DDG Anabel González

Réflexions sur le commerce, depuis Genève

par l'ancienne DGA Anabel González*

Vers un accord à l'OMC sur les vaccins contre la COVID-19?

Ce n'est pas chose aisée de concilier les intérêts et les priorités de 164 gouvernements pour parvenir à un accord à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le défi est encore plus grand lorsque le sujet est aussi épineux que le rôle de la protection des droits de propriété intellectuelle dans les circonstances extraordinaires de la pandémie de COVID‑19. C'est pourtant exactement ce que les Membres de l'OMC essaient de faire, en se basant sur le document final qui a récemment été élaboré dans le cadre d'un processus informel mené par la Directrice générale de l'OMC, Dre Ngozi Okonjo‑Iweala, avec l'Afrique du Sud, les États‑Unis, l'Inde et l'Union européenne (“la Quadrilatérale”). Ce document renforcerait et rationaliserait les possibilités d'action des gouvernements pour limiter les droits de brevet afin de soutenir la diversification géographique de la capacité de production des vaccins contre la COVID‑19. De nombreux Membres de l'OMC tiennent à intégrer cette dimension relative à la propriété intellectuelle dans un ensemble de résultats sur le commerce et la santé pour apporter une réponse globale à la pandémie, qui s'inscrirait à son tour dans un ensemble de résultats prévus pour la douzième Conférence ministérielle de l'OMC à la mi‑juin. En cas de succès, l'accord pourrait contribuer à une meilleure équité vaccinale. Il confirmerait également que le système commercial multilatéral peut répondre aux défis mondiaux pressants.

Le processus de discussion, bien que long et difficile, a porté sur l'élaboration d'une réponse concrète et axée sur la résolution des problèmes pour remédier aux obstacles spécifiques que les gouvernements avaient identifiés après que, en octobre 2020, l'Afrique du Sud et l'Inde avaient présenté leur proposition pour une dérogation aux obligations conventionnelles de large portée. Avec l'adoption de cette approche pragmatique, les discussions se sont aussi éloignées de l'orientation initiale plus technique privilégiée par l'Union européenne. Les discussions n'ont pas été dominées par un point de vue unique. Les Membres ont travaillé de bonne foi pour se rassembler, sans préjudice de leurs positions respectives, autour de ce qui pourrait être une proposition significative que le reste des Membres de l'OMC pourraient exploiter.

Pour l'essentiel, le document final réaffirmerait le droit des gouvernements des pays en développement d'émettre des décrets exécutifs, des ordonnances d'urgence ainsi que d'autres instruments juridiques, en plus des licences obligatoires traditionnelles, pour autoriser une entreprise à utiliser les brevets afférents aux vaccins contre la COVID‑19 sans le consentement du titulaire du brevet, dans le respect d'un équilibre délicat entre les flexibilités et les clarifications incorporées dans les principes généraux équitables énoncés dans le cadre de l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC). Les vaccins produits dans ces conditions peuvent être exportés, et pas uniquement utilisés pour desservir les marchés intérieurs, et il pourrait être tenu compte des fins humanitaires et non lucratives de ces programmes dans la rémunération adéquate du titulaire du brevet pour aider les fabricants à produire et à fournir des vaccins à des prix abordables. Les lignes directrices de l'OMS constituent aussi un outil de référence utile, étant donné le manque d'expérience au niveau intérieur dans de nombreux pays. En outre, la protection des données relatives aux essais cliniques n'empêcherait pas un gouvernement de mettre effectivement en œuvre ces flexibilités. Ces dispositions doivent être appliquées pendant une période de trois à cinq ans qui reste à déterminer; les mesures prises en conformité avec ces dispositions ne seraient pas soumises au mécanisme de règlement des différends de l'OMC. Dans six mois, les Membres de l'OMC décideraient s'il convient d'étendre ce traitement aux produits thérapeutiques et aux outils de diagnostic en lien avec la COVID‑19.

D'une manière générale, le document final a été accueilli comme une base convenue pour que des négociations soient engagées par l'ensemble des Membres de l'OMC. Il s'agit d'un grand pas en avant, en particulier face à l'absence de progrès qui a compliqué les discussions au cours des 18 derniers mois. Mais un accord n'est pas encore conclu. Alors que les délégations consultent leurs capitales, les premières réactions ont ciblé certaines questions, qui figurent déjà entre crochets dans le document. Premièrement, la Chine, l'un des grands fabricants de vaccins, a dit qu'elle ne ferait pas usage des flexibilités qui seraient finalement convenues. Le point débattu actuellement est celui de savoir comment refléter correctement cette annonce majeure dans le texte. Deuxièmement, étant donné que le but n'est pas d'établir involontairement des obligations qui iraient au‑delà de celles prévues par l'Accord sur les ADPIC pour les Membres qui utiliseront les flexibilités du document final, il est nécessaire de poursuivre le débat pour savoir s'il convient de maintenir ou de supprimer le paragraphe 3.a) du texte final, qui concerne l'autorisation unique et la liste des brevets. Troisièmement, certains Membres souhaiteraient élargir le champ du document pour que soient couverts, en plus des vaccins, les traitements et les outils de diagnostic pour lutter contre la COVID‑19. Ces questions, et toutes celles qui pourront se poser, devront être réglées pour qu'un accord soit conclu à temps pour la CM12. Dans les jours et les semaines à venir, les Membres devront mener des négociations ciblées et intensives sous la direction avisée du Président du Conseil des ADPIC, l'Ambassadeur Lansana Gberie (Sierra Leone).

Dans les deux camps du débat, des parties prenantes ne sont pas satisfaites du résultat car celui‑ci ne reflète aucune de leurs positions respectives entièrement. Pour beaucoup d'organisations de la société civile et de défenseurs de la santé publique, seule une dérogation totale aux dispositions de l'Accord sur les ADPIC pourrait fonctionner; pour de nombreuses entreprises pharmaceutiques, aucune flexibilité allant au‑delà de celles prévues dans l'Accord sur les ADPIC n'est acceptable ou nécessaire. Alors que se prépare la tenue des consultations internes dans un environnement aussi polarisé, les Membres de l'OMC ont néanmoins la possibilité de tirer parti de cet effort exceptionnel pour aboutir à une solution de compromis qui pourrait contribuer à accroître et à diversifier la capacité de production des vaccins pour lutter contre la pandémie, favoriser les chaînes d'approvisionnement régionales et renforcer les systèmes de santé. En Afrique, par exemple, les nouvelles installations utilisées pour la production de vaccins contre la COVID‑19 pourraient être exploitées pour produire des vaccins contre d'autres maladies infectieuses endémiques et renforcer la résilience à l'avenir, ce qui améliorerait la capacité de la région à se doter de vaccins. Disposer d'une capacité solide et fiable pour produire des vaccins en Afrique est un bien public mondial.

Outre ses effets potentiels sur l'amélioration de l'équité vaccinale, un accord sur la propriété intellectuelle montrerait qu'une approche pragmatique axée sur la résolution des problèmes est utile pour régler des questions complexes dans un cadre multilatéral. Il pourrait également aider à débloquer un ensemble de mesures pour répondre à la pandémie, ce qui pourrait ouvrir la voie à d'autres négociations à la CM12. Cette première étape serait la bienvenue pour mettre les Membres de l'OMC sur la voie qui leur permettrait de trouver les moyens de coopérer, même sur des sujets complexes et dans une période difficile.

 
* Anabel González a été Directrice générale adjointe de juin 2021 à août 2023