles nous commerçons” et “les objectifs” que le système commercial devrait poursuivre?

Nous vivons une période étrange, avec cette réalité alternative que nous expérimentons. Je vous parle par des moyens virtuels, à défaut de pouvoir être avec vous dans la même salle. Cet événement, auquel nous sommes conviés, vise en fait à lancer un substitut du Forum public annuel de l'OMC. Notre hôte a été choisi pour son éminente expertise juridique afin de participer à un arrangement qui vise à remplacer provisoirement le système de règlement des différends de l'OMC et qui est soutenu par des pays représentant une part très importante du commerce mondial. Aux États-Unis, on a inventé l'expression “faits alternatifs”. Dans l'univers alternatif (par opposition à celui des partisans du système commercial multilatéral), la mondialisation est perçue par beaucoup trop de gens comme la principale cause de préjudice pour les économies nationales.

L'année prochaine, j'espère que nous reviendrons à la véritable réalité. Je sais au moins qu'il y aura un Forum public de l'OMC l'an prochain, autour de cette date. Nous aurons un nouveau directeur général ou une nouvelle directrice générale. Les Membres et le Secrétariat de l'OMC seront revitalisés. J'espère que nos vies à tous pourront reprendre un cours normal en 2021.

Ce qui est bien réel aujourd'hui, et depuis plusieurs années, c'est la nette montée du populisme des deux côtés de l'Océan atlantique et ailleurs, du nationalisme et de la défiance à l'égard du commerce international. C'est encore heureusement un point de vue minoritaire, mais il n'est pas négligeable. Aux États-Unis, une faible majorité est en faveur des accords de libre-échange.(1) Toutefois, le commerce ne suscite pas la même appréhension selon les groupes d'âge. La technologie continue de causer beaucoup plus de bouleversements que le commerce, mais, dans l'ensemble, les jeunes se sont adaptés, aux États-Unis et ailleurs. Les résultats des sondages pour les États-Unis montrent que les jeunes sont largement favorables au commerce.(2)

La mondialisation est prise pour cible parce que la plupart des gens ne se plaignent pas des changements technologiques, qui sont pourtant bien plus perturbateurs. Ils sont attachés à leur smartphone et, dans leur majorité, n'associent pas ces petits bijoux de technologie à la décimation, voire à l'extinction pure et simple, de nombreuses branches de production.

Comme on le dit souvent, car c'est vrai, les avantages du commerce sont largement diffusés et appréciés, mais ils passent la plupart du temps inaperçus, par exemple le fait de pouvoir acheter des fruits hors saison. Les consommateurs ne font pas pression sur leur gouvernement pour avoir des épis de maïs frais en plein hiver. Les perturbations causées par le commerce sont souvent limitées. Ceux qui sont lésés se font entendre, ce qui est compréhensible, et leur voix pèse dans le débat politique.

Nous tous qui soutenons le système commercial multilatéral n'avons pas su communiquer efficacement sur le fait que l'OMC vise avant toute chose à assurer l'équité en plus de la libéralisation des échanges. Si vous êtes un travailleur dans une usine qui fabrique un bon produit compétitif, un agriculteur qui cultive un produit agricole compétitif, ou quelqu'un qui crée un service compétitif ou une application innovante pour un smartphone, vous aurez de bonnes chances de vendre sur les marchés mondiaux sans subir de discrimination, sans être exclu par une norme ou un droit de douane élevé. Si, malgré les obligations d'un Membre, votre produit fait l'objet d'une discrimination et que les règles sont applicables, il y a de bonnes chances également de parvenir à une issue équitable.

Qu'en est-il de l'avenir? À l'avenir, le système commercial devra produire de meilleurs résultats pour les femmes et pour les micro, petites et moyennes entreprises. Il devra répondre aux besoins qui se font actuellement sentir, pour l'économie numérique, pour l'environnement. Le système commercial doit s'intéresser à la politique de la concurrence lorsqu'elle a un effet notable sur les courants d'échanges. Ce sont les forces du marché, et non les pouvoirs publics, qui doivent déterminer les résultats en matière de concurrence.

Il faudrait que, grâce au système commercial, les produits agricoles puissent traverser plus facilement les frontières, par exemple en cas de mauvaises récoltes ou de maladies animales. Le système doit être plus performant pour mieux répondre aux besoins concrets de développement et augmenter les niveaux de revenus de tous les peuples. Il doit rendre les mesures commerciales transparentes en temps réel. Il doit réduire les coûts d'acheminement des marchandises d'un pays à l'autre, coûts dont la charge est souvent beaucoup plus lourde que celle des droits de douane. Et lorsqu'une branche de production subit un préjudice du fait du commerce et que les travailleurs se retrouvent sans emploi, il doit y avoir une marge de manœuvre pour fournir une aide ciblée, proportionnée, transparente et temporaire.

  • 2. Pensez-vous qu'aujourd'hui, compte tenu de la grande diversité et de la concurrence stratégique entre les pays et les systèmes économiques, mais aussi de la polarisation politique à l'intérieur des pays, un “ nouveau consensus” sur le commerce et la politique commerciale est possible? Si oui, quel pourrait être le dénominateur commun ou les principes directeurs de ce “nouveau consensus”? 

Je préconise fortement d'améliorer le système commercial existant plutôt que de repartir de zéro pour créer quelque chose de nouveau. La question centrale est de savoir si les Membres, qui prêtent tous allégeance au “multilatéralisme”, ont suffisamment en commun pour maintenir puis pour améliorer le système actuel. Je pense que c'est le cas pour chacun d'entre eux, sans exception.

Il y a deux éléments strictement nécessaires pour trouver un terrain d'entente: chacun des Membres doit être convaincu que le commerce peut être positif pour sa population et doit en promouvoir les objectifs, et il doit également veiller à ce que ce soit les forces du marché qui déterminent les résultats en matière de concurrence. Ce sont les deux conditions sous-jacentes à l'adhésion au système commercial mondial, le dénominateur commun incontournable, le principe directeur du système existant.

Ces deux conditions sont des préalables, sans lesquels les fondations de l'OMC seraient gravement ébranlées. À ma connaissance, un seul Membre s'est explicitement engagé à respecter la deuxième condition, à savoir que les forces du marché déterminent les résultats en matière de concurrence (en ce qui concerne les entreprises publiques).

Il y a six jours, à la réunion virtuelle des Ministres du commerce du G-20, placée sous la conduite de l'Arabie saoudite, le Président a avancé l'analyse suivante dans son résumé de l'Initiative de Riyad:

Tous les Membres sont convenus de citer les points suivants comme autant de principes de l'OMC:

  • primauté du droit;
  • transparence;
  • non-discrimination;
  • caractère inclusif;
  • concurrence loyale;
  • ouverture des marchés;
  • résistance au protectionnisme;
  • accords réciproques et mutuellement avantageux, ... [qui] prévoient un traitement différencié et plus favorable pour les pays en développement, y compris une attention particulière portée aux pays les moins avancés.

C'est une liste assez impressionnante pour le G-20. Ses membres ne se sont jamais accordés sur quelque chose d'aussi concret avant, pas depuis que la réforme de l'OMC est à l'ordre du jour. Il y a certaines omissions évidentes, comme la nécessité d'un système de règlement des différends à caractère contraignant, la nécessité d'avoir des politiques axées sur le marché, le développement durable et la règle stricte du consensus. Ces points n'ont pas fait l'objet d'un accord, mais cette liste n'est pas mauvaise

En réfléchissant il y a quelques mois à l'objectif de l'Initiative de Riyad d'établir une telle liste, j'ai recensé 16 valeurs inhérentes à l'OMC:

  • la réciprocité: une réciprocité largement définie est nécessaire pour que les négociations aboutissent; 
  • la coopération internationale(2): la coopération est une responsabilité partagée des Membres pour permettre à l'Organisation de fonctionner;
  • la primauté du droit: le caractère exécutoire des obligations est une caractéristique essentielle de l'OMC par rapport à la plupart des autres initiatives internationales;
  • le bien-être: au cœur de l'Organisation, il s'agit de la progression économique des habitants des pays Membres. Le bien-être est défini comme incluant la création d'emplois et, comme nous le découvrons, il inclut également la santé;
  • l'égalité: l'égalité entre les Membres donne la possibilité à chaque Membre de participer aux travaux de l'Organisation dans la mesure de ses capacités;
  • la souveraineté: la souveraineté est préservée - aucune décision prise au sein de l'OMC n'a d'effet automatique sur les lois ou les actions d'un Membre;
  • le développement: favoriser le développement pour permettre à tous les Membres de bénéficier des droits et d'assumer les obligations de l'OMC dans des conditions d'égalité;
  • les forces du marché: ce sont des considérations commerciales qui doivent déterminer les résultats en matière de concurrence;
  • la convergence: l'OMC n'est pas simplement une question de coexistence; les divergences entre les Membres qui affectent le commerce et qui s'écartent des principes régissant l'OMC, ses valeurs fondamentales, doivent être progressivement surmontées;
  • la durabilité: les Membres adoptent une attitude de plus en plus soucieuse de la protection de la planète et de ses habitants;
  • la moralité: sans elle, il serait difficile d'expliquer pleinement la disposition relative à la disponibilité des produits pharmaceutiques en cas d'urgence sanitaire; 
  • l'universalité: tous les pays disposés à négocier leur accession peuvent devenir Membres de l'OMC; et
  • la stabilité et la paix(3): la mission initiale du système commercial multilatéral était de renforcer la croissance économique pour atteindre la stabilité et soutenir la paix; aujourd'hui, l'OMC favorise l'intégration des pays en conflit dans l'économie mondiale.

Depuis que j'ai établi cette liste, j'ai identifié trois autres valeurs sous-jacentes: une forte préférence pour une ouverture au commerce mondial exempte de distorsions, la recherche d'un équilibre dans le système afin d'offrir des avantages à tous, et enfin un niveau de confiance suffisant sans lequel rien ne serait possible.(3)

C'est dans le souci de ces valeurs que l'on doit entreprendre d'améliorer le système actuel.

Il n'y a pas de “nouveau consensus” pour le moment, si l'on entend par cette expression un consensus pour un changement radical. Où trouverait-on d'ailleurs un nouveau consensus global? Actuellement pas parmi les trois plus grands Membres de l'OMC. Et sans la participation de ces Membres, quel sous-ensemble de pays commerçants de taille moyenne constituerait ou pourrait constituer une alternative au système commercial multilatéral actuel? Pour paraphraser Winston Churchill, l'OMC, le système commercial multilatéral, est la pire forme d'arrangement commercial, à l'exception de toutes les autres.

Pour vérifier l'idée qu'un nouveau consensus radical est impossible actuellement, on peut évoquer quelques pistes pour un arrangement commercial universel fondamentalement différent:

  • Limiter fortement la participation de l'État, car celle-ci peut fausser les échanges. Cela ne se produira pas dans le monde tel qu'il est. Peu de Membres, et peut-être même aucun, ne pourraient adhérer à un tel arrangement.
  • Viser la coexistence plutôt que la convergence, l'hypothèse sous-jacente du système actuel. Qu'aurait-on à y gagner exactement? La paix commerciale, mais à un prix trop élevé.
  • Abandonner officiellement la non-discrimination, rendre les engagements tarifaires plus souples, célébrer chaque arrangement commercial préférentiel sous-multilatéral. En quoi cela rendrait-il le monde meilleur?

Un changement progressif est à l'œuvre. La tendance, amorcée à Buenos Aires en décembre 2017 lors de la onzième Conférence ministérielle de l'OMC, consiste à progresser via des coalitions de bonnes volontés. Ces initiatives arrivent maintenant au terme de leur phase d'essai et sont prêtes à être déployées à plus grande échelle. Il s'agit de domaines de consensus qui sont susceptibles de se traduire par des accords plurilatéraux ouverts:

  • Un consensus sur un accord sur le commerce électronique.
  • Un consensus sur la facilitation de l'investissement, la prise en compte des besoins des micro, petites et moyennes entreprises (MPME), et la mise en place de nouvelles obligations en ce qui concerne la réglementation intérieure des services.

Au-delà de ça, qu'est-ce qui est envisageable?

  • Un consensus sur un élargissement futur de l'Accord sur les technologies de l'information.
  • Un consensus sur la mise à jour et l'élargissement du champ d'application de l'Accord sur les produits pharmaceutiques bénéficiant d'une exonération des droits.
  • Un consensus sur un nouvel Accord sur les biens et services environnementaux.
  • Un consensus sur l'autonomisation des femmes.

Aucun de ces accords ne sera signé par l'ensemble des 164 Membres que compte actuellement l'OMC. Mais chaque accord restera ouvert à tous les Membres de l'Organisation une fois finalisé. Il n'est pas nécessaire, dans l'abstrait, de se demander si tous les avantages de ces accords seront accessibles sans condition à tous les non-signataires. Ce seront les intérêts nationaux spécifiques des parties dans le domaine concerné qui constitueront le ciment de ces accords. C'est là le ciment de tous les accords internationaux. 

On peut imaginer que les Membres qui adhérent à l'un de ces domaines de consensus décident de le désigner comme un accord de l'OMC(4), peut-être en fonction de la volonté d'autres Membres de les suivre, ou de s'en remettre au règlement des différends pour trancher telle ou telle question (en reconnaissant que l'absence d'un organe d'appel risque de compromettre la capacité du système à produire des résultats contraignants). Ce serait en rupture totale avec les 25 années de précédents à l'OMC. Le système devra faire avec cette forme de diversité tant que les accords ajoutent quelque chose à ce qui a été obtenu sur une base pleinement multilatérale, sans rien en retrancher.   

Certains domaines requièrent une approche multilatérale. C'est le cas des disciplines relatives aux subventions aux secteurs industriel et agricole. Il peut y avoir des ajustements pour les pays les moins avancés, par exemple, comme c'est généralement le cas dans la plupart des Accords, mais il faut couvrir tous les cas de figure où le soutien public peut influer sur les caractéristiques des échanges internationaux. 

  • 3. Pouvez-vous donner un ou deux exemples concrets de ce qu'il faudrait changer dans le système commercial international ou dans les accords commerciaux pour qu'ils soient mieux adaptés aux nouveaux objectifs, aux principes directeurs ou au nouveau consensus que vous voyez émerger?

Voici des exemples de ce qui doit être fait pour que l'OMC soit adaptée à sa finalité, son principal objectif étant la négociation d'accords pour actualiser et améliorer le système commercial international, régler les différends et administrer le système:

  • (1) Il faut s'entendre sur les cas dans lesquels l'unanimité est appropriée, c'est-à-dire dans lesquels la règle du consensus de l'OMC telle qu'elle est actuellement interprétée est applicable, il faut comprendre que le consensus n'est pas l'unanimité, que l'exploration de nouveaux domaines d'accord possibles n'est jamais interdite, mais qu'elle est au contraire encouragée — cela est nécessaire pour parvenir à des accords plus rapidement et pour permettre à l'Organisation de fonctionner;
  • (2) Il faut parvenir à un accord sur une forme unique de règlement des différends, qui soit contraignant mais aussi tenu de rendre des comptes aux Membres — la force exécutoire des Accords de l'OMC est la marque de fabrique de l'Organisation, c'est un élément essentiel de l'OMC
  • (3) Il faut s'accorder sur le fonctionnement de la gouvernance de l'institution, de la Direction générale, du Secrétariat et des relations entre les Membres — cela est nécessaire pour que l'Organisation puisse atteindre ses objectifs. Y aura-t-il un Secrétariat fort et proactif qui aidera les Membres dans leurs fonctions exécutives, par exemple en assurant la transparence grâce au suivi, en lançant des propositions, en examinant la conformité, etc.?    

L'une des questions centrales est de savoir comment procéder pour la réforme de l'OMC. Les conditions ne sont pas totalement réunies, les travaux n'ont pas été organisés pour que se produise le Big Bang qui donnera naissance à un nouvel univers commercial. La première tâche consiste à créer un forum utile, au sein de l'OMC, pour discuter de changements structurels concrets dans l'Organisation et ses règles.

Il n'est pas question de repartir de zéro, mais d'améliorer ce que nous avons. Il n'y a aucune raison de brûler ce qui existe dans l'espoir que quelque chose de meilleur advienne, à la manière d'un phénix qui renaîtrait de ses cendres. Ce qu'il faut, c'est une forme de révolution prudente, à l'image de la création des États-Unis. Les perturbations sont parfois fécondes: par exemple, sans les efforts contre-productifs du roi George III, la création des États-Unis aurait bien pu être reportée d'un siècle. Les obstacles à l'exercice de droits fondamentaux pour résoudre des problèmes communs obligent à emprunter de nouveaux chemins.

Il faut avancer. La progression peut être graduelle ou elle peut être plus globale, plus systémique. Certains pensent peut-être que la situation géopolitique n'est pas favorable à une réforme d'envergure, mais on peut toujours commencer.

Pour conserver et renforcer la pertinence de l'OMC, il est essentiel que l'Organisation change, qu'elle évolue. Et cela est inévitable. C'est là qu'un “nouveau consensus” se formera. La prochaine étape ne doit pas être reportée à plus tard.

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