organe d’appel

Discours d’adieu de Mme Hong Zhao, membre de l’Organe d’appel

Le 30 novembre 2020, Mme Hong Zhao, qui quitte l’Organe d’appel, a prononcé son discours d’adieu à l’Institut de hautes études de Genève. Voici ce qu’elle a dit:

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Une justice égale devant l'Accord - Discours d'adieu

Excellences, Mesdames et Messieurs les Chefs de délégations, chers collègues et amis, Professeur Pauwelyn, chers amis de l'Institut de hautes études internationales et du développement, que vous soyez en ligne ou ici aujourd'hui, Mesdames et Messieurs,

Bonjour,

Aujourd'hui s'achève mon mandat en tant que membre de l'Organe d'appel. Dès demain, l'Organe d'appel n'existera plus que dans le Mémorandum d'accord sur le règlement des différends.

Comme le veut la tradition et comme il incombe au dernier membre en exercice, je vais aujourd'hui vous dire au revoir et vous faire part de mes réflexions sur le système de règlement des différends de l'OMC. Mon discours risque de durer un peu plus que de coutume, et je vous prie de m'en excuser.

Discours d'adieu

Je dois avouer que je n'ai pas rejoint l'Organe d'appel à son heure de gloire. Le processus de sélection de nouveaux membres a été suspendu au milieu de l'année 2017, seulement six mois après le début de mon mandat. J'ai assisté au départ des membres, un à un, jusqu'à ce que l'Organe d'appel ne soit plus en mesure de travailler, et cela a été douloureux. D'un côté, les pressions exercées sur l'Organe d'appel étaient de plus en plus fortes, de l'autre, la charge de travail n'a jamais cessé d'augmenter, même en 2020. J'ai ainsi eu une occasion unique de réfléchir aux problèmes fondamentaux ayant conduit à cette situation. Les divergences entre les Membres de l'OMC concernant l'Organe d'appel qui ont été exprimées aux réunions mensuelles de l'ORD pendant trois ans et demi étaient profondes et sans précédent dans l'histoire du système commercial multilatéral. Pleinement consciente de la gravité de la situation, et de mon devoir en tant que membre de l'Organe d'appel consistant à régler les différends entre Membres de l'OMC de manière indépendante et impartiale, j'ai passé énormément de temps à examiner toutes les critiques et les observations que j'ai pu recueillir, ainsi que tous les documents pertinents sur l'historique de la négociation, avant de rédiger ce discours d'adieu. Je sais que les Membres de l'OMC attendent d'un membre de l'Organe d'appel un point de vue neutre et objectif sur ces questions épineuses.

J'espère que les vues présentées contribueront à combler les écarts, fourniront une base rationnelle pour que les questions relatives à l'Organe d'appel soient mieux comprises, et aideront les Membres à trouver une solution pour aller de l'avant. Le monde a besoin d'apaisement, et la famille du commerce mondial doit être soudée. C'est le plus grand défi de toute ma carrière. Mais je ne peux m'y soustraire, convaincue que c'est mon devoir vis-à-vis des 164 Membres de l'OMC en tant que dernier membre de l'Organe d'appel en exercice. Je m'exprimerai de manière indépendante et impartiale, comme l'exige ma fonction.

Avant tout, je vais être franche avec vous. Des affaires continuent d'être soumises à des groupes spéciaux, ce qui montre que les Membres de l'OMC continuent d'avoir confiance dans le système de règlement des différends pour le moment, et la charge de l'Organe d'appel a continué d'augmenter même après le 10 décembre 2019, lorsqu'il a annoncé qu'il suspendait tous les dossiers à l'examen et n'était plus en mesure de connaître de nouveaux appels. C'est très inquiétant. Les Membres de l'OMC continuent de déposer des recours dans le vide, et il y a jusqu'à présent 14 appels en suspens, dont 4 ont été formés après le 10 décembre 2019(1). Si cette situation perdure, le système de règlement des différends de l'OMC sera ramené au temps du GATT, quand les rapports des groupes spéciaux pouvaient facilement être bloqués par un défendeur. Il serait alors en pratique non contraignant. Cela représente une dérogation et une régression très nettes par rapport au dispositif issu du Cycle d'Uruguay. En vue d'éviter une paralysie complète, il faut agir pour remédier à la situation actuelle. L'impasse concernant l'un des piliers de l'Organisation — le règlement des différends —, et les progrès insuffisants en ce qui concerne un autre pilier — les négociations —, sont de mauvais augure pour l'avenir du système commercial multilatéral. Une véritable crise existentielle se profile à l'horizon. Il faut le dire, et tous les Membres doivent en prendre conscience. Il faut sauver le système de règlement des différends, sauver l'OMC. Et il n'y a pas de temps à perdre. C'est le premier message que je souhaite transmettre aujourd'hui aux Membres de l'OMC et à la communauté commerciale mondiale.

J'aimerais ensuite aborder trois grands thèmes: premièrement, réflexions sur le débat concernant l'Organe d'appel; deuxièmement, contribution de l'Organe d'appel au règlement des différends et à la primauté du droit international; et troisièmement, voie à suivre et suggestions pour l'avenir.

Réflexions sur le débat concernant l'Organe d'appel

Avertissement et introduction

Avertissement: Les vues exprimées ici sont miennes et ne représentent ni l'Organe d'appel ni aucune autre institution. Mon intention est d'aider les Membres et la communauté juridique de l'OMC à mieux comprendre le débat avant de prendre leurs décisions. Je propose donc un cadre d'analyse plutôt qu'une réponse.

Introduction: Un conflit idéologique

J'ai passé en revue l'ensemble des débats concernant l'Organe d'appel entre les Membres de l'OMC - les critiques remontant aussi loin que 2002 et 2003(2) — et j'ai le sentiment qu'il s'agit en réalité d'un conflit entre deux vues ou normes opposées et entre différentes préférences des Membres quant à ce que j'appellerai le style juridictionnel, la façon de rendre des décisions concernant le règlement des différends à l'OMC, y compris le fonctionnement de l'Organe d'appel. Tout cela reflète aussi les attentes très différentes des Membres de l'OMC quant au résultat des négociations du Cycle d'Uruguay. Dans une certaine mesure, le débat actuel découle des divergences qui ont été savamment intégrées dans l'Accord au moyen d'ambiguïtés constructives il y a 25 ans. Il existe ainsi des tensions — regrettables mais inévitables — entre les convictions des Membres concernant le processus juridictionnel international idéal et le système de règlement des différends établi par l'Accord sur l'OMC.

Mais avant d'en venir au débat actuel, je voudrais mentionner deux distinctions conceptuelles importantes relatives au processus juridictionnel international.

1. Approche ad hoc ou approche cohérente

Le processus juridictionnel international a beaucoup évolué, de la guerre à la paix, du règlement bilatéral au jugement par une tierce partie, de la diplomatie au droit, des décisions ponctuelles aux dispositifs institutionnels, du niveau bilatéral au niveau plurilatéral puis multilatéral, d'un à deux degrés de juridiction. Il s'agit d'une évolution spirale, dont le but est que justice soit rendue aux parties prenantes dans les domaines internationaux pertinents.

Certains pensent que, contrairement à la justice nationale, la justice internationale doit suivre une approche ad hoc et être rendue au cas par cas dans la mesure où les Membres participants en conviennent. C'est ce qui se passe par exemple pour le règlement des différends entre investisseur et État au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). D'autres pensent au contraire que les organes juridictionnels internationaux doivent rendre des jugements cohérents. Ainsi, la Cour internationale de Justice (CIJ)(3) et la Cour de justice de l'Union européenne, sans reconnaître d'effet contraignant à leurs propres décisions antérieures, en tiennent pleinement compte.(4) L'approche ad hoc et l'approche cohérente traitent les décisions antérieures, les précédents et la jurisprudence très différemment aux fins des jugements internationaux. Bien évidemment, ceux qui critiquent la pratique de l'Organe d'appel préfèrent l'approche ad hoc, tandis que la majorité des Membres de l'ORD préfèrent l'approche cohérente, insistant sur l'importance qu'il y a à préserver “la cohérence et la prévisibilité” dans l'interprétation des droits et obligations au titre des accords visés.(5)À mon sens, les différentes préférences et les angles adoptés suivant les deux approches sont précisément au cœur des divergences entre les Membres quant à la pratique juridictionnelle de l'Organe d'appel.

2. Activisme ou modération

L'“activisme” et la “modération” sont sans aucun doute parmi les expressions juridiques les plus difficiles à définir quant à la nature et à la portée. Je les utilise ici par commodité pour illustrer deux styles juridictionnels différents.

Aux fins de mon discours d'aujourd'hui, l'“activisme” désigne une pratique suivant laquelle l'organe juridictionnel est actif dans ses décisions ou dans ses interprétations, tandis que la “modération” désigne une pratique suivant laquelle il fait preuve de retenue et de prudence avant de prendre des décisions de large portée ou de donner des interprétations complètes des traités.

Il n'y a pas de position universelle quant au style juridictionnel de l'Organe d'appel parmi les Membres de l'OMC ou les universitaires spécialistes du commerce international. Les critiques formulées actuellement à l'égard de la pratique de l'Organe d'appel visent apparemment son style “actif” dans la prise de décisions et l'interprétation des traités, contraire au style “modéré” que préféreraient ou attendraient les opposants.

Après ces quelques précisions conceptuelles en guise d'introduction, examinons maintenant les principales allégations essentielles formulées à l'encontre de l'Organe d'appel sur lesquelles les Membres sont en désaccord. À mon sens, le point de repère s'agissant de savoir si l'Organe d'appel a fonctionné ou pas tel qu'il avait été conçu doit être l'Accord sur l'OMC, et non pas les attentes ou les convictions des uns et des autres. Voyons donc ce que dit l'Accord et évaluons ces allégations en comparant le traité et l'application qui en a été faite dans la réalité.

Premièrement, l'“outrepassement”

Si “outrepasser” consiste à prendre des décisions en dehors du champ des questions sur lesquelles porte un appel, ou sur des questions dont l'examen n'est pas nécessaire pour régler un différend, je suis d'accord avec cette définition et je n'ai pas outrepassé mes fonctions pendant mon mandat en tant que membre de l'Organe d'appel.(6)Pourtant, certaines critiques adressées à l'Organe d'appel donnent à penser qu'il a créé une jurisprudence, établi des précédents contraignants et légiféré plutôt que de régler des différends spécifiques. Ces allégations s'appuient principalement sur la troisième phrase de l'article 3:2 du Mémorandum d'accord sur le règlement des différends.

Or c'est sur la première phrase de l'article 3:2 que j'aimerais attirer votre attention. Elle énonce en effet une fonction essentielle du règlement des différends qu'on ne devrait pas prendre à la légère: “Le système de règlement des différends de l'OMC est un élément essentiel pour assurer la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral”. Par conséquent, la question de savoir si le fait d'“assurer la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral” est en définitive l'objet et le but du règlement des différends, ou s'il en fait partie intégrante, devient vitale. Si on accorde du poids à la première phrase de l'article 3:2 pour interpréter le but et l'objet du Mémorandum d'accord, alors les groupes spéciaux et l'Organe d'appel doivent remplir leurs fonctions en vue d'assurer “la sécurité et la prévisibilité” du système commercial multilatéral. Dans ce cas, ils travaillent uniquement pour atteindre le but et l'objet du Mémorandum d'accord en prenant des décisions similaires dans des affaires similaires et en suivant la jurisprudence pour l'interprétation d'une même disposition au titre des accords visés. Ni les groupes spéciaux ni l'Organe d'appel n'ont donc outrepassé leurs fonctions; ils les ont remplies conformément au mandat conféré par l'Accord.

Par conséquent, une lecture attentive de l'article 3:2 et des autres dispositions de l'article 3 du Mémorandum d'accord, une lecture objective et complète, fait ressortir deux perspectives pour le règlement des différends à l'OMC: il s'agit, avant tout, 1) de régler les différends de façon spécifique; et ensuite, 2) d'assurer la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral de façon générale. Ces deux perspectives doivent s'imbriquer de manière efficace et complémentaire.(7)

Deuxièmement, l'interprétation ou l'établissement de règles

L'Organe d'appel aurait, d'après les allégations, “outrepassé” son pouvoir dans des affaires ou des situations spécifiques.

Le Mémorandum d'accord indique clairement que le règlement des différends à l'OMC a pour objet de “préserver les droits et les obligations” des Membres et non pas de créer des droits et des obligations. Il est évident que le système n'est pas conçu pour établir des règles. Cependant, les groupes spéciaux et l'Organe d'appel ont pour instruction de “clarifier les dispositions existantes” des accords visés conformément aux “règles coutumières d'interprétation du droit international public”. Il est donc clair que l'interprétation des traités est une méthode clé pour clarifier les dispositions existantes afin de régler les différends entre les Membres. Autrement dit, le système de règlement des différends de l'OMC est centré sur l'interprétation des traités.

Une question se pose alors si l'Accord contient des ambiguïtés constructives qui sont mises en lumière par un Membre de l'OMC dans le cadre d'une procédure de règlement des différends: le fait de clarifier les dispositions existantes en interprétant pour régler un différend spécifique revient-il à légiférer ou à “combler des lacunes”?

C'est selon moi la question la plus difficile, et la réponse n'est pas simple.

L'organe juridictionnel a deux possibilités: soit il ne peut pas rendre de décision, soit il risque de franchir une ligne rouge (avec une interprétation extrêmement stricte de l'expression “accroître ou diminuer les droits et obligations”). Voyons cela de plus près.

Premièrement, s'agissant de régler un différend spécifique, pour toute question dûment soulevée devant l'organe juridictionnel, celui-ci jouit par définition de toute autonomie ou discrétion pour rendre une décision dans le champ de son examen en appel, conformément au Mémorandum d'accord. Du moins, il n'outrepasse pas ce faisant ses fonctions.

Deuxièmement, si l'organe juridictionnel interprète les dispositions conformément aux “règles coutumières d'interprétation du droit international public”, comme le prévoit le Mémorandum d'accord, on ne peut pas considérer qu'il légifère.

Troisièmement, si le problème d'ambiguïté est dûment soulevé devant l'organe juridictionnel, cela signifie que le Membre est prêt à se soumettre à la juridiction et à accepter le jugement. Toute critique a posteriori en fonction du résultat de la procédure susciterait des préoccupations quant au respect du principe de bonne foi dans l'exécution des traités au titre de la Convention de Vienne.

Quatrièmement, si l'Organe d'appel s'abstient de rendre une décision relative à l'interprétation d'une disposition ambiguë, est-ce contraire à la prescription énoncée à l'article 17:12 du Mémorandum d'accord lui imposant d'examiner chacune des questions soulevées?

Compte tenu de ce qui précède, si un terme ou un concept n'est pas perçu comme résultant d'une rédaction ambiguë au cours de la négociation — ce qui signifie qu'on lui donnerait son sens ordinaire s'il devait être défini aux fins du règlement d'un différend —, l'organe juridictionnel pourrait-il, en donnant une définition de ce terme, “accroître ou diminuer les droits et obligations” au sens de l'article 3:2 du Mémorandum d'accord? Est-ce que l'organe juridictionnel interprète des règles ou en établit en donnant une définition du sens ordinaire pour régler le différend dont il est saisi? Je vous pose à tous cette question.

Il s'agit là de différents aspects qui pourraient s'avérer essentiels et sur lesquels les Membres de l'OMC pourraient prendre position de manière à donner des indications claires à l'organe juridictionnel.

L'autre aspect qui pourrait déterminer si l'interprétation donnée par un organe juridictionnel constitue l'“établissement de règles” est l'effet donné par lui à cette interprétation, à savoir: avec ou sans force obligatoire?

Troisièmement, le style juridictionnel

J'estime que les principales critiques ou préoccupations formulées concernant l'Organe d'appel — y compris au sujet de l'“outrepassement”, de l'“établissement de règles”, des “avis consultatif” ou des “obiter dicta” — se rapportent finalement à une question de style juridictionnel.

Comme je l'ai dit, il existe deux “styles juridictionnels” au niveau international: l'“activisme” et la “modération”.

À ma connaissance, les Membres de l'OMC préfèrent généralement les rapports succincts étayés par un solide raisonnement aux longs rapports compliqués. C'est une préoccupation majeure pour les Membres depuis déjà un certain temps. Les groupes spéciaux et l'Organe d'appel en ont tenu compte et ont fait des efforts, mais ils n'ont peut-être pas encore répondu aux diverses attentes des Membres. Je crois que c'est un aspect que l'Organe d'appel devrait sérieusement envisager d'améliorer. Certes, le champ et l'ampleur des procédures d'appel sont parfois déterminants pour la taille des rapports rendus, mais un format rigide d'établissement des rapports risque aussi de les rendre inutilement répétitifs, et la rédaction pourrait être améliorée.

S'agissant du raisonnement et des interprétations données, j'estime cependant que la légitimité du rapport pourrait être affaiblie si le raisonnement juridique était sacrifié par souci de brièveté. Un organe juridictionnel gagne sa réputation en produisant des analyses crédibles et rationnelles, ce que — je crois — les Membres et la communauté juridique de l'OMC apprécient véritablement.

J'ai parcouru les déclarations des Membres de l'OMC devant l'ORD, ainsi que les travaux universitaires et les avis publiés dans le milieu commercial international, et j'ai l'impression qu'il existe des vues très diverses et même opposées quant au résultat et au style des rapports de l'Organe d'appel. Certains en font les louanges, la plupart des Membres s'en félicitent, et presque tous s'engagent à les mettre en œuvre à la seule condition de bénéficier d'un délai raisonnable. Certains spécialistes estiment que l'Organe d'appel devrait interpréter davantage; ils font observer qu'il évite les généralisations et le trouvent trop prudent. Bien sûr, d'autres déplorent exactement l'inverse.

Je crois pour ma part que les préoccupations exprimées par les Membres concernant l'Organe d'appel sont principalement liées à différentes façons de comprendre sa nature et sa fonction; mais elles sont aussi fortement liées à des conceptions différentes du processus juridictionnel international.

Chaque juridiction à ses propres caractéristiques et son propre style. Chaque organe, du moment qu'il reste dans les limites de son mandat et qu'il respecte les règles applicables, peut rendre des décisions en toute autonomie et à sa discrétion. Cela dit, je reconnais aussi que l'on pourrait revoir ou améliorer le style juridictionnel de l'Organe d'appel: une attitude plus prudente et modérée serait peut-être plus sûre et préférable, surtout parce que les participants sont principalement des États souverains et que la plupart des questions soulevées sont extrêmement sensibles. Personnellement, je m'en tiens toujours très strictement à l'Accord et j'interprète chaque question de manière objective, fidèlement et de bonne foi, comme le veut l'Accord.

Quatrièmement, le précédent

Le “précédent” est un autre aspect complexe sujet à controverse, qui occupe une place centrale dans le débat actuel.

J'estime que la règle du précédent illustre parfaitement la forte incidence que pourrait avoir une tradition issue de la common law sur la pratique des États et celle des juridictions aux fins de la justice internationale. Pour les juristes de culture civiliste, il est un peu surprenant de devoir se baser sur des décisions antérieures pour plaider lorsque la loi parle d'elle-même. Pourquoi des juges, dont le rôle clairement défini est d'appliquer la loi aux faits, et qui n'ont pas le droit de légiférer, ont-ils besoin de consulter des affaires antérieures et d'en tenir compte pour se prononcer? Et pourtant, la règle du précédent, héritée du droit anglo-saxon, a non seulement influencé la pratique judiciaire dans les grands pays de tradition civiliste, mais a aussi investi le processus juridictionnel international dans de nombreux domaines. Cette question mériterait à elle seule qu'on y consacre une conférence. Pour l'heure, concentrons-nous sur les répercussions pour les procédures dans le cadre de l'OMC.(8) Il est intéressant de noter qu'ironiquement ce sont surtout les pays de common law porteurs de cet héritage qui reprochent aujourd'hui à l'Organe d'appel une pratique juridictionnelle basée sur la jurisprudence.

Un “précédent” est une décision rendue dans une affaire qui fournit une base pour trancher des affaires ultérieures concernant des faits ou des questions semblables.(9) C'est un concept, une règle et une pratique, qui est ancré dans l'histoire du système anglo-américain de common law, et que l'on désigne aussi comme principe du stare decisis, suivant lequel les magistrats sont tenus aux décisions antérieures d'un tribunal.(10) Or, dans plusieurs pays de droit civil, les tribunaux suivent la doctrine de la “ jurisprudence constante”, suivant laquelle les magistrats considèrent que le raisonnement solide ayant fondé des décisions antérieures est un argument de poids mais n'a pas de force obligatoire quant aux questions de droit examinées ultérieurement. Par conséquent, bien que les théories ou concepts des deux grandes familles juridiques diffèrent grandement, leurs pratiques ont en réalité eu des effets semblables s'agissant de maintenir la cohérence des décisions des organes judiciaires.(11)

Bien que la règle du précédent ne figure en tant que telle dans aucun traité international(12), à ma connaissance, elle est couramment appliquée par les grandes juridictions internationales.(13) Même dans le contexte du règlement des différends entre investisseurs et États, un domaine où beaucoup déplorent la fragmentation et le manque de cohérence de la jurisprudence, les tribunaux arbitraux ont souvent fait référence aux décisions de tribunaux antérieurs sur des questions comme la définition de l'“investissement”.(14)

Mon collègue de l'Organe d'appel M. Ricardo Ramírez-Hernández a dit dans son discours d'adieu qu'il n'avait jamais vu un Membre qui n'ait pas appuyé ses arguments sur la jurisprudence(15) De fait, il est devenu normal pour le règlement des différends à l'OMC, au niveau des groupes spéciaux comme de l'Organe d'appel, de citer des décisions antérieures et d'en tenir compte.

Du point de vue de ceux qui ont critiqué la pratique de l'Organe d'appel, celui-ci a maintenu une certaine forme de “précédent de facto”, allant au-delà de son mandat qui consistait à se prononcer dans chaque affaire spécifique au cas par cas.

Du point de vue de nombreux Membres, “[u]ne procédure de règlement des différends à l'OMC ne crée pas de précédent”, mais “[l]a cohérence et la prévisibilité dans l'interprétation des droits et obligations au titre des accords visés sont très importantes.”(16)

Du point de vue des activités courantes de règlement des différends à l'OMC, il n'est pas étonnant que la force motrice du système vienne des Membres de l'OMC représentés par leurs juristes internationaux de haute volée. En tant qu'organes juridictionnels, les groupes spéciaux et l'Organe d'appel ne font que recevoir les plaintes introduites. Par conséquent, s'il existe un écosystème du règlement des différends à l'OMC, ils n'en représentent qu'une partie. Et si les Membres et leurs juristes continuent d'étayer leur argumentation ou leur raisonnement dans les communications et déclarations orales par des dizaines d'éléments de jurisprudence, il est très difficile pour les groupes spéciaux ou l'Organe d'appel de ne pas répondre ou prendre position par rapport à des décisions antérieures.

Du point de vue du principe d'“égalité devant l'Accord” et de “justice égale devant l'Accord”, il faut que les 164 Membres de l'OMC aient tous les mêmes possibilités d'accès à un processus juridictionnel appliquant le droit de façon uniforme pour le règlement des différends, qu'il s'agisse de leurs droits procéduraux ou de leurs droits fondamentaux au titre des accords visés. J'imagine qu'aucun Membre n'aimerait accepter des décisions différentes concernant une même question dans des situations semblables. Si la procédure de règlement des différends ne donne pas des résultats équitables, quel est son intérêt? Il en va du but ultime et du sens d'un processus juridictionnel international. Comment un système de règlement des différends pourrait-il être viable s'il produit des jugements fantaisistes ou contradictoires? C'est la question fondamentale à laquelle les Membres de l'OMC doivent réfléchir. C'est aussi ce qui déterminera l'orientation future du système de règlement des différends à l'OMC.

Pour moi, le “précédent” n'est qu'une méthode juridique permettant d'assurer la “primauté du droit”. L'enjeu pour une juridiction est de trouver un équilibre adéquat entre la “certitude” et la “flexibilité”. Tous les systèmes juridiques sont confrontés à ce dilemme. Il s'agit en fait de savoir si le système peut intégrer des changements au fil du temps et corriger ses propres erreurs, le cas échéant. Même dans les systèmes juridiques où la règle du précédent joue un rôle prépondérant, il arrive qu'un organe juridictionnel établisse une distinction ou s'écarte, voire ne tienne pas compte, de la jurisprudence (dans des circonstances exceptionnelles), dans la mesure où il peut présenter de “solides raisons”.

Par conséquent, je suggérerais aux Membres d'envisager d'intégrer dans le système de règlement des différends de l'OMC la doctrine de la “jurisprudence constante”, issue du système civiliste. Cela aiderait à résoudre la question délicate du traitement des décisions antérieures (précédents) par les organes juridictionnels de l'OMC, tout en préservant “la cohérence et la prévisibilité” du système: il serait en effet possible, sans reconnaître de force obligatoire aux rapports antérieurs, de leur accorder du poids pour l'examen des affaires ultérieures, le cas échéant.

Mon espoir est que le passage d'une tradition issue de la common law à une méthode issue du droit civil puisse offrir à cet égard une voie médiane(17pragmatique et équilibrée.

Cinquièmement, la seconde phase du processus

La seconde phase du processus juridictionnel à l'OMC n'est pas seulement une solution de compromis pour que les parties acceptent de renoncer à bloquer l'adoption du rapport d'un groupe spécial(18), mais aussi l'occasion de corriger des erreurs. Elle offre aux Membres une deuxième possibilité de faire valoir leurs arguments, et une chance d'obtenir un résultat plus juste. C'est un droit procédural des Membres de l'OMC d'avoir un accès équitable à une seconde phase du processus juridictionnel s'ils trouvent une erreur de droit dans le rapport d'un groupe spécial. Et si le système commercial multilatéral a établi un processus en deux phases dans l'Accord, c'est un droit fondamental des Membres de conserver cette structure et de faire en sorte qu'elle soit facilement accessible.

La seconde phase du processus pourrait-elle évoluer de manière à intégrer des changements au fil du temps et corriger ses propres erreurs, le cas échéant? Avant tout, il incombe à la Conférence ministérielle ou au Conseil général de légiférer et de modifier l'Accord, puis de formuler des interprétations faisant autorité pour actualiser les règles afin que l'Organe d'appel — puisque c'est de lui qu'il s'agit — puisse y donner suite. Après cela, l'Organe d'appel pourrait tenir compte de l'évolution des circonstances et actualiser sa jurisprudence sur la base de “solides raisons” chaque fois que cela serait approprié. D'après ce que je comprends, l'Organe d'appel a déjà fait évoluer sa jurisprudence, même si peu sont ceux qui le reconnaissent.(19)

Pourquoi y a-t-il eu plus d'appels formés que ce que pensaient les négociateurs?20)

Comme je l'ai dit, les affaires de règlement des différends ne sont pas conduites par un organe juridictionnel mais par les Membres de l'OMC. Autrefois, les utilisateurs les plus fréquents du système étaient les principales puissances commerciales. Plus récemment, de plus en plus de pays en développement, et même de petites économies, sont entrés dans la ronde.

J'ai le sentiment qu'on s'achemine vers une augmentation, et non pas une diminution, du nombre d'affaires. Mon conseil aux Membres est donc de faire en sorte que l'OMC soit mieux préparée à une recrudescence des différends. Les restrictions quantitatives ou les quotas ne sont peut-être pas la solution la plus simple. On ne peut pas non plus nécessairement définir ce qui constitue une “erreur fondamentale” justifiant une procédure d'appel. Les négociateurs ne s'attendaient pas à une telle augmentation du nombre d'affaires il y a 25 ans, et ce n'est la faute de personne. Il est positif que l'accès au processus juridictionnel international ne soit plus un luxe ou un privilège réservé à un petit groupe. Nous sommes plus proches d'une égalité des Membres devant l'Accord, et cela mérite d'être salué.

Contribution de l'Organe d'appel au règlement des différends et à la primauté du droit international

Il est toujours difficile d'évaluer de manière complète et objective l'institution pour laquelle on travaille. Cependant, en tant que dernier membre en exercice de l'Organe d'appel pour le moment, je suis obligée de dire quelques mots sur le travail de cette institution, sur mes confrères et sur le personnel qui nous a épaulés. Je vais m'efforcer de fonder mes observations sur des faits.

Fait n° 1: Malgré les vives critiques à son encontre, l'Organe d'appel n'a pas d'égal dans l'histoire des grandes juridictions internationales quant à son efficacité et à son efficience. En 25 ans, cet organe composé de 7 membres s'est prononcé sur 195 différends(21), contre environ 160 affaires en 74 ans pour la CIJ, laquelle compte 15 juges permanents.(22) L'Organe d'appel consacre en moyenne quelques mois à chaque affaire(23), alors que d'autres grandes juridictions internationales ont souvent besoin de plusieurs années pour rendre une décision.

L'Organe d'appel a aussi établi et maintenu une pratique normalisée et cohérente dans ses procédures de travail, en particulier s'agissant de la régularité et de l'équité, ainsi que de la bonne réputation de ses décisions.

Il a beaucoup contribué à la sécurité et à la prévisibilité du système commercial multilatéral. Même si des améliorations auraient été possibles, l'Organe d'appel se distingue par sa performance éclatante parmi toutes les juridictions internationales, et cet accomplissement passera à la postérité. Quels que soient les écueils auxquels il se heurte aujourd'hui, son établissement a été une réalisation majeure pour la primauté du droit international, et une avancée notable dans l'histoire humaine.

Fait n°2: Les membres de l'Organe d'appel sont un groupe de fidèles dévoués à la primauté du droit international. Comme le requiert le Mémorandum d'accord, ce sont des “personnes dont l'autorité est reconnue, qui [ont] fait la preuve de leur connaissance du droit, du commerce international et des questions relevant des accords visés en général”.(24 Ils ne reçoivent ni pension à vie comme les juges de la CIJ ou de la Cour pénale internationale (CPI)(25), ni honoraires journaliers comparables à ceux de leurs confrères à temps partiel du CIRDI.(26)Ils sont toujours prêts à servir, et je rends ici hommage à leur ardeur au travail.

Fait n°3: Le secrétariat de l'Organe d'appel est l'équipe la plus solide avec laquelle je n'ai jamais travaillé. Composé de seulement 25 personnes au maximum, le secrétariat est une structure beaucoup plus petite, en termes absolus et relatifs, que ses équivalents au niveau international, comme le Greffe de la CIJ qui comptait 116 personnes en 2019.(27) Pourtant la diligence et le professionnalisme n'ont jamais faibli face à l'accroissement de la charge de travail.

Je comprends que les Membres de l'OMC et leurs citoyens aient de fortes attentes. Or l'Organe d'appel est prêt à améliorer les choses si des indications claires lui sont données. Cependant, compte tenu de la structure modeste, de l'effectif limité du personnel d'appui, du grand nombre d'appels, et de la complexité croissante des affaires, il est juste de dire que nous avons fait tout notre possible et accompli notre devoir.

Nous avons entrepris ce travail, sans raison de nous plaindre, prêts à aller jusqu'au bout comme promis. Je continuerai à l'avenir d'évoquer la persévérance, l'esprit d'entreprise, le courage et la coopération au sein de l'Organe d'appel, pour inspirer de futures générations. Car je suis convaincue que les Membres de l'OMC prendront la bonne décision en vue de restaurer l'Organe d'appel.

Je vous enjoins, comme le dit le proverbe, à ne pas couper les ponts derrière vous. D'un point de vue historique, une juridiction internationale et ses organes méritent, au moins, un jugement équitable.

Voie à suivre et suggestions pour l'avenir

Le système commercial multilatéral n'a jamais traversé d'épreuve aussi difficile: deux de ses piliers sont fragilisés, il n'a pas de Directeur général, et il est marginalisé par les blocs commerciaux régionaux depuis plus d'une décennie. Ce n'est pas l'institution que nous avons connue. L'échec douloureux des négociations du Cycle de Doha n'a pas été surmonté, et les divisions concernant le règlement des différends sont de plus en plus aiguës. Les Membres de l'OMC doivent prendre conscience de la gravité de la crise. Le moment est venu de réparer ensemble le système.

Je pense qu'un esprit de collaboration est essentiel pour réformer l'OMC et pour redynamiser le système de règlement des différends, ce qui est bien sûr la première priorité. Je suggère que les Membres présentent tous leurs problèmes et toutes leurs exigences simultanément. Il faut tout mettre sur la table: les problèmes anciens et nouveaux, liés au commerce ou non. À partir de là, les Membres pourront ébaucher une feuille de route étayée par une vision, qu'ils pourront concrétiser, d'un coup ou pas à pas. Pour ce qui est du système de règlement des différends, voici la liste des mesures à prendre:

1) Reprendre le processus de sélection des membres de l'Organe d'appel et remettre en route le système de règlement des différends de l'OMC, en veillant à ce qui suit:

  • reconnaître que le principe consistant à “ne pas accroître ou diminuer les droits et obligations” des Membres doit être au cœur du règlement des différends, de manière à encourager la prise de décisions au cas par cas;
  • reconnaître le rôle central du système de règlement des différends pour assurer la sécurité et la prévisibilité du système commercial multilatéral;
  • rassurer les Membres de l'OMC quant au fait que le règlement des différends sert à préserver leurs droits et obligations, et à clarifier les dispositions existantes conformément aux règles coutumières d'interprétation du droit international public, et non pas à établir des règles;
  • privilégier un style juridictionnel modéré pour l'Organe d'appel, mettant l'accent sur les questions soulevées et dont l'examen est nécessaire pour régler les différends, et évitant les avis consultatifs ou les obiter dicta;
  • clarifier la question de la limite de 90 jours, et communiquer avec les participants pour recueillir leurs vues quant aux prolongations de ce délai;
  • clarifier la règle n° 15 pour que la confirmation concernant un membre de l'Organe d'appel ayant besoin de continuer à travailler plus de deux mois après la fin de son mandat soit soumise à l'ORD;
  • envisager un Organe d'appel composé de sept à neuf membres permanents, accomplissant un mandat fixe plus long de sept à neuf ans;
  • envisager un personnel régulier pour le secrétariat de l'Organe d'appel, avec une rotation périodique; et
  • encourager les Membres animés par des préoccupations semblables à adhérer à l'Arrangement multipartite concernant une procédure arbitrale d'appel provisoire (AMPA) au titre de l'article 25 du Mémorandum d'accord jusqu'à ce que l'Organe d'appel soit pleinement fonctionnel.

2) Améliorer la mise en œuvre.

Beaucoup d'affaires sont soumises à un deuxième groupe spécial de la mise en conformité, de sorte que la procédure peut durer quatre ou cinq ans, voire plus. Or la mise en œuvre est un aspect essentiel dont les Membres doivent prendre soin, en s'efforçant d'améliorer la qualité de la mise en conformité par les défendeurs.

3) Renforcer la procédure de groupe spécial:

  • envisager de constituer une réserve de personnel permanente (entre 21 et 30 personnes, de façon à ce qu'il puisse y avoir 7 à 10 groupes spéciaux travaillant simultanément);
  • introduire des mandats de cinq ou six ans pour des membres de groupes spéciaux à plein temps; et
  • composer les groupes spéciaux suivant un roulement aléatoire.

4) Clarifier les règles facultatives en matière de transparence pour les audiences, lors des procédures des groupes spéciaux comme de l'Organe d'appel, dans la mesure où les deux participants en conviennent, de manière à éviter que les groupes spéciaux ou l'Organe d'appel ne contreviennent nécessairement aux dispositions du Mémorandum d'accord dans leurs activités quotidiennes.

  • Envisager la retransmission en direct des audiences de l'Organe d'appel et des deux réunions de fond des groupes spéciaux.

5) Envisager de ne pas autoriser les communications d'amici curiae.

6) Établir un tribunal mondial du commerce à deux niveaux — un objectif idéal qui remonte au Traité sur l'OIC.

7) Renforcer encore les capacités pour réduire les disparités dans le domaine juridique entre les Membres de l'OMC.

8) Envisager d'autoriser les Membres à plaider dans leur langue.

Conclusion

L'OMC se situe à un tournant historique. Quelle est la prochaine étape? Le système commercial multilatéral fondé sur des règles va-t-il être renforcé et revitalisé, ou va-t-il continuer d'être dépassé par le régionalisme voire menacé par l'unilatéralisme? Est-ce que l'inclusion, l'égalité devant l'Accord, la primauté du droit et une tradition jurisprudentielle constante continueront à être valorisées pour le règlement des différends et la mise en œuvre des dispositions de l'Accord? Ou est-ce qu'une approche fantaisiste, à un seul niveau, apparentée à un arbitrage ad hoc, prévaudra désormais pour le règlement des différends à l'OMC? Il est grand temps que les Membres en décident, car l'avenir de l'Organisation est entre leurs mains.

J'aimerais conclure en évoquant une célèbre légende présente dans plusieurs civilisations anciennes, y compris en Égypte, en Arabie saoudite, en Inde et en Chine: il s'agit du phœnix et de sa renaissance.

Les détails varient d'une culture à l'autre, mais on retrouve toujours le chant de l'oiseau qui périt par le feu avant de renaître pour accomplir une destinée encore plus glorieuse.

En citant cette fable, belle et douloureuse, aux origines multiculturelles, j'émets le vœu que l'Organe d'appel puisse connaître lui aussi une renaissance.

Enfin, je voudrais remercier les Membres de l'OMC de m'avoir choisie, et de m'avoir témoigné une confiance et un soutien constants au cours des quatre dernières années. Je remercie aussi le Secrétariat pour son appui logistique indispensable dans divers domaines. Je remercie les universitaires et les praticiens de la famille juridique dont je viens; j'espère vous avoir bien représentés, j'ai fait de mon mieux. Je remercie aussi ma famille, mon mari et notre fils, qui ont longtemps toléré mes absences, et ma mère qui m'a élevée et qui continue de nous accompagner de ses pensées. Je remercie aussi tous les amis et collègues qui m'ont aidée d'une façon ou d'une autre pendant quatre années. Et bien sûr, je remercie l'Institut de hautes études internationales et du développement, le Professeur Pauwelyn et son équipe, ainsi que la Geneva Trade Platform, pour l'organisation de cette conférence.

Pour m'acquitter pleinement de mon devoir, je dois encore évoquer un dernier point. Il s'agit de nos talentueux juristes, qui, dans les coulisses, se sont dévoués sans réserve à la seconde phase du processus de règlement des différends. J'exhorte les Directeurs à prendre soin de ces collègues, à les encourager à préserver la mémoire institutionnelle de l'Organe d'appel, et à favoriser leur épanouissement professionnel. Ils sont les plus forts atouts de notre institution. Le système commercial multilatéral devrait pouvoir garantir que toute personne travaillant pour son organe juridictionnel soit protégée, et puisse travailler sans crainte mais avec au contraire un sentiment d'honneur et de sécurité. Je souhaite que notre institution soit forte et durable, afin que les plus jeunes puissent demeurer convaincus que l'indépendance et l'impartialité, la collaboration et l'égalité sont des valeurs honorées en tout temps.

Je dis toujours à mes collègues de l'Organe d'appel et à notre équipe, quand une décision difficile est prise, que ce qui compte en définitive est de ne rien regretter la dernière heure venue. De même, je pense que chaque personne qui travaille pour cette institution multilatérale devrait avoir à cœur les intérêts des 164 Membres, car c'est en définitive ce qui compte ici. Pour les 164 Membres, par les 164 Membres, pour que tous bénéficient du système commercial multilatéral, et pour que tous jouissent du même accès au développement et d'une justice égale devant l'Accord. Tels sont les objectifs pérennes que nous poursuivons tous.

Et pour cela, je compte sur vous, jeunes générations prometteuses, pour reprendre le flambeau et faire advenir un monde meilleur, plus juste et plus prospère.

Ce n'est qu'un au revoir, ou comme on dit en Chine “le fleuve suit son cours mais la montagne demeure”.

Je vous adresse mes vœux les plus sincères et vous remercie pour votre attention.


Notes

  1. Les quatre affaires concernées sont les suivantes: Arabie saoudite — Mesures concernant la protection des droits de propriété intellectuelle (DS567), appel notifié le 28 juillet 2020; Union européenne — Méthodes d'ajustement des frais et certaines mesures antidumping visant les importations en provenance de Russie (deuxième plainte) (DS494), appel notifié le 28 août 2020; États-Unis — Mesures compensatoires visant le bois d'œuvre résineux en provenance du Canada (DS533), appel notifié le 28 septembre 2020; et États-Unis — Mesures tarifaires visant certains produits en provenance de Chine (DS543), appel notifié le 26 octobre 2020. Retour au texte
  2. USTR, Rapport sur l'Organe d'appel de l'Organisation mondiale du commerce, février 2020, annexe A-17. Retour au texte
  3. Toutes les décisions de la CIJ découlent de décisions antérieures et s'appuient sur elles, même si la CIJ a pris soin de ne pas indiquer qu'il était obligatoire de se référer au précédent [66]. La Cour accorde une grande importance à la formulation de constatations de droit internationalet à l'application du droit conformément à ses décisions antérieures. Retour au texte
  4. Gilbert Guillaume, “The Use of Precedent by International Judges and Arbitrators”, Journal of International Dispute Settlement, volume 2, n° 1 (2011), pages 5-23. Retour au texte
  5. Même s'ils reconnaissent qu'“[u]ne procédure de règlement des différends à l'OMC ne crée pas de précédent”, les Membres de l'OMC soulignent que “[l]a cohérence et la prévisibilité dans l'interprétation des droits et obligations au titre des accords visés sont très importantes”. Voir document de l'OMC Job/GC/222, Processus informel sur les questions relatives au fonctionnement de l'Organe d'appel, Rapport du Facilitateur S.E. M. David Walker (Nouvelle-Zélande), 15 octobre 2019. Retour au texte
  6. Par exemple, je me souviens que la première affaire sur laquelle je me suis prononcée en tant que membre d'une section concernait des mesures antidumping. Un participant avait demandé à l'Organe d'appel de trancher des questions systémiques concernant les principes généraux du règlement des différends à l'OMC au titre de l'article 3 du Mémorandum d'accord. Après avoir examiné les dispositions et pris des décisions au regard de l'Accord antidumping, dont elle estimait qu'elles étaient suffisantes pour régler le différend, la Section a appliqué le principe d'économie jurisprudentielle et s'est abstenue de donner des interprétations générales concernant l'article 3 du Mémorandum d'accord. Retour au texte
  7. D'après le Professeur John Jackson, “nous pourrions évaluer le système en nous demandant dans quelle mesure il est efficace pour promouvoir le règlement des différends, ou comment il développe la jurisprudence dans le sens d'une certitude et d'une stabilité accrues tout en résolvant les ambiguïtés dans la structure des règles.” Voir John Jackson: The Role and Effectiveness of the WTO Dispute Settlement Mechanism, Brooking Trade Forum 2000, Brookings Institution Press, DOI: http://doi.org/10.1353/btf.2000.0007, page. 208. Retour au texte
  8. Raj Bhala, “The Myth About Stare Decisis and International Trade Law: A Trilogy”, American University International Law Review, volume 14, n° 4, 1999. Retour au texte
  9. Bryan A. Garner, Black's Law Dictionary, troisième édition de poche, page 553. Retour au texte
  10. La règle du précédent a des avantages multiples: 1) contribuer au respect du principe d'égalité devant la justice; 2) limiter l'arbitraire et les partis pris des juges ou des tribunaux; 3) grâce à un cadre juridique raisonnable et prévisible, contribuer à renforcer la confiance des participants; 4) aider les parties perdantes à respecter la loi, car le jugement ne leur est pas propre mais s'applique à toutes les situations semblables; 5) empêcher éventuellement des appels inutiles, ce qui est économique et efficace; et 6) renforcer le sentiment de responsabilité des organes juridictionnels lorsqu'ils sont saisis de nouvelles affaires, pour qu'ils réfléchissent à différentes approches possibles. Voir P.S. Atizah et R. S. Summers, “Form and Substance in Anglo-American Law: A Comparative Study”, Legal Reasoning, Legal Theory and Legal Institutions, Oxford University Press, 1987; version chinoise traduite par Jin Min, Chen Linlin et Wang Xiaohong, China University of Politics and Law, 2005, page 97. Retour au texte
  11. Interpreting Precedents: A Comparative Study, D. Neil MacMormick et Robert S. Summers (éds.), Dartmouth Publishing Company Limited, 1997, pages 1-11. Retour au texte
  12. Les spécialistes du droit international peuvent se référer à cet égard à l'article 59 du Statut de la Cour internationale de Justice, qui dispose que les décisions de la Cour ne lient que les parties au différend et n'ont aucune incidence sur des questions extérieures à l'affaire. Il en va de même pour la Cour de justice de l'Union européenne et de nombreuses autres juridictions internationales. Retour au texte
  13. Gilbert Guillaume, “The Use of Precedent by International Judges and Arbitrators”, Journal of International Dispute Settlement, volume 2, n° 1 (2011), pages 5-23. Voir aussi Krzysztof J. Pelc, The Politics of Precedent in International Law: A Social Network Application, American Political Science Association, http://www.jstor.org/stable/43654392. Retour au texte
  14. La définition de l'“investissement” dans la décision concernant l'affaire Salini Construttori S.p.A. et Italstrade S.p.A. c. Royaume du Maroc, CIRDI n°ARB/00/4 (juillet 2001), a été citée par plusieurs tribunaux arbitraux chargés du règlement des différends entre investisseurs et États. Retour au texte
  15. Discours d'adieu de Ricardo Ramírez-Hernández, 2017, site Web de l'OMC. Retour au texte
  16. Voir documents de l'OMC Job/GC/222, Processus informel sur les questions relatives au fonctionnement de l'Organe d'appel, Rapport du Facilitateur S.E. M. David Walker (Nouvelle-Zélande), 15 octobre 2019, page 6, et WT/GC/W/768, Processus informel sur les questions relatives au fonctionnement de l'Organe d'appel, Communication présentée par le Japon et l'Australie, page 2. Retour au texte
  17. Parmi une vingtaine de documents sur la réforme de l'Organe d'appel présentés par les Membres de l'OMC au cours des trois dernières années, le Honduras a présenté le 1er février 2019 un document de travail intitulé “Examiner la question du précédent”, qui propose une éventuelle voie médiane: 1) le rapport serait adopté par consensus négatif seulement en ce qui concerne le résultat pour les parties au différend, tandis que la question de l'interprétation du droit donnée dans le rapport et celle de savoir si elle peut constituer un précédent incorporé dans le droit de l'OMC feraient l'objet d'une décision par consensus positif; ou 2) les interprétations du droit données par l'Organe d'appel prendraient la forme de précédents uniquement lorsqu'elles auraient été répétées un nombre de fois donné dans des contextes similaires; ou 3) les sept membres de l'Organe d'appel entérineraient tous une interprétation dans un rapport spécifique ou sur une question thématique. Retour au texte
  18. Debra P. Steger, “The Founding of the Appellate Body”, A History of Law and Lawyers in the GATT/WTO-the Development of the Rules of Law in the Multilateral Trading System, Gabrielle Marceau (éd.), Cambridge University Press, 2018, page 447. Retour au texte
  19. Cela n'a guère fait de différence par rapport à la pratique d'une juridiction nationale. Voir Charles Rothfeld, “Should the Supreme Court Correct its mistakes?” Harvard Law Review Forum, 10 décembre 2014, 128 Harv. L. Rev. F 56. Retour au texte
  20. USTR, Rapport sur l'Organe d'appel de l'Organisation mondiale du commerce, février 2020, page 1. “Les Membres de l'OMC sont convenus d'instituer un “organe d'appel” permanent … pour corriger les erreurs fondamentales commises par les groupes spéciaux chargés du règlement des différends.” Retour au texte
  21. D'après le nombre de déclarations d'appel figurant dans le Rapport annuel pour 2019-2020 de l'Organe d'appel, annexe 9, pages 202-242. Retour au texte
  22. Même si la situation n'est pas exactement comparable, à la Cour pénale internationale (CPI) 18 juges ont examiné 6 affaires en 17 ans. Retour au texte
  23. D'après WorldTradeLaw.net, 140 jours en moyenne par affaire pour l'Organe d'appel. Retour au texte
  24. Article 17:3 du Mémorandum d'accord sur le règlement des différends. Retour au texte
  25. Rapport du Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies, Conditions d'emploi et rémunération des personnes qui n'ont pas la qualité de fonctionnaire du Secrétariat: membres de la Cour internationale de Justice et Président et juges du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux, 18 septembre 2019, https://undocs.org/pdf?symbol=fr/A/74/354. Retour au texte
  26. https://icsid.worldbank.org/en/Pages/icsiddocs/Schedule-of-Fees.aspx. Retour au texte
  27. Rapport de la Cour internationale de Justice, 1er août 2019-31 juillet 2020, https://www.icj-cij.org/public/files/annual-reports/2019-2020-fr.pdf. Retour au texte

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